Une plaie qui ne se refermera pas de si tôt
On l’aura constaté, le petit monde politique, médiatique et intellectuel tunisien n’hésite plus à s’invectiver copieusement en se jetant à la figure, insulte suprême, d’avoir été, à un moment ou à un autre, un soutien, un serviteur, un laudateur ou un interlocuteur bienveillant du régime de Ben Ali. L’explosion de l’anathème n’est évidemment pas sans lien avec la pauvreté du débat public, le combat acharné pour le pouvoir et l’extrême désarroi de tous face à la crise politique, sécuritaire et socioéconomique; un désarroi si ravageur qu’il conduit une frange grandissante de la population tunisienne à appeler ouvertement à l’instauration d’un régime autoritaire. Qu’on l’admette ou non, il s’agit là d’une réhabilitation à peine déguisée du régime de Ben Ali et d’un enterrement en catamini de la «révolution» tunisienne.
Sans vouloir blesser quiconque, mais sachant par avance ce qui en coûtera de le rappeler, la classe dirigeante de ce pays s’était comportée au lendemain du 7 Novembre 1987 d’une façon qui laisse peu de doute sur son aveuglement et sa courte vue. Presque toutes ses composantes avaient apporté alors à Ben Ali un soutien sans condition. Or, jamais un militaire, hormis le Général de Gaulle, n’est arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup de force dans le but de rétablir les libertés fondamentales ou pour restaurer la démocratie. Ben Ali était un général qui avait fait toute sa carrière; non pas sur le terrain ; mais bien dans les alcôves, la délation et l’intrigue. Chacun le savait. Mais il était aussi primaire, inculte, prévaricateur et phallocentrique. Chacun le savait aussi. Dès lors, rien de noble, d’humain ou de démocrate ne pouvait être attendu de lui. Aussi la légende propagée postérieurement par beaucoup, dont Ennahda, tendant à faire croire que le régime de Ben Ali n’avait entamé sa dérive autocratique que bien plus tard ne peut résister au simple bon sens.
Quoi qu’il en soit, un pouvoir personnel ne se construit pas par la seule volonté du chef. Pour l’établir, il faut une conjoncture politique qui le légitime, une administration qui accepte de le servir, mais surtout un soutien actif sinon passif de la classe dirigeante et des élites. C’est très précisément ce soutien qui a permis au pouvoir de Ben Ali de s’établir et de durer si longtemps. Certains dans les médias et dans le microcosme politique ont essayé de le faire oublier en pratiquant une surenchère «révolutionnaire», toute verbale d’ailleurs, d’autres, plus sournoisement, ont chargé plus spécialement la mule, c’est à dire les cadres de l’administration et les sans grades du RCD. Les uns et les autres n’ont pas manqué de faire montre à cette occasion de cette lâcheté révoltante qui consiste à taper sur les faibles et les plus humbles tout en ménageant les puissants et les plus forts.
Au demeurant, les « soutiens » au régime défunt ne se recrutaient pas dans les seuls rangs du pouvoir et du RCD. Par leur seule présence dans certaines instances comme la Chambre des députés et le Sénat, des partis politiques et non des moindres ont offert à Ben Ali une caution de respectabilité et un certificat de démocratie qu’il ne méritait pas. Quant aux intellectuels, il suffit de lire la longue liste des signataires de «l’appel des mille pour le parachèvement du projet national du Président Ben Ali» pour se rendre compte à quel point notre élite était tombée si bas. Figure sur cette liste un nombre incroyable de médecins, d’universitaires et d’avocats, la fine fleur de l’intelligentsia tunisienne, une multitude qui n’a même pas l’excuse de protéger sa liberté, sa carrière ou ses moyens de subsistance. Figurent aussi les noms de quelques personnages de premier plan du monde socioéconomique et corporatif en qui on voit des sauveurs et des recours et à qui on veut confier maintenant le destin d’un pays en mal de rectitude morale. Quel retournement de l’histoire et quelle horrible décente aux enfers!
La comédie n’a que trop duré. La compromission avec le régime de Ben Ali à un moment ou un autre reste une blessure morale si profonde qu’elle ne peut pas être soignée par l’amnésie sélective, les cachotteries, la manipulation ou la tromperie. La vérité sur l’étendue de cette compromission doit être dite sinon la vie politique en Tunisie restera telle qu’elle est : empoisonnée, médiocre et stérile. Et si le pardon doit s’imposer un jour, après le repentir et la justice cela va de soi, la mémoire, elle, doit rester en éveil, faute de quoi les mêmes errements risquent de produire les mêmes effets, avec, cette fois, un plus long cortège de malheurs et d’injustices.
Habib Touhami
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