Réponse à Hédi Sraieb: Les Tunisiens ont besoin de retrouver l'espoir
L’article de M. Hédi Sraieb «Messieurs les économistes et affidés….Vous avez tout faux !!!» m’a particulièrement inspiré. Son appel est plein de sincérité et de conviction. Je voudrais ici conforter son analyse sur plusieurs points et lui porter la contradiction sur beaucoup d’autres. Mon ambition ici est de contribuer modestement à un débat de fond, qui nécessiterait un plus large espace d’expression. Essayons juste d’être les plus accessibles possibles pour nos lecteurs. Ils ont besoin de clarté.
Mon effort se concentrera ici sur trois volets : la capacité à contrer la doctrine dominante en économie, la capacité à changer de modèle économique et la capacité à gérer l’existence de l’économie souterraine.
De la doctrine dominante en économie
Les concepts économiques actuels sont désuets et une réforme profonde de la littérature est certes nécessaire. Soit. Comment pouvons-nous nous contenter de faire tourner des modèles simplifiés et réducteurs d’une réalité économique et financière capable de se réinventer et de se régénérer indéfiniment ? Certes non. Pourtant, nous n’y pouvons rien car ce sont les seuls outils dont nous disposons aujourd’hui. Pester contre la doctrine dominante est fort louable. C’est même dans l’air du temps. Reconnaître l’immaturité des alternatives et l’inexistence de benchmarks concluants, avec des données historiques suffisamment longues, incite la majorité des analystes à être quelque peu conservateurs. Peu honorable? Assumons. Mais l’alternative ne viendrait que d’une école de pensée radicale avec un corpus installé, des concepts validés et une littérature conquérante parce que convaincante. Or, nous ne disposons pas du temps matériel pour la produire. Les peuples ont faim, la société de consommation a atteint son paroxysme et les gouvernants de tout bord politique, qu’ils soient de droite ou de gauche, doivent montrer des résultats concrets avant les prochaines élections. L’économie n’est pas uniquement l’otage d’une doctrine dominante et agressive qui a conquis et les esprits, et les programmes d’enseignement et de recherche. L’économie est prisonnière, aussi bien du court-termisme libéral, prompt à ouvrir toutes les portes à tous les démons bricoleurs de la finance au nom du profit, que des esprits révolutionnaires qui se croient capables de faire table rase du passé en un rien de temps et de vendre des utopies irréalisables aux assoiffés de liberté et de progrès social.
Est-ce vraiment à la Tunisie de redéfinir les concepts de croissance, d’emploi, d’investissement ou de dette publique? Nous nous devons de mesurer notre réelle capacité à faire et les vraies priorités sur lesquelles il faut se concentrer dans un contexte de pénurie de ressources.
De la refonte de notre modèle économique
Un modèle économique ne change pas du jour au lendemain. Il faut une feuille de route longue et durable, à l’abri du tumulte de la politique, de la valse des majorités et de la tentation révolutionnaire. Les acteurs économiques ont besoin de se projeter dans le temps. Ils ont besoin de voir plus loin que l’horizon immédiat pour pouvoir optimiser leurs investissements. De qui parlons-nous? De tous les acteurs économiques : les consommateurs, les chefs d’entreprises comme des pouvoirs publics. Car, au final, l’Etat ne peut pas faire tout et se substituer à tout. Il a un rôle institutionnel important. Il doit veiller à une répartition juste et équitable des richesses créées. Il doit intervenir dans le cycle économique pour éviter les abus, les ententes illicites –voir mafieuses- sur le dos des contribuables. En animateur de cette dynamique, l’Etat, doit assumer le rôle qu’il peine à jouer de nos jours en Tunisie : installer un climat de confiance. La sécurité des biens et des personnes, la garantie de la bonne fin des transactions entre acteurs économiques et l’équité de traitement de tous au regard du droit.
Refondre un modèle économique, c’est d’abord changer les structures profondes de nos sources de revenus et de nos marchés. Par exemple, comment pourrions-nous réorienter notre cible en matière de positionnement touristique des masses de la classe moyenne de l’Europe occidentale et orientale (marges faibles, pression énergétique forte, mobilisatrice d’une main d’œuvre précaire et mal payée) vers le haut de gamme des nordistes, des américains et des Japonais (marges fortes, pression énergétique gérable, mobilisatrice d’une main d’œuvre hautement qualifiée et bien payée). Allons-y : détruisons tous les hôtels de la côte qui ne sont plus rentables depuis fort longtemps. Elargissons les plages VIP et lançons le plus grand programme de formation en anglais et en japonais du monde arabe. Que ferions-nous de tous ces milliers de saisonniers qui vivotent dans l’intervalle de la basse saison et qui ne rattraperaient pas le train de la révolution touristique ? Donc, si on change de paradigme, nous ne ferons pas que créer des emplois stables et durables. Nous réduirons aussi une part significative de l’activité d’une partie de la population qui se retrouverait désœuvrée. Nous pourrions répliquer ce même type de raisonnement en nous interrogeons sur le pourquoi de notre insistance à investir dans les services offshore et à ne pas s’être engagés dans une réindustrialisation du pays. Interrogeons-nous aussi si la nature de notre agriculture, sur la répartition et l’exploitation de nos terres domaniales, sur la préservation de nos ressources naturelles, etc.
Changer de paradigme n’est pas une utopie. C’est faisable, et même fortement recommandé dans le cas de la Tunisie. Ceci dit, ne pas circonscrire avec précision le paradigme nouveau où l’on souhaite installer les acteurs économiques est, de mon point de vue, une forme de suicide collectif. Au moins, prenons la peine de définir des destinations atteignables avec une feuille de route et des jalons précis.
De l’économie souterraine
L’économie souterraine est bénigne à partir du moment où elle constitue un palliatif à l’incomplétude et à l’inefficacité de l’action de l’Etat. Son existence même prouve l’inefficacité de l’action publique. Qu’elle soit envahissante, présente à tous les coins de rues, démontre de l’inexistence de l’Etat, voir de sa compromission avec ceux mêmes qui le détruisent. A partir du moment où elle devient envahissante et incontrôlable, elle mine l’économie réelle, rend les mesures économiques et fiscales inefficaces et perpétue indéfiniment la précarité de ceux qui y ont trouvé une activité (à défaut d’un emploi). Il faut intégrer tous les citoyens dans l’économie formelle, celle qui vit et les fait vivre légalement, au grand jour. C’est un impératif de l’Etat de droit. C’est même une nécessité impérieuse pour faire vivre la démocratie dans le respect des institutions et de l’intérêt général. Sauf que, des histoires invraisemblables me parviennent : des liasses de billets sont désormais sur les routes de nos frontières et on peut échanger Dollars contre Euros à un cours de change concurrent à celui de la BCT ! Comment une telle économie pourrait-elle être illégale sans être illégitime ? Irons nous jusqu’à louer le dynamisme des contrebandiers frontaliers pour les vertus distributives et les valeurs progressistes qu’ils offrent à notre économie ? Bien sûr qu’aucun modèle macroéconomique ne peut modéliser de telles dérives !
L’économie souterraine doit sortir au grand jour. Il n’est pas possible de laisser une part significative de l’activité d’affaire échapper à la fiscalité directe et indirecte. Il faut inclure les personnes qui y travaillent dans les régimes de santé et de retraites qui doivent trouver de nouveaux cotisants pour être redressés. Fermer les yeux sur des pratiques vivrières et limitées, ne me choque pas du tout. Laisser s’installer une pieuvre mafieuse au nom de l’égalité sociale, de la décentralisation et de l’impuissance de l’Etat, non !
Pour conclure
Nous avons besoin d’une transition des esprits et de l’environnement économique. Nous avons peut être été trop longtemps endoctrinés, mais nous ne sommes pas perdus!
Dessinons des trajectoires possibles et cohérentes. Identifions des destinations atteignables. Réformons l’Etat. Réformons la comptabilité nationale archaïque que nous avons. Réformons la gouvernance économique. Réduisons les chasses gardées et les frontières entre le Ministère des Finances, celui de la Coopération et la BCT. Installons une dynamique de renouveau que les citoyens pourraient ressentir sur leur pouvoir d’achat et leur bien être social. Sauvons les retraites et l’assurance maladie. Identifions les priorités et travaillons à obtenir de vrais résultats, en toute transparence.
Rendons l’espoir aux gens. Laissons nos utopies de côté. Pour reprendre le travail, les tunisiens ont besoin de retrouver l’espoir, mais aussi d’un vrai plan de bataille. Il faut croire encore dans la capacité de notre nation à surmonter l’héritage de cette longue et douloureuse transition.
Dr. Achraf AYADI
Expert bancaire et financier, Paris