Opinions - 23.10.2013

Retour sur installation: «Uniforme et plat galet» dites-vous!

Cet article est le commentaire par l’artiste et universitaire Nadia Jelassi de l’une de ses œuvres. Il s’agit de l’installation exposée à l’occasion du Printemps des Arts en juin 2012, intitulée  Celui qui n’a pas…   , qui a fait couler beaucoup d’encre et de salive et qui lui a valu l’inculpation inique d’exposition d’images ayant entraîné la perturbation de l’ordre public. Cette accusation reste, plus d’une année après l’ouverture  de l’instruction pour le délit susmentionné, suspendue comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de l’artiste. L’universitaire et critique d’art revient sur cette installation  pour montrer comment les politiciens nahdhaouis qui se sont autoproclamés critiques d’art par un coup de baguette magique, se sont leurrés non seulement sur les desseins de l’artiste mais aussi et surtout sur la signification immédiate de l’œuvre qu’ils ont regardée à travers le prisme déformant de l’idéologie religieuse qui trahit chez certains d’entre eux, une ignorance crasse des linéaments de l’Islam:

Ce texte pose  la question de la lecture de l’œuvre d’art, son interprétation dans un univers saturé d’images et empli d’idéologie ou de machination politique.

Je ne donnerai aucune interprétation de mon œuvre même si par jeu, je peux en décliner plusieurs.

En tant qu’artiste, je suis, aujourd’hui, en instruction judiciaire suite à ce qui est appelé maintenant  l’affaire El Abdellia.  J’ai comparu donc devant un juge qui m’a officiellement inculpé du délit suivant : exposition d’images ayant entraîné la perturbation de l’ordre public. Certaines personnes convoquées par le juge en tant que témoins m’accusent d’incitation à la lapidation des femmes voilées. En soi, l’inculpation d’un artiste n’est pas un fait nouveau. Beaucoup d’artistes l’ont été avant moi ; d’autres le seront certainement après.

Le travail incriminé ne relève pas directement de l’ordre de l’image puisqu’il s’agit d’une installation à même le sol, installation présentifiant trois mannequins  en buste de tailles différentes «plantés» dans un champ de galets agencés  en disque. Les trois mannequins sont voilés d’un tissu sombre, leurs  «visages», comme une partie des galets, sont recouverts de textes imprimés sur du papier journal. 

S’il est  possible de détecter et de lire quelques lettres ou mots, le collage par fragments épars ne permet aucune lecture continue. Les «visages» ne sont pas donnés à lire. Par leur répétition, par leur discontinuité, les caractères typographiques évoquent plutôt  l’ordre du littéral. Du texte, rien que du texte, toujours du texte.

Indépendamment de ma volonté, l’image de Celui qui n’a pas…  (c’est le titre de l’installation) a circulé un peu partout sur les médias, chaînes  satellitaires et réseaux sociaux.  Beaucoup d’articles ont été écrits à propos de mon inculpation et de mon travail. J’arrête ici d’énumérer des faits pour procéder à des constats.
La quantité de textes événementiels produits en conséquence ne présume pas nécessairement ni d’une qualité ni d’une minutie.  Bien au contraire, la prolifération des textes, des images, des infographies  a dissimulé  davantage les faces  pourtant bien cachées des mannequins.  La multiplication des images a escamoté le  concret des matériaux utilisés. Aucun article n’a mentionné le terme galet, aucune chronique n’a  convoqué la présence du papier journal.

A l’ère de la reproductibilité numérique, de la diffusion instantanée, on a omis  tout simplement de désigner l’imprimé, on a occulté le galet pour le réduire en caillou, le délestant ainsi non seulement de ses formes mais surtout de ses usages  et de ses symboles.

A l’ère de la reproductibilité numérique et de la persuasion visuelle, on a oublié d’indiquer  ou d’insister sur un chiffre : l’adjectif numéral cardinal  Trois. La forme bien circulaire de l’installation n’a même pas été évoquée.

Bref, la propagation quasi instantanée des textes et des images  a  concouru à boucher la vue. Le visible a été désempli  de ses apparences mêmes et par là même  empêché toute intrusion ou questionnement d’un éventuel champ de l’invisible.

Comme le souvenir, écran des psychanalystes, dit MERLEAU –PONTY, «le présent, le visible ne compte tant pour moi, n’a pour moi un prestige absolu qu’à raison de cet immense contenu latent de passé, de futur et d’ailleurs» (Le visible et l’invisible, Tel-Gallimard, p.151). Cette citation n’est pas innocente car elle cherche à dissocier deux notions ou concepts articulés par Benjamin: reproductibilité mécanique de l’œuvre et sa supposée aura. La citation  renvoie à la question de la lecture et de l’interprétation de l’œuvre et donc forcément à celle de la vue et du regard. Les apparences de l’œuvre, celles de Celui qui n’a pas … ne sont donc pas secondaires. Le juge d’instruction n’a pas été dupe sur ce plan. Mais revenons à ce qui n’a pas été vu et fions-nous – une fois n’est pas coutume- au visible.

1/ Le galet n’est pas que caillou

Minéral, le galet partage avec les autres pierres l’immobilité, l’absence de vie. Non précieux, non curieux, ne comportant pas de graphisme particulier, le galet se ramasse mais ne se collectionne pas. Il ne renferme pas d’images comme un jaspe ou une améthyste et ne peut prétendre figurer dans aucun cabinet de curiosité. Ce n’est pas comme dirait Roger Caillois une pierre de rêves. C’est plutôt comme l’écrit Francis Ponge, grand observateur de la faune et de la flore, l’objet du dernier peu.

Le galet doit sa forme arrondie et sa texture polie à l’eau et au frottement. Sa «beauté», il la tire de la turbulence des vagues, de l’effervescence des torrents, de la dureté du  sable,  de la salinité et de la force du vent. La forme et l’apparence du galet sont constamment en instance.  «Sorti du liquide, il sèche aussitôt. C’est-à dire que malgré les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut demeurer à sa surface: il la dissipe sans aucun effort…. Il laisse passer à travers lui toute la mer, qui se perd en sa profondeur sans pouvoir en aucune façon faire avec lui de la boue» Francis Ponge (in Le parti pris des choses). S’il a été choisi pour Celui qui n’a pas, c’est entre autre pour ces raisons. Mais elles ne sont pas les seules.

Je n’évoquerai pas ici les usages multiples des galets; je m’arrêterai sur un usage bien de chez nous : celui des ablutions sèches ou tayammom. Je ne sais pas si cet usage existe ailleurs; je ne sais même pas s’il est encore en usage aujourd’hui. Ce que je sais par contre, c’est que beaucoup de familles tunisiennes, en prévision de certaines situations particulières,  se réservaient leur galet et que ce dernier occupait une place de choix, bien à l’abri, sur une commode ou encore dans un placard.

Sous certaines conditions, quand le prétendant à la prière ne peut accéder à une source d’eau, s’il est malade ou en voyage, il peut s’y frotter les mains et procéder, ainsi, au rituel des ablutions. Tout se passe comme si, symboliquement, il en extrait un souvenir ou une mémoire de l’eau. L’eau qui a imprégné jadis le galet, qui a dessiné et poli ses formes jusqu’à le rendre saisissable, ergonomique, en est symboliquement distillée. Le prétendant à la prière s’en empare pour laver son visage, ses bras, … l’image du prétendant à la prière se frottant les mains  sur la pierre a marqué mon imagination d’enfant ; pour moi, ces gestes avaient une dimension magique.

Cette pratique indique donc un travail de symbolisation manifeste. Elle traduit un parti pris qui sait faire avec les choses puisqu’il s’accommode avec la maladie ou l’absence.  La recherche du spirituel ne saurait s’encombrer d’une pénurie. L’eau absente est remplacée ainsi par un objet qui jadis l’a approchée.

Mais mon installation n’est pas uniquement champ circulaire couverts de galets. Ne nous voilons pas la face à l’instar des mannequins en buste. L’installation oppose une matière minérale de galets agencés à une matière résineuse enveloppée  de tissu.  Cette opposition semble être la source de l’écueil.

2/ Le champ circulaire de galets n’est pas un tas de caillou

Je voudrais  rappeler ici un autre fait. Bien avant l’exposition de mon travail en Juin 2012, d’autres images relatives à des scènes de lapidation ont également été largement diffusées sur le net.  Images choc d’une extrême violence. Au-delà de l’instrumentalisation politique de l’exposition, ces images ont largement influées la lecture de Celui qui n’a pas … Beaucoup d’internautes ont juxtaposé l’image de mon travail à celle relative à une scène de lapidation.

Quoique codifiées, ne serait–ce que par la taille et la forme des pierres permises, les scènes de lapidation sont, généralement, organisées  dans des endroits publics faciles d’accès pour permettre à chacun de lancer sa pierre.  Les organisateurs enterrent  en partie la personne incriminée pour empêcher toute fuite ou ratage possible. Le lancer de pierres intervient dans tous les sens, chacun prend sa part à sa manière et personne ne se soucie de dessiner ou d’agencer les pierres anguleuses en cercle.  Les  associations rapides  faites entre Celui qui n’a pas … et les images de lapidation relèvent non seulement d’un raccourci visuel  mais peut être aussi d’une contraction du regard. Le monde semble réduit à des images, également lisses. Les logiciels de traitement d’images nous permettent d’accoler en quelques secondes deux images représentant deux univers différents, d’y ajouter une légende et le tour est joué. Pré-interprétées, les images se donnent à voir  dans l’instantanéité d’un clic.

3/ Le trois n’est pas 1, certainement pas deux

Telle qu’elle est  pratiquée en Afghanistan, la lapidation n’est pas collective, du moins au niveau des lapidés. Les lapidateurs sont plusieurs mais l’incriminée  généralement une.  Celui qui n’a pas … présente trois figures et non une. Là encore, il y a eu escamotage. Outre les copier / coller déjà évoqués, on pourrait ajouter  le fragmenter. Le «côte à côte» raccourci est aussi une juxtaposition /fraction. Les accords d’images rapidement manipulées et diffusées n’ont représenté qu’une partie de l’installation. Ce sont surtout les têtes qu’on a accolées, une tête valant l’autre.  Le fragment  a travesti une donnée importante de l’installation.

Les trois mannequins ont été disposés en cercle, presque dos à dos de façon à ce que le spectateur puisse tourner autour et percevoir le «visage»  masqué de lettres de chacun. Si je les ai choisi de tailles différentes, c’est pour introduire une variation d’ordre plastique et d’obliger un peu le spectateur à  niveler sa vue.

4/ L’imprimé masqué

Les manipulations anonymes des images de mon travail ont occulté les masques de papier imprimé collé sur les «visages» des mannequins et sur une partie des galets.

Les images de lapidation nous montrent qu’on ne masque pas les visages des incriminés car leur mort doit servir d’exemple et les images de visages en sang font partie de la leçon et de l’exemple. Le  «public acteur» doit  pouvoir se rendre compte des impacts de ses propres lancers.  Par ailleurs, les incriminées – ce sont surtout les femmes qui le sont-  sont couramment voilées, du moins d’après les images qui nous parviennent.

Lorsqu’un être s’avance masqué dit Gilbert LASCAUT, il se livre aux herméneutes. (in Figurées défigurées, p.113).  C’est généralement dans l’autre, au travers de son corps qu’on forme notre vue et développe notre regard. Sans le corps de l’autre, pas de découverte et de connaissance possible. Michel SERRES l’explicite si bien dans  ses Variations sur le corps. «Dès la petite enfance, la face imite les grimaces, la bouche émet des borborygmes semblables, la gestuelle complète les symétries. L’entourage sculpte le visage. Comment apprenons-nous les émotions et les états mentaux, sinon en  les apprenant chez autrui? Comment les éprouver sans les mimer? Comment les apprendre sans les imiter, comment les imiter sans les apprendre? Ce cercle croit en nous et nous fait croitre.» (In Variations sur le corps, ed Le Pommier. P.98. 1999).

Les infographies réalisées à partir de mon travail ainsi que les légendes accompagnant la reproduction de celui-ci ont donc non seulement négligé les formes et leur apparence mais ont aussi ou peut-être surtout fermé la porte aux herméneutes. Les «femmes» sans visage ou à visage masquée / sillonnée d’écrits n’ont pas questionné les consommateurs d’images hâtives, aussi avertis soient t-ils.

Incriminée, l’installation  a fermé la porte à mes autres œuvres. Le voilage de face n’est pourtant pas propre à Celui qui n’a pas. Il faisait partie de l’un de mes travaux datant de 2009-2010 et montré en exposition personnelle et collective,  bien avant EL Abdellia.

Si, comme le disent certains esthètes, on ne peut comprendre la peinture que par la peinture, il serait  approprié d’énoncer, alors, la chose suivante : à l’ère de la reproductibilité numérique, de la prolifération des textes et des infographies, et de leur diffusion instantanée, à  l’ère où les images  se  rétractent et se contaminent par réseau interposé et à vitesse V, la vue, avec le regard  se trouvent du coup amputés. L’image ne renvoie plus nécessairement à son référent concret et à  son univers matériel et symbolique mais à d’autres images préalables téléchargées du fil de l’actualité ou de la réserve infinie des moteurs de recherche et ainsi de suite. Une image nourrissant / générant ou expliquant / nivelant une autre … Ainsi, pour le moment, va le cycle de l’image …

Nadia Jelassi,
Artiste et enseignante - Chercheur à  l’ISBAT

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* Texte présenté dans le cadre d’une rencontre scientifique organisée à L’Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des ARTS (Beit EL Hikma), le jeudi, 23, mai 2013.





 

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