Opinions - 28.10.2013

Pourquoi l'économie et l'emploi sont-ils relégués au second plan?

On peut résumer en quelques phrases le bilan de 57 ans d’indépendance tunisienne:

  • au positif: l’héritage bourguibien en matière de droits humains et de construction de l’Etat
  • au négatif : la dérive du « système Ben Ali» : corruption, Etat policier, gap croissant entre les créations d’emploi (70 000 par an) et la demande déterminée par la démographie passée et le stock de chômeurs; elle est de l’ordre de +2,7 % par an (98 000 par an en moyenne).
  • La déstabilisation survenue en 2011 résulte de la conjonction explosive entre le chômage de masse et la corruption, le premier servant de poudre et la seconde de détonateur.

Le soulèvement populaire qui a suivi est forcément composite; les premiers entrés en scène sont les «jeunes instruits» urbains, les plus touchés par le chômage, rejoints ensuite par d’autres couches urbaines venues tant des classes moyennes que du petit peuple.

Les élections d’octobre 2011 ont donné 65% des sièges à la «Troïka» et montré l’éclatement et l’impuissance des forces dites modernistes. Le Mouvement islamiste a d’abord tenté d’imposer la charia, mais il s’est heurté à une opposition venue autant des partis politiques que de la rue. En deux ans, les «Frères» tunisiens ont surtout démontré leur incapacité à gérer le pays en même temps qu’un certain pragmatisme, leur permettant de se replier à temps, face à des oppositions populaires fortes. Cette incapacité des «Frères» en matière de gestion n’est pas spécifiquement tunisienne ; le bilan est le même en Egypte, en Libye et au Maroc. En revanche, la souplesse politique est une singularité tunisienne qui a rudement manqué aux partis islamistes d’autres pays.
Aujourd’hui, deux facteurs structurent le champ politique en Tunisie: la bipolarisation de la société  et l’impasse économique, la première contribuant à enfoncer le pays dans la seconde:

La bipolarisation

Le principal résultat de la victoire et de la pratique d’Ennadha est d’avoir fortement clivé la société tunisienne... sur un faux problème – ce qui permet de délaisser les vrais et plante encore un peu plus le pays dans le marasme. Aujourd’hui, les sondages prédisent une avance de Nidaa Tounes sur Ennadha pour les prochaines élections. Admettons-en l’augure, pour peu que Nidaa soit capable de rassembler le camp démocratique (car à défaut, il ne serait qu’un simple «premier de la classe» atteint de myopie). Mais cette victoire pourrait aussi déboucher sur une autre impasse si elle apparaissait comme une revanche du camp moderniste.

La bipolarisation conduit au blocage, quel que soit le vainqueur. On en a une démonstration claire avec le débat de l’Assemblée Constituante. Il est évident qu’une constitution doit être consensuelle et avoir l’appui d’une large majorité des représentants du peuple. La Constitution a pour tâche d’organiser les pouvoirs publics dans le respect de la démocratie, et de garantir les libertés et l’égalité des citoyen(ne)s. Prétendre imposer une idéologie par le moyen de la constitution est une pure aberration. Or, le comportement d’Ennadha a été jusque-là louvoyant, fait de proclamations sectaires, suivies de concessions, puis de retours à la case départ. Cette attitude a conduit jusque là à susciter des conflits inutiles et à éterniser le débat; ainsi se perpétue un provisoire extrêmement dommageable pour le pays.

Dans ces conditions, la question de fond est de savoir comment sortir de cette configuration bloquante ? La solution qui vient immédiatement à l’esprit est celle du compromis (plus ou moins) historique. Ce serait probablement la pire des choses, car un compromis a-minima ne dégagerait aucune orientation politique et ne pourrait déboucher que sur une gestion libérale «au fil de l’eau» qui ne modifierait en rien le blocage économique. On ne ferait que passer d’un système de corruption à un système de «partage du gâteau» entre les factions. Le résultat serait le même, voire pire, car il s’étendrait à de larges pans de la société.

La situation actuelle relève de l’infantilisme politique (le dialogue national en cours en est la preuve éclatante); la maturité viendra quand les forces politiques se confronteront sur les vrais problèmes, en affichant des projets clairs. Le véritable modernisme, serait d’être capable de recentrer le débat politique sur la vraie question, celle du couple emploi-économie (la sécurité étant une donnée essentielle à part : elle constitue la base même de la confiance du peuple en son système politique et un gage pour la stabilité et la crédibilité du pays auprès des Etats et des investisseurs).

L’impasse économique

La question est simple : quel mode de développement économique permettrait d’assurer un rythme de créations d’emplois supérieur aux besoins démographiques? Le problème ne consiste pas à définir le taux de croissance nécessaire à la création d’emplois, mais à énoncer le contenu de la croissance et son impact sur l’emploi.
Pour y répondre, il faudrait d’abord poser la question qui n’a pas encore été soulevée : quelle était la politique économique de la période Ben Ali, au delà de la dégradation l’Etat, de la corruption et de la prédation du clan? Elle consistait en un libéralisme économique à vau-l’eau, massivement tourné vers l’Union Européenne. Le déterminant du développement était le flux d’investissement (IDE) surtout en provenance de l’Europe ; celui-ci n’était pas négligeable: 1,4 milliards $ en 2011, soit 140 $ par habitant, contre 40 pour le Maroc la même année. Mais ces investissements ont eu un impact minime sur l’emploi ; ils étaient plus orientés vers les secteurs spéculatifs que vers la production. La carence économique de la Tunisie a donc pour origine le libéralisme incontrôlé qui est lui-même à la base de la crise de l’emploi.

Or, le bilan qui en est fait après Janvier 2011 ne comporte que proclamations et dénonciations. Aucune vraie analyse critique n’en résulte. Au lieu d’aborder la question sous cet angle, plusieurs analystes et experts se contentent (et se complaisent) dans un consensus libéral pour le futur de la Tunisie, qui ne fera qu’aggraver le problème de l’emploi et approfondir le fossé entre riches et pauvres, entre régions littorales et zones intérieures.
Il ne suffit donc pas de dénoncer les méfaits et la corruption de l’ancien régime, il faut surtout définir une orientation. Le problème clé est celui de la capacité de l’Etat à piloter l’économie, à orienter les investissements nationaux et extérieurs vers les secteurs dont le pays a besoin. Dépourvue de richesses naturelles, soumise à de lourdes contraintes extérieures, la Tunisie est un marché de petite taille qui n’est en mesure de maitriser son destin qu’avec un Etat solide, compétent et dynamique.

La Tunisie a besoin aujourd’hui d’une «Nouvelle Economie Mixte», associant l’Etat et les acteurs privés sur un projet commun, orienté sur la création d’emplois. Cela suppose en premier lieu une reconstruction de l’Etat comme acteur économique, c’est-à-dire une garantie de rigueur et d’honnêteté dans la gestion des fonds publics. Cette option ne signifie pas un retour à la planification d’antan, mais plutôt la création d’un modèle original qui trouverait son inspiration dans des exemples asiatiques bien connus, que ce soit le Japon des années 70, avec le MITI, ou la Corée des années 80-90.

Tous les exemples internationaux le prouvent ; c’est sur la base de l’économie mixte que les pays ont réussi à décoller et à faire passer leur rythme de créations d’emploi au niveau nécessaire ; c’est encore plus vrai pour un petit pays. Cette économie mixte a existé pendant un temps, aux meilleurs moments de l’époque bourguibienne, mais elle a été démantelée par le régime déchu, où le contrôle de l’Etat a été remplacé par les prélèvements du dictateur et de sa famille à travers un système qui s’est parfaitement rodé au fil du temps.

L’expérience que la Tunisie est en train de vivre a au moins un mérite : elle fait comprendre aux tunisiens que le débat religieux est une diversion et qu’il est urgent d’en venir aux vraies questions : quelle politique économique? Quel rôle de l’Etat? Et les clivages sur les vrais problèmes n’ont rien à voir avec ceux de la religion.

Taïeb Houidi  

Tags : ben ali   ch   Egypte   Ennadha   libye   Maroc   Nidaa Tounes   Tro   Tunisie   Union europ  
Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
4 Commentaires
Les Commentaires
berger - 28-10-2013 18:03

je m´associe facilement à votre analyse et les solutions que vous peconisez. Mais les elections alors où sont ells. Je suis d´accord sur le remède à apporter à la situation économique, mais qui va le mener, il est clair que seul un gouvernement issu d´élections libres et transparentes pourrait mener à bien un redemarrage de l´economie. Ca parait simple.

Kh. Tlatli - 29-10-2013 08:54

Article instructif - merci ... la création d’un modèle original ... ...qu’il est urgent d’en venir aux vraies questions : quelle politique économique? Quel rôle de l’Etat...

zribi - 29-10-2013 18:38

Si Taieb, bonjour Je suppose que vous vous souvenez des grandes entreprises étatiques qui ne font que des pertes que le PAS a recommandé de les privatiser ou de les mettre en faillite. Le rôle de l'état à travers tous les économies en croissance en Asie comme en Amérique latine est de d'investir en infrastructure et en créant un environnement favorable pour promouvoir des projets économiquement viables, d'encourager les jeunes à créer leur entreprise, à aplanir les obstacles pour une exploitation économiques des richesse naturelles de notre pays. Les opportunités d'investissement pour la créations d'emplois ne manquent pas mais il faut donner confiance à nos jeunes et leur donner les moyens pour entreprendre. Aujourd'hui, la Tunisie devra réfléchir son approche de développement qui sera à mon modeste avis orienté sur quatre axes : - Développer les infrastructures de base dans tous les régions avec une priorité pour les régions de l'intérieures - Développer les capacités des populations dans chaque régions, - Développer un environnement financier, administratif et social pour les investissements, - Développer les bonne pratique de la bonne gouvernance. Ces orientations stratégiques, ne donnent pas certes leur fruits à court terme mais à moyen terme, nous aboutissons à une nouvelle Tunisie qui saura orienter ses ressources notamment humaines qui fuit le pays à nos jours. Le rôle économique de l'Etat dans tous les systèmes performants restent le régulateur qui assure l'équilibre social et régional et qui oriente l'économie. Si l'Etat joue le rôle d'un acteur économique l'équilibre et la dynamique économique du système sera biaisé. Vous avez cité les exemples des pays asiatique comme le Japon, la Corée, alors je vous demande d’étudier : Pourquoi l'Etat s'est retiré de la vie économique??

Anis Hani - 31-10-2013 19:33

Je trouve que le fait de qualifier "au positif: l’héritage bourguibien en matière de droits humains et de construction de l’Etat" est un peu culotté. Mais bon! à chacun son "mythos" et son Sauveur, même si c'est un narcissique mégaloman et égocentrique, s'autoproclamant "combattant suprême". Il a liquidé ses adversaires! Droit de l'homme?! Il s'est installé dans une présidence à vie! Etat moderne, alternance, urnes et Peuple souverain?! Cessez d'insulter l'intelligeance des Tunisiens, cher Monsieur.

X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.