Opinions - 20.11.2013

Variations sur la crise en Tunisie

La Tunisie est en crise, qui le nierait? Mais sa vision est bien plus sévère dans les têtes qu'elle ne l'est sur le plan de la réalité économique. On le voit d'ailleurs avec l'agitation politicienne qui est bien la preuve que la grave rupture d'équilibre dont on s'inquiète est moins dans les grandeurs économiques que dans nos petitesses politiques. 

La recette anti-crise de Jalloul Ayed

Une preuve en a été donnée par l'ancien ministre des Finances Jalloul Ayed parlant dans le cadre de la conférence-débat organisée mensuellement par l'Observatoire tunisien de la transition démocratique. Vendredi dernier, elle avait pour thème : Economie de la Tunisie, état des lieux et perspectives.

Notre expert y a estimé que l'économie du pays reste résistante et dispose des atouts nécessaires pour sortir de la crise. Il a appelé à un nouveau modèle de gouvernance avec le maintien de l'État en pièce maîtresse, aussi bien en tant qu'employeur qu'investisseur, lui demandant de retrouver un rôle moteur pour booster l'investissement, notamment marchand. Cela serait de nature à apporter la solution espérée aux graves problèmes  de notre économie qui restent le chômage — des jeunes et notamment des diplômés — et le déséquilibre régional.

Il a insisté sur la nécessité d'encourager les investissements par un partenariat innovant entre le privé et le public, la création d'un fonds d'investissement dotant les entreprises tunisiennes d'un marché de fonds propres et l'encouragement des petites, moyennes et très petites entreprises qui représentent la quasi-totalité du tissu économique en Tunisie, employant l'essentiel de la main-d'œuvre. Or, ces entreprises relèvent pour la plupart du secteur informel, d'où l'urgence d'adapter le cadre juridique afin de promouvoir des mesures d'incitation adéquates, notamment de microfinance et microassurance, de nature à permettre la sortie au grand jour de ces entreprises informelles. 

S'agissant de la pression allant grandissant sur les finances publiques, notre ancien ministre a conseillé d'encourager les exportations avec une focalisation particulière sur celles à fort contenu technologique pour passer enfin d'une économie de transformation à une économie de valeur ajoutée. Grâce à de telles mesures, il a assuré que la Tunisie surmonterait ses difficultés, même si les prévisions des indicateurs restent au rouge : déficit budgétaire allant vers les 8% et devant les dépasser, déficit de la balance des paiements probablement à 7%, taux d'inflation de 6,5 % et réserves de change devant tomber encore loin des 102 jours d'importation actuellement.

La crise n'est qu'un changement de paradigme

Si le tableau de la crise économique ainsi brossé par l'ancien ministre est sombre, il n'est nullement désespéré. C'est ce qui confirme que la crise, pour être la phase difficile que tout le monde redoute, est aussi une étape décisive dans l'évolution inévitable d'un état fini vers un autre en gestation.

Cela se vérifie de manière assez spectaculaire dans le comportement de nos politiciens, même si le processus est toujours en cours, avec le passage d'un donné ancien saturé vers un nouveau paradigme transfigurant la pratique politique. Parler de la crise dans notre pays n'amène donc pas nécessairement à verser dans le catastrophisme; Monsieur Ayed nous en a bien donné la preuve.

De fait, il nous faut voir la crise pour ce qu'elle est : le témoignage de ce changement de paradigme impliquant l'émergence de nouvelles valeurs et de nouvelles manières d'être au monde et en société. Aujourd'hui, la crise ne se réduit plus à une simple équation monétaire, examinée et traitée avec les seuls concepts rationnels de l'analyse économique. En sciences sociales, elle est appréhendée en tant phénomène global, un événement certes surprenant et imprévu, mais inévitable qui doit autant au changement des relations entre les générations et les classes sociales, les pays et les continents, le Nord et le Sud ou encore les cultures différentes mais complémentaires, qu'à la simple équation monétaire à laquelle d'aucuns veulent réduire la crise.

C'est ce que vit notre pays, et c'est ce dont doivent prendre conscience nos élites pour surmonter la situation actuelle et faire de la crise que traverse le pays un passage réussi vers l'état de démocratie avérée qui trotte dans les têtes de tout Tunisien. Et l'atout maître pour ce faire reste la confiance, et d'abord celle du peuple en ses élites et dans l'avenir de son pays. Seule une telle confiance remettra le pays au travail; et tout le monde s'y mettra alors avec entrain.

Or, aucune mesure économique ne saurait ramener la confiance dans l'avenir et la santé au pays si les élites dirigeantes continuent dans le même temps à tout faire pour saper le moral du peuple par des attitudes dogmatiques en violation même de la nature profonde du Tunisien faite de quiétude et d'attachement à la liberté et à son originalité.

Le cheminement actuel de la société tunisienne en postmodernité est prometteur pour peu que l'on accepte la règle du jeu postmoderne consistant à ne pas s'effaroucher de ce que cela implique comme écart d'une voie linéaire et balisée et qui n'est qu'un itinéraire bis sur un même chemin vers un mieux-être politique et social.
L'ouverture traditionnelle du pays et de son peuple est un atout dans cette expérience; mais l'on doit avoir à l'esprit qu'il faut entendre ici par ouverture le sens de présence au monde, de perpétuels commencements qui n'excluent pas les recommencements, jamais les mêmes, toujours renouvelés, car partant de points de départ différent. D'ailleurs, parfois, l'ouverture se prend aussi dans le sens de transgression et de remise en cause d'un ordre, pour un réordonnancement qui soit un autre ordre.

La crise comme le signe d'un renouveau

Si l'on arrive à faire l'effort de regarder au plus près ce qui se vit dans le corps social, de l'infiniment remuant et hétérodoxe à l'infiniment remué et orthodoxe, sans perdre de vue l'ensemble au-delà de son apparence de solidité ou de dispersion, de sens ou de non-sens, on réussira le tour de force d'une combinatoire entre l'exactitude des faits observés et la fécondité des rêves et idéaux qui en tissent la trame et constituent l'imaginaire sous-jacent.

Notre société, trop ankylosée par l'héritage de la dictature et des institutions désincarnées, est en train de se renouveler, de se vivre, de se mettre au monde dans la douleur et la violence certes, mais qui sont cette violence et cette douleur fondatrices d'un nouvel ordre social dans une effervescence, une ébullition sociétale grâce à la vitalité porteuse de nouvelles institutions du corps populaire merveilleusement incarné par la société civile.

G. Simmel, une référence en sociologie moderne, a eu recours à l'apologue du roi clandestin pour parler de ce qui fait l'essence d'une réalité, ce trait majeur d'une ambiance, essence et trait invisibles, mais desquels découle tout le reste, tout ce qui est visible et évident. Or, ce roi clandestin en Tunisie révolutionnaire est son esprit d'ouverture au monde, aux valeurs démocratiques universelles. Certes, en apparence, il est limité chez certains à des valeurs consacrées, soit par la modernité occidentale, soit par une modernité islamique par anticipation. Or, au fond, il ne s'agit que d'une attitude première, de principe, qui exprime une posture de réaction bien plus que définitive, une conception tactique plus que stratégique.

Car si les causes de pareille attitude disparaissent et qui sont le sujet de ces valeurs, qu'elles soient traditionnelles ou occidentales, on retrouverait la communion de tous aux valeurs d'ouverture et de tolérance qui restent la marque de fabrique de la Tunisie éternelle. Tout est question du style du discours tenu aux uns et aux autres, à sa nature. Tout dépend surtout du degré d'empathie avec le peuple dans sa diversité qu'emporte ce discours. Il n'est pas besoin de démontrer qu'un propos de haine suscite la haine et un discours violent entraîne la violence; et ce n'est pas le discours du sage qui sait parler à tous, y compris et surtout au plus fort. Or, il n'y a pas toujours plus de folie dans la tête d'un fou que d'un supposé sain, ce dernier osant même parfois au nom de sa supposée santé dire et faire ce qu'on n'accepterait pas d'un dérangé. Et en cela les hommes politiques sont inénarrables!

D'aucuns parmi nos élites, non seulement politiques, semblent désormais nostalgiques d'un ordre révolu qu'ils ont la mauvaise foi de ne voir aujourd'hui qu'à la surface, faisant mine d'ignorer ses turpitudes et ses effets néfastes pour le plus grand nombre des enfants du peuple, notamment les moins fortunés. Et ils croient justifier cette préférence pour une dictature honnie par ses réalisations pour le pays en termes d'investissements en infrastructures. Or, ils oublient ou font mine d'oublier que cela n'était que la monnaie de singe dont l'ancien régime usait pour assurer sa durée et occulter ses pratiques maffieuses. Car en Tunisie, pays structuré et globalement bien administré depuis toujours, aucun gouvernement ne peut durer s'il ne sacrifie — ne serait-ce qu'en apparence — à l'obligation de participer à sa bonne gestion administrative. Quitte à ne faire que le minimum; quitte à en profiter ce faisant pour se servir et servir ses intérêts.

En ces temps de "crise généralisée et profonde de la modernité", il nous faut enfin "une politique de civilisation", pour employer des expressions d'Edgar Morin. C'est ce que je nomme politique compréhensive. Je peux paraître forcer le trait parfois, exagérer certaines analyses, mais c'est à dessein, le tout participant d'une conviction que résume bien le même Morin qui assure "que  des conceptions exagérées peuvent avoir leur efficacité de stimulation et d'éveil".    

Rappelons, pour terminer, que les mots, même quand ils n'ont pas un sens, mais juste un son, sont de redoutables armes; comme un hymne qui mobilise, une chanson qui ensorcelle, et dont on ne comprendrait pourtant pas le sens. C'est que le "zéroïsme" de sens est bien une des caractéristiques de la postmodernité où le signifiant paraît plus important que le signifié du fait d'une plus grande indifférence dans les attitudes humaines qu'un souci de différence. Et c'est le cas du mot crise!

Farhat Othman
 

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