Liberté, ordre, justice et rien de plus
La Tunisie est en transition, un processus qui doit conduire à la naissance de la deuxième République, et dont l’acte tarde à être écrit. Fondamentalement, cette deuxième République se devait d’être la fille et l’héritière de la première, et non l’immaculée conception d’une nouvelle lignée.
Pourtant, le mauvais choix fut fait de tout reprendre à zéro et de jeter le bébé avec l’eau du bain. Aujourd’hui nous en payons tous le prix, et ce n’est pas fini. Un ami à qui j’indiquais que la Tunisie était tombée bien bas, me répondit : «Dis-toi bien qu’il n’y a pas de fond».
Ce qu’il faut se dire, c’est qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, et que de nombreux processus sont réversibles, il suffit pour cela de le vouloir. Deux ans après les élections, nous sommes toujours sans constitution, alors que quelques mois avant nous en avions une, et une bonne. Je n’ai pas le souvenir que les partis d’opposition faisaient de l’amendement constitutionnel une cause. Mais voilà, l’homme cherche toujours à entrer dans l’histoire, dusse-t-il pour cela prendre le risque de se retrouver dans sa poubelle.
La «révolution» (les guillemets sont désormais de rigueur) est venue sanctionner une dérive mafieuse de la République et non la République elle-même. Cette dérive mafieuse s’est mise en place progressivement et s’est accompagnée d’une perte de valeurs à tous les niveaux de la société. Mais la République, elle, a été violée et dépouillée de ses attributs par le pouvoir.
Beaucoup de «constituants» justifient leur existence en invoquant la nécessité de redonner à la Tunisie un nouveau socle pour une reconstruction saine. Ils voudraient nous faire croire qu’au lendemain du 14 janvier, il n’y avait plus que ruines et désolation, et que le peuple dans son infinie sagesse les a chargés, eux les élus clairvoyants, de rebâtir un pays sorti du néant. Ils oublient simplement que la Tunisie a un socle sain et plus que centenaire : sa devise «Liberté, ordre, justice», qui date de 1861 et qui a traversé le temps.
Pour construire la nouvelle République, il suffirait de rester sur cet héritage et le faire fructifier pour les générations futures. «Liberté, ordre et justice» est plus qu’une devise, c’est tout un programme. Le programme politique, social et économique dont la Tunisie a aujourd’hui plus que jamais besoin. Il n’est nul besoin de se triturer les méninges à pondre des programmes en centaines de points, lorsqu’il suffit de donner un contenu à chacun de ces termes pour construire une vraie démocratie résistant à l’usure du temps et à l’ambition des hommes.
Nos constituants ont décidé d’affubler cette devise d’un terme supplémentaire — la dignité — ils ont succombé à la force du symbole, ce qui est souvent heureux. Mais à y regarder de plus près, on se rend compte que la dignité est un concept flou et équivoque. C’est un concept qui n’est pas primaire. Il est la conséquence des trois autres. L’homme qui évolue dans un environnement où règnent l’ordre et la justice et qui peut exercer sa liberté au sein de sa communauté, jouit automatiquement de la dignité. Mais soit, il valait mieux un terme de plus qu’un de moins.
La liberté est un concept essentiel à la démocratie. Un concept large qui va de la liberté de s’exprimer à la celle d’entreprendre, en passant par la liberté syndicale. Il s’applique à toutes les composantes d’un pays, l’individu, la société et l’Etat. De la liberté de créer à la liberté de conscience, la liberté est politique, mais elle est tout autant sociale qu’économique.
L’ordre est un mot fort. Pris seul, il est souvent la caractéristique des dictatures brutales et sanglantes, et pourtant sans ordre on ne peut rien construire de durable ni de sain. La démocratie a besoin d’ordre au moins autant que la dictature. Depuis le 14 Janvier, il y a en Tunisie plus de liberté mais aussi plus de désordre, donc nécessairement plus d’injustice. L’ordre c’est aussi la sécurité, et sans sécurité, il n’y a point de projet de société possible.
La justice, elle est sociale, régionale et intergénérationnelle. Elle est judiciaire, fiscale et économique. Elle est interraciale, inter-genres. La justice, c’est l’égalité des chances et un ascenseur social en marche. La justice, c’est éviter d’avoir une société déchirée et des franges entières sur le bas-côté de la route observant le convoi des nantis.
Chacun de ces concepts mal interprété ou sciemment détourné peut conduire à des dérapages graves dans la société, mais la force de la devise est dans leur association. Pris ensemble, ils se complètent tout en se fixant des limites l’un à l’autre. L’ordre et la justice sont les bornes dans lesquelles la liberté peut s’exprimer pleinement et sans excès. De même que l’ordre doit s’appliquer dans les limites de la liberté et de la justice entre les hommes. Blaise Pascal avait appréhendé cette interaction entre l’ordre et la justice, en rappelant que «La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique».
De même que la justice doit garantir l’ordre mais aussi la liberté. Cet exercice peut être reproduit à l’envi, tant l’articulation entre les trois racines de notre République s’apparente à une mécanique parfaite. Une mécanique qui permet de structurer et d’organiser la société et d’asseoir l’Etat sur des grands principes, faciles à appréhender et à marier, pour autant que l’on recherche à consacrer, utilement, la démocratie et la citoyenneté, au-delà des clivages politiques, économiques ou sociaux.
Ensemble, et remplis de leurs sens premiers, ces trois concepts s’adaptent à tous les régimes, à toutes les idéologies, à l’exception de la dictature. Imaginez donc que notre devise a survécu à la monarchie beylicale et à la colonisation, pour ensuite accompagner la naissance de la République, depuis 1957. Pris un à un, ils n’offrent aucune garantie, et toute la gageure réside dans la capacité à bâtir une structure équilibrée et stable, une sorte de balance à trois branches.Un peu comme dans la grande cuisine, ce sont des ingrédients subtils et fragiles à manier avec doigté et précision. L’excès ou le défaut de l’un provoque immédiatement un arrière-goût d’amertume. Cet arrière-goût que nous avions avant le 14 janvier, et que nous avons toujours aujourd’hui en bouche. La recette a changé, le goût n’est pas le même, mais l’amertume est toujours là.
Dit comme cela, cela peut paraître simple, mais en réalité la tâche est compliquée dans la Tunisie d’aujourd’hui. Nombreux sont ceux qui réclament la démocratie sans vouloir aller au bout de l’exercice. Justement de ceux qui ont réclamé d’ajouter la dignité au triptyque, sans nous expliquer l’idée qu’ils se font de la dignité humaine du voleur amputé ou de la femme lapidée. Mais pas seulement, car au sein des partis eux-mêmes, tous et sans exception, ces principes ne sont pas appliqués. Ce qui laisse peu d’illusions quant à leur capacité à conduire la Tunisie sur le chemin de la responsabilité individuelle et collective qu’impose notre devise historique.
Que de temps perdu, que d’énergie gaspillée ! Que Dieu protège la Tunisie de l’ignorance, mère de toutes les misères.
W.B.H.A.