Mohamed Ennaceur: L'indispensable Consensus
Libéré de l’obligation de réserve à laquelle il était tenu à l’égard des parrains de sa « candidature », Mohamed Ennaceur nous livre ces quelques réflexions que lui inspire la situation délicate que traverse le pays. DIALOGUE en est le maître-mot. Un dialogue qu’il nous convie d’abord à enrichir, ensuite à élargir, enfin à institutionnaliser. Ces réflexions sont avant tout un cri du cœur, un appel pressent à «la classe politique aux acteurs économiques et sociaux, aux composantes de la Société Civile et l’Elite du pays [qui] n’ont pas d’autre choix que de dépasser les divergences idéologiques et partisanes, les conflits d’intérêt, pour construire un avenir commun et se hisser au niveau de leur responsabilité historique».
Après la lueur d’espoir qui a suivi la signature de la feuille de route par la plupart des partis politiques, le dialogue national est de nouveau bloqué à l’occasion de la mise en œuvre du premier point de l’agenda à savoir la désignation du Chef du gouvernement pour la gestion de ce qui reste de la période transitoire avant les prochaines élections.
A ce propos, je rappelle que plusieurs partis politiques participant au dialogue national ont proposé ma candidature pour cette haute mission, sans que je l’aie sollicitée.
J’ajoute que je suis fier de la confiance que ces partis m’ont accordée et de l’appui massif qu’ils ont apporté à cette candidature et Je tiens à leur exprimer mes plus sincères remerciements.
Aujourd’hui et alors que cette phase est dépassée et que je me sens libéré de l’obligation de réserve à l’égard des promoteurs de ma « candidature », je voudrais intervenir en tant que citoyen, préoccupé par l’avenir de son pays et désireux d’apporter sa contribution au débat portant sur la nécessité de surmonter la crise que nous vivons, et d’aboutir à une transition démocratique durable.
Jusqu’ici en effet le processus de transition est cahoteux, et se poursuit dans un climat de contestation, de tension et d’incertitude, climat qui a débouché sur la crise actuelle.
C’était prévisible au lendemain de la Révolution dont les motivations étaient à la fois politiques, économiques et sociales.
J’avais eu l’occasion d’exprimer mon point de vue au sujet de ces motivations et de souligner la nécessité d’en faire l’objet d’un débat national à l’effet de faire prendre conscience de leur ampleur et d’envisager les choix, les orientations et les réformes qu’elles impliquent.
C’était le 27 Mai 2011 alors que j’étais invité en tant que Ministre des Affaires Sociales du 1er Gouvernement provisoire, par le haut Comité de la Réforme Constitutionnelle et de la mise en œuvre des objectifs de la Révolution pour présenter un rapport sur la situation sociale du pays.
Après avoir fourni les données adéquates, j’avais conclu mon intervention en précisant que le niveau de frustration et de contestation violente qui caractérisait cette première phase de la Révolution traduisait le ras-le-bol de la population, l’échec de l’Etat dans son rôle régulateur, et la remise en cause du Contrat Social, source de la puissance de l’Etat et de sa capacité de faire respecter la loi.
J’avais préconisé et souhaité qu’un dialogue soit engagé au sein de cette haute instance à l’effet d’aboutir à l’élaboration d’un consensus national sur les choix politiques, économiques, sociaux culturels et géostratégiques qui constitueraient le socle du Projet de société que nous souhaitions pour notre pays, un consensus national qui permettrait de reconstituer et de renouveler le Contrat Social liant l’ensemble des tunisiens entre eux et à l’Etat garant de l’Intérêt général et de la Cohésion nationale.
Entretemps, les élections terminées, l’organisation provisoire des pouvoirs publics et le processus de gestion des affaires du pays ont généré très tôt des divergences et une crise de confiance entre le Gouvernement constitué par la Troika et s’appuyant sur une confortable majorité au sein de l’Assemblée Constituante alors que le reste des partis politiques étaient relégués au rôle d’Opposition.
Le fait générateur de cette crise et du malaise qui en est résulté provient du fait que cette majorité élue par une partie de la population tunisienne pour élaborer la constitution, a tendance à monopoliser le pouvoir et à prendre des décisions qui engagent l’avenir de l’ensemble des tunisiens !
Cela m’avait encouragé, et alors que la tension augmentait entre le Gouvernement et l’opposition, à lancer avec un certain nombre de personnalités venant d’horizons différents(1) une initiative intitulée : « Forum National de Dialogue pour une transition démocratique réussie ».
L’appel que nous avions lancé le 24 Mars 2012 en faveur de la création de ce Forum était motivé par les mêmes préoccupations concernant la complexité et l’acuité des défis que nous avions à affronter et préconisait la mise en place d’une instance nationale consultative, indépendante, appelée à durer pendant toute la phase transitoire, et composée de représentants des partis politiques, des organisations syndicales et patronales, des représentants de la Société Civile ainsi que e personnalités connues pour leur compétence et leur expérience.
Nous avions fixé à ce forum deux objectifs : un objectif à court terme consistant à discuter et à donner un avis sur la feuille de route du Gouvernement provisoire et à définir les conditions d’une transition démocratique durable.
Dans une deuxième étape, nous avions préconisé l’organisation d’un débat approfondi sur les grands enjeux, notamment l’Emploi, l’Investissement, l’Enseignement, la Formation professionnelle, la Santé, le Développement régional, la Fiscalité, le Développement durable et les engagements géostratégiques de la Tunisie.
Nous avions informé de cette initiative : le Gouvernement, les leaders de certains partis politiques, le Secrétaire Général de l’UGTT et la Présidente de l’UTICA.
L’accueil que nous avions trouvé auprès des uns et des autres pour cette initiative était mitigé. De ce fait les conditions de sa mise en œuvre n’étaient pas réunies.
C’était vraiment regrettable, car la mise en place de ce Forum nous aurait évité beaucoup des difficultés dans lesquelles nous nous débattons aujourd'hui et nous aurions abordé dans de meilleures conditions les défis économiques, sociaux et sécuritaires qui nous menacent aujourd’hui. En effet, nous étions, à l’époque, au début du processus de transition et le moment était opportun pour un consensus solide sur des choix fondateurs en vue de reconstruire ensemble le système institutionnel, élaborer la Constitution, ancrer le principe de la neutralité des institutions publiques, définir les rapports entre la Religion et l’Action politique et surtout édifier un système judiciaire, indépendant, équitable et efficace.
Depuis lors, les dissensions ont exacerbé la crise politique et ont provoqué l’initiative du Quartet, qui a été bien accueillie par la classe politique et par la population !
Nous avons passé deux semaines à tergiverser sur le choix d’un futur Chef de Gouvernement comme si cela constituait la solution miracle des problèmes de l’heure, alors que le Moment historique que nous vivons et l’acuité des défis que nous affrontons nous commandaient d’aller plus loin vers ce qui préoccupe les tunisiens, vers ce qui les unit, vers ce qui peut les rassurer, leur redonner l’espoir et renforcer leur cohésion. C’est cela qui aurait dû être au cœur du dialogue national dont l’objectif ultime serait un consensus sur les choix fondateurs de la Tunisie de demain et sur les termes d’un contrat social renouvelé qui nous permettrait de vivre ensemble et de participer aux efforts de la Communauté internationale en faveur du Progrès et de la Paix.
Ceci étant, faut-il se résigner à constater l’échec du Dialogue National ?? Je ne le pense pas ! Je pense que nous sommes astreints à poursuivre le dialogue national, et parallèlement, à mettre en place un Gouvernement qui jouit de la confiance de tous. Mais nous avons aussi à enrichir ce dialogue , à l’élargir et à l’institutionnaliser.
Enrichir le dialogue national, c’est y intégrer l’ensemble des préoccupations des Tunisiens, déterminer les moyens d’améliorer leur bien-être, de stimuler l’activité économique et le progrès social, de préserver les droits des jeunes générations.
Jusqu’à présent en effet, le dialogue s’est polarisé sur le Politique, sur le Pouvoir, sur le comment l’atteindre et comment le conserver, au détriment des préoccupations des Tunisiens et des objectifs de la Révolution lesquels, rappelons les, sont inévitablement d’ordre politique, alors que les revendications exprimées étaient surtout d’ordre économique et social.
Elargir le dialogue, c’est y associer autant les acteurs politiques que les acteurs économiques et sociaux, les composantes de la Société Civile, les compétences nationales. C’est tenir compte du niveau de conscience politique élevé du citoyen tunisien et de sa propension à s’intéresser à la Chose publique ! C’est tenir compte des revendications des tunisiens en vue de participer aux choix qui concernent leur avenir et celui de leurs enfants ! C’est reconnaitre que La Tunisie appartient à tous les tunisiens !
Institutionnaliser le dialogue, c’est lui donner une assise légale, lui conférer un statut d’institution permanente dotée des prérogatives et des moyens adéquats, une institution appelée à jouer son rôle consultatif et à représenter un élément constitutif de la Démocratie participative.
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Aujourd’hui et demain le dialogue est et sera plus que jamais nécessaire !
Il implique au préalable le respect de la diversité, l’acceptation de la différence, le souci d’aboutir au consensus, et de trouver des solutions communes à nos problèmes communs.
L’ampleur et l’acuité des problèmes sécuritaires, économiques et sociaux actuels, la fragilité de la Cohésion nationale, la mise en cause de la crédibilité de l’Etat, l’effritement des liens sociaux, l’aspiration commune à une transition démocratique réussie, tous ces éléments nous imposent de mettre au point, ensemble, une stratégie qui permette de ressusciter l’espoir et la confiance dans l’avenir et de renforcer la Cohésion nationale.
Aujourd’hui et jusqu’aux prochaines élections, la Classe politique, les acteurs économiques et sociaux, les composantes de la Société Civile et l’Elite du pays n’ont pas d’autre choix que de dépasser les divergences idéologiques et partisanes, et les conflits d’intérêt, pour construire un avenir commun et se hisser au niveau de leur responsabilité historique.
(1) Yadh Ben Achour, Slaheddine Jourchi, Kamal Jendoubi, Souad Triki, Mokhtar Trifi, Hela Abdeljaouad, Maher Kallel, Mohamed Sehimi, Mondher Ben Ayed
Mohamed Ennaceur
Ancien Ministre