Un nouvel ouvrage consacré à Hédi Bouraoui
Après «Hédi Bouraoui: Hommages au poète»(1998) et «Témoignages sur 40 ans d’écriture»(2007), un autre ouvrage consacré exclusivement à notre compatriote vient de paraître. C’est un numéro spécial de la revue CELAAN (Centre d’Etudes des Littératures et des Arts d’Afrique du Nord), un périodique publié aux USA, dirigé par un autre compatriote, Hédi Abdeljaouad, professeur à Skidmore College (Saratoga Springs).
Intitulé «Hédi Bouraoui et l’écriture pluriculturelle», ce numéro de CELAAN réunit une douzaine d’essais, des témoignages ainsi que des inédits de Hédi Bouraoui. Le directeur de ce numéro spécial, Abderrahman Beggar, est un jeune professeur marocain établi au Canada, enseignant à l’université Wilfrid Laurier, auteur de deux ouvrages sur Hédi Bouraoui: «L’Epreuve de la béance : l’écriture nomade chez Hédi Bouraoui» (2009) et «Ethique et rupture bouraouïennes» (2012).
Dans une préface lumineuse, Abderrahman Beggar évoque tout d’abord le témoignage émouvant d’Albert Memmi qui voit en son compatriote Hédi Bouraoui, un « chevalier de l’esprit», «son frère dans le combat spirituel», combattant contre «les préjugés, la sottise et l’injustice»(p.119). Et c’est précisément sur ce tempérament combatif qui caractérise l’écriture de Hédi Bouraoui que Abderrahman Beggar a choisi d’insister avant de résumer les diverses contributions.
Qualifiant notre poète d’ «emblème d’une force révolutionnaire, contrant un «ordre» socio-économique et culturel voué à détruire ce qui fait l’humain: sa tendance à se renouveler» (p.6), il souligne, pour illustration, les «mots -concepts» que Hédi Bouraoui a lui-même créés, qui ont fait sa célébrité et qui ont toujours constitué sa propre doxa, comme «la nomaditude», «créaculture», «transculture» ou encore «faisance». Autant de preuves de sa créativité artistique mais aussi de ses prises de position qui brillamment, réfutent parfois les théories d’intellectuels de renom comme Francis Fukuyama qui prône «la fin de l’histoire», occultant en particulier ce besoin de «nomaditude» qui taraude l’homme, ce «droit d’errance» susceptible «de lui redonner une chance de renaître libre»(p.7)des contingences et autres entraves de la mondialisation.
Beggar reprend cette revendication, ce «droit à l’errance», dans sa longue et riche contribution intitulée «Hannibal et l’ignescence bouraouïenne», Hannibal Ben Omar étant le personnage central de la trilogie de Hédi Bouraoui: «Cap Nord» (2008), «Les Aléas d’une odyssée» ((2009) et «Méditerranée à voile toute» (2010). Après avoir expliqué le mot-concept «ignescence», titre d’une œuvre de notre compatriote publiée en 1982, et composée de prosèmes, Abderrahman Beggar prend pour exemple, Hannibal Ben Omar, personnage emblématique, à la fois Ulysse et Hannibal, mais aussi « prototype du penseur ignescent »(p.112). Toutes les errances de ce personnage en Méditerranée, du Sud au Nord et de l’Est à l’Ouest, conclut Abderrahman Beggar, « sont un éloge au souci de renouvellement et de renaissance» (p.116).
Dans la première partie de cet ouvrage, qui en compte trois, consacrée à onze essais, le choix de Françoise Naudillon, de l’université Concordia, porte sur le beau roman Paris berbère(2011). Intitulée «Cahier d’un tricheur salutaire: Paris berbère de Hédi Bouraoui», elle identifie habilement, par le biais, entre autres, du mot-concept «faisance», le personnage principal, Théo, à l’auteur, dans la mesure où le texte lui-même n’est qu’un prétexte. Le choix, par exemple, de ce nom, Théo, n’est pas innocent, Theo, prénom issu du grec ‘theos’, le dieu, mais aussi du germanique ‘theud’, le peuple, une double origine, à l’image du narrateur de Paris berbère, dieu des ‘faisances’ et fascinant raconteur de l’histoire des peuples» (p.27)
Elizabeth Sabiston, professeur de littérature anglaise à l’université York, et directrice du Centre Canada-Méditerranée, présente un travail dense sur la création artistique de Hédi Bouraoui. Dans sa contribution en anglais, intitulée ‘«Islands in the Sun», The Island as Metaphor and Reality in Hédi Bouraoui’s Work’, elle se réfère, dès le début, à l’affection que Hédi Bouraoui a toujours portée aussi bien pour le désert que pour les îles. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire sa fameuse trilogie et ses descriptions de Djerba et des iles Kerkennah. Cette alliance de la Méditerranée et des îles, «cette métaphore vive» sous-tend toute la création artistique de Hédi Bouraoui. Synthèse du négatif et du positif, de l’ouverture et de l’enfermement, les îles méditerranéennes constituent bel et bien «le microcosme de la culture globale.» (p.29) Et E. Sabiston de conclure :« Le voyage lyrique de Hédi Bouraoui parmi les ‘îles au soleil’ est une invite au lecteur à entreprendre sa propre odyssée afin de découvrir toute la diversité culturelle que recèle notre planète île» (ma traduction, p.38).
La contribution de Boussad Berrichi, professeur à la Cité collégiale d’Ottawa, nous rappelle à bien des égards, les prises de position de l’auteur de «L’Etre et le Néant». La création poétique est, de l’aveu de J.P.Sartre, un acte de synthèse qui assure la survivance, et qui œuvre à « la réalisation de l’humain dans une société sans race.»(Orphée noir (1948), Préface à l' «Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache» de L.C.Senghor).Or la « question principale» qui taraude Berrichi et qui court en filigrane dans sa contribution, «La Trans-libération de l’individu dans l’œuvre poétique de Hédi Bouraoui» est la suivante :
«Que peut la poésie dans une situation de crise généralisée ?» (p.101).C’est une question, écrit-il, que « soulève l’analyse de la force de la poésie dans un contexte socio-politique donné (colonial ou post colonial) ». Or l’engagement de « l’écrivain-poète humaniste», (p.105), s’inscrit, précisément, dans cette optique dans la mesure où la« force » de Hédi Bouraoui réside dans : « sa propension à éveiller les consciences, à les sensibiliser et à les inciter à se soustraire aux dominations inhumaines.» (p.100).
Ce numéro spécial de CELAAN contient, par ailleurs, des inédits de Hédi Bouraoui, accompagnés d’une biblio-biographie complète ainsi qu’une série de témoignages, dont ceux d’Albert Memmi (cité plus haut) et de notre compatriote, le professeur Samir Marzouki. Faute d’espace, nous ne pouvons pas signaler en détail toutes les études de cet ouvrage. Précisons toutefois qu’elles sont, pour la plupart, écrites d’une plume agréable et qu’elles frappent par leur diversité et leur densité. Espérons qu’elles permettront non seulement à nos enseignants et chercheurs mais également aux passionnés de poésie et à tous ceux qui ne cessent de poursuivre ce long chemin des connaissances qu’est la littérature, de découvrir cet universitaire et homme de lettres, Hédi Bouraoui, si prolixe et pourtant, encore méconnu dans son pays natal.
Rafik Darragi
CELAAN, Revue du Centre d’Etudes des Littératures et des Arts d’Afrique du Nord, Volume XI, number1&2, Spring 2013.