Le terrorisme en Tunisie ou le scénario de l'extrême
Quand on passe graduellement de l’averse de rhétorique que débitaient des prédicateurs, aux intimidations et menaces répétées dont fait l’objet l’élite politique et intellectuelle, puis à la violence ouverte culminant à Chambi, il n’y aurait plus qu’un pas à franchir pour mettre sérieusement en péril la sécurité du territoire et des citoyens et compromettre l’avenir du pays.
Quand, pendant deux années entières, le pouvoir, pourtant légitimé par les élections du 23 octobre, n’y oppose que laxisme et indulgence, la peur finit par se généraliser. Ce laxisme et cette indulgence sont si flagrants, qu'on en viendrait à se demander si ceux qui nous gouvernent ne sont pas carrément complices du projet islamique radical. En tout cas, la prise de conscience tardive des défis sécuritaires et surtout des nouveaux enjeux géostratégiques auxquels la Tunisie est confrontée témoigne d’une totale incapacité d’anticiper le risque majeur et d’œuvrer, de la meilleure manière, de l’éviter sinon d’en amoindrir l’impact.
Quand la sécurité du territoire et des citoyens ne relève plus seulement de la vigilance policière, compliquée par le pistage des marchands d’armes et groupuscules terroristes retranchés dans les reliefs ou en cavale, et quand l’ « ennemi » est identifié, clairement désigné et quelquefois localisé, la géopolitique cède la place à la géostratégie, à la géographie militaire d’un pays à la fois menacé de l’intérieur et mal servi par son voisinage immédiat.
Sans vouloir développer le scénario d’une guerre asymétrique imminente, il est important d’envisager, dans une prospective tendancielle, l’éventualité du risque extrême compte tenu des observations suivantes :
1. Al Qaida, faut-il le rappeler, est une organisation dont l’action s’inscrit dans une optique transnationale ciblant le cœur de l’Occident. Or les « révolutions » arabes, qui ont balayé ou mis à mal les régimes personnels centralisés, ont aidé à la « territorialisation/atomisation » des franchises d’Al Qaida. Ce double processus est rendu possible grâce à l’instabilité des Etats où l’islamisme « Ikhouani », aujourd’hui très présent dans la vie politique et sociale, s’emploie à saper les bases de l’Etat moderne et à démanteler les modes de vie existants. Tout en manifestant soutien et fidélité à la centrale terroriste des fondateurs, les organisations jihadistes « locales » qui opèrent dans la zone Sahel-Sahara, au Maghreb et en Irak-Ech-Chem », tendent désormais à éviter la connotation terroriste d’Al-Qaida auprès des populations locales et des puissances en guerre contre le terrorisme jihadiste.
Rebaptisé « Etat Islamique d'Irak », Al-Qaida d’Irak, qui a prêté allégeance à Al Qaida de Dhaouahri, et qui a annoncé, sans prévenir le Front Al-Nusra (confiné à l’intérieur de ses frontières nationales) que l'Irak et la Syrie formeraient une seule et unique terre de djihad (ou califat du Levant), cette organisation pousserait les factions jihadistes étrangères les moins « universalistes » venues simplement pour soutenir les « révolutionnaires » syriens à quitter la Syrie et développer le Jihad dans leur pays (ou aire) d’origine ou à trouver (provisoirement) refuge en Lybie. Ce qui laisse prévoir le reflux progressif des combattants du Jihad en Tunisie pourtant déclarée terre de prédication (« Ardh Dawa »). Ces nouveaux Afghans expérimentés et aguerris conforteraient les groupes jihadistes dans notre pays et dans son voisinage immédiat.
2. Révélée lors de l’invasion du Nord du Mali par le document rédigé en juillet 2012 et trouvée dans les ruines de l'Office de la Radio Télévision à Tombouctou par deux journalistes français, le 16 février dernier, la nouvelle stratégie de l’Aqmi donne à réfléchir. Sans abandonner la pratique des coûts d’éclat déstabilisateurs (attentats à la bombe et prises d’otages…), l’auteur du document, qui n’est autre que Abdelmalek Droukdel préconisait, pour la prise de contrôle d’un territoire aussi déshérité et mal maîtrisé que le Mali, « la douceur et la sagesse » Ce revirement du religieux au politique permettrait de duper les populations et éviterait d’attirer les soupçons des occidentaux prompts à intervenir. "L'ennemi aura plus de difficulté à recourir à cette intervention si le gouvernement comprend la majorité de la population (de l'Azawad), que dans le cas d'un gouvernement d'Al-Qaïda ou de tendance salafiste jihadiste". Ainsi, le terroriste jihadiste de type Aqmi, « localement » revu et corrigé (indépendamment de la centrale d’Al-Qaïda), laisserait la place au stratège qui vise, dans l’Occident musulman, non plus les coûts d’éclat mais la conquête du pouvoir.
Ce revirement rapprocherait le jihadisme violent et impatient de l’islamisme politique dont l’action relève de la stratégie du « Tamkine » préconisant la « possibilisation » graduelle du projet politique islamiste. Le déploiement d’hommes de main censés fidéliser l’administration, l’armée et la police non encore acquises, et d’imams-prédicateurs, chargés de l’imprégnation idéologique de la société, devrait préparer à l’assaut final du pouvoir. L’endoctrinement de la société se fait déjà à travers une longue série d’actions: le parrainage de caravanes d’aide aux plus démunis, la création de milices de protection de la révolution et de brigades de police parallèle agissant contre les « mauvaises mœurs », le recrutement de jeunes candidats au Jihad, l’accueil de cheikhs étrangers invités à exciter les foules, l’intensification des activités de prédication locale dans les mosquées et dans les associations religieuses d’action charitable et de prédication, la multiplication des écoles coraniques, et enfin, l’organisation de rassemblements spectaculaires, véritable démonstration de force générant, de l’avis du gouverneur de « bénéfiques incidence économiques ». L’Islam politique des plus modérés aux plus radicaux s’implique dans ce manège au nez et à la barbe du gouvernement. Pour brouiller davantage les pistes, l’Islam jihadiste, qu’on désigne officiellement du nom d’Ansar Charia, s’abstient de revendiquer les crimes sanglants qu’il a commis.
3. La translation d’axe du terrorisme sahélien (subsaharien) vers le Nord à la faveur des révolutions arabes crée une « convergence jihadiste » au contact des frontières terrestres de la Tunisie avec l’Algérie et la Libye. Cette convergence a une double conséquence : recentrer la menace sur la Tunisie, « ventre mou » de la défense de l’Afrique du Nord, et la rapprocher des voisins proches d’Europe, de la France et de l’Italie à l’Allemagne et au Royaume uni. Soutenue par une contrebande fortement impulsée par le chaos libyen, elle viserait, après Tombouctou, via les confins du désert et les sites de montagne, les lieux à forte valeur symbolique, comme Kairouan et Damas. Curieusement, ces lieux se trouvent presque sur le même parallèle que celui de Kandahar-Kabul-Mazar Chérif !
La convergence jihadiste tire de gros avantages de la porosité grandissante des frontières, de l’anémie des centres et relais locaux de pouvoir ainsi que de la fragilité des couches sociales marginalisées, celles n’ayant plus rien à attendre de l’autorité centrale. Les débordements sur l’Algérie créeraient une vaste zone de repli mettant en péril le seul Etat expérimenté et outillé dans la lutte contre le radicalisme religieux. La Libye, pays éclaté et instable servirait par contre de base arrière assurant les entraînements et la fourniture d’armes et de munitions. Plus perméables que jamais et souvent violées par de redoutables contrebandiers, les frontières tuniso-libyennes entretiendront durablement la menace sur le territoire tunisien.
4. Constatant la débâcle de l’entreprise islamiste afghane autour de Khandahar-Kaboul-Mazar Ech-chérif, les jihadistes radicaux visent désormais les hauts lieux de l’Islam sunnite situés au Sud de la Méditerranée tels que Tombouctou (centre de l’Islam africain), Kairouan (berceau de l’Islam de l’Occident musulman) et Damas (capitale de la dynastie des Omeyyades). Mais quand on sait que la ville de Kairouan, cinquième haut lieu de l’Islam choisi par Ansar Ech-charia pour ses rassemblements annuels, il est aisé d’imaginer et d’admettre que le salafisme jihadiste (et ses alliés ou « invités », scientifiques et modérés) la lorgne pour servir de capitale au (sixième) califat de l’Occident musulman. C’est probablement à cette fin que la phalange baptisée « Katiba Okba Ibn Nafaâ », qui a proclamé allégeance à l’Aqmi-Al-Qaïda, a emprunté son nom de guerre au fondateur de la Grande mosquée de Kairouan. C’est probablement à cette fin aussi que les combattants jihadistes s’accrochent obstinément aux monts Chaambi, pivot central de l’action jihadiste en Tunisie sur la voie menant en droite ligne à la capitale des Aghlabides via Kasserine.
5. Aujourd’hui, les Tunisiens mesurent la gravité des événements qui se sont produits à l’Ouest du pays et ce depuis les affrontements survenus le 10 décembre 2012 entre des éléments de la Garde nationale et un groupe armé à Dernaya, une localité frontalière de Bouchebka (de la délégation de Fériana-Kasserine) et qui ont coûté la vie à un adjudant de la Garde nationale (Anis Jelasssi). La situation tourne au psychodrame quand, le 30 avril 2013, les trois premières mines explosent à Chaambi, posées par des combattants-fantômes d’obédience islamiste. Douze vaillants garçons, soldats de l’armée et de la Garde nationale censés procéder, comme dans le cas précédent, à une opération de ratissage, sont gravement blessés. D’autres mines exploseront à Chaambi laissant de nouvelles victimes.
Le bruit des canons, nouvelle méthode de ratissage a réduit temporairement au silence les combattants (invisibles). Le 29 juillet 2013, soit seulement quatre jours après l’assassinat de Mohamed Brahmi, le pays bascule de nouveau dans l’horreur. Huit jeunes appartenant aux forces spéciales sont tombés dans une embuscade où ils sont brutalement tués et sauvagement mutilés. Avec ces nouveaux assassinats, le rideau n’est pas encore tombé sur ce psychodrame national. Outre le ratissage terrestre et le pilonnage des lieux suspects, le recours à l’aviation devient une nécessité et la traque continue, s’étend au bassin de Kasserine et au jebel Semmama, réalisant quelques résultats encourageants mais insuffisants pour laver ce qui est ressenti par nos troupes comme une atteinte à la fierté nationale. Le malaise général qui s’installe dans le pays est amplifié par le silence des autorités concernées et le départ inattendu du chef des armées. Avec ses combattants invisibles, incrustés dans les rugosités du relief, Chaambi devient le principal acteur du jihadisme, certainement pas l’unique. Les montagnes du Nord-Ouest ne tarderont pas à s’impliquer à leur tour, peut-être avant la zone des Chotts situées au Sud des petits chainons de la région de Gafsa.
En effet, le couloir allant de Chaambi-Semmama (via le bassin de Kasserine) jusqu’à Kairouan (et au sahel), au croisement de l’axe Sud (de Ras Jedir à Tunis via Médenine et Sidi Ali Ben Khélifa) vient d’être doublé par un deuxième couloir, ou axe de fréquentation jihadiste, liant Ghardimaoui et alentours à la capitale, passant par Goubellat, Borj El Amri, Mornaguia, El Battan, Mannouba et Oued Ellil-Ettadhamen, le Kram et la Goulette où de nombreux incidents ont été signalés. Le transfert symbolique du troisième congrès de Ansar Al-charia à Kairouan le 21 mai 2013 à la Cité Ettadhamen est significatif de l’importance que revêt pour le déploiement des hommes d’Ansar Ech-Charia dans l’immense aire métropolitaine de Tunis. Enfin, les événements de Sidi Ben Aoun pourraient marquer le début d’activation de l’axe des Shotts vers Kairouan.
Toutes ces observations convergent pour dire que l’envol de l’islamisme radical place la «convergence jihadiste» dans le centre de la Tunisie qui s’inscrit bel et bien dans une logique de conquête du pouvoir.
Tel est l’avatar du laxisme politique d’un pouvoir que ni les lenteurs de la transition, ni les rétrogradations répétées de la note souveraine, ni le glissement du dinar, ni le chômage et la marginalité croissante, ni les incessants mouvements sociaux, ni la menace sécuritaire chronique, ne semblent émouvoir. Or l’absence d’alternative politique, la faillite économique, le mécontentement social et l’instabilité persistante accroissent nos vulnérabilités et créent les conditions favorables à l’instauration d’un régime radical. Et même si ce risque extrême est d’une probabilité d’occurrence très faible, l’envisager permet de guider l’action des instances chargées de la défense du territoire et de la nation. Car, détrompons nous : le loup est dans la bergerie et les moments d’accalmie ne dureront pas.
Alors, mieux vaut prévenir que périr, même si l’éventualité du risque extrême n’est pas certaine, pour ne pas regretter la fin de la partie.
Les secrets géographiques de Chaambi
Comme « la géographie ça sert d’abord à faire la guerre » (Y. Lacoste, la découverte, nouvelle édition 2013), et comme Chaambi est une unité géographique particulièrement appréciée par les jihadistes radicaux, il est important d’en révéler les « secrets géographiques».
En fait, les monts de Chaambi prolongent vers l’Est les montagnes algériennes de Tebessa qui font partie de l’Atlas présaharien bordant vers le Sud les hautes plaines d’Algérie. Ces monts forment un ensemble géographique hétérogène constitué au Nord par le massif de Berino culminant à 1417 m et au Sud le massif de Chaambi, fameux « toit de la Tunisie, avec seulement 1544 m d’altitude. Entre les deux massifs s’ouvre le bassin de Kasserine au travers d’une succession de plis calcaires d’âge secondaire et tertiaire comme tous les plis qui structurent le relief de la Dorsale tunisienne. Géologiquement parlant, ce bassin ou plaine de Kasserine est un fossé d’effondrement de direction Est-Sud-Est/Nord-Nord-Ouest parcouru par l’oued H’tob qui rejoint vers le Sud, entre Kasserine et Sidi Bouzid, l’oued Zéroud qui descend des Hautes steppes aux Basses steppes jusqu’au Kairouanais. Dans sa partie amont, la plaine de Kasserine que couvrent les alluvions quaternaires, est bordée au Nord de cônes de déjection et au Sud de superbes glacis et est commandée par le double verrou de Chaambi-Semmama et Ouergha-Selloum. Son altitude varie de 600 à 650 mètres, mettant Jebel Chaambi à moins de 1000 m (d’altitude) de Kasserine, au lieu de 1544 m (par rapport au niveau de la mer).
La configuration topographique des lieux facilite grandement l’accès à la zone de Chaambi par un grand nombre de chemins. Le modelé du relief façonné par l’écoulement concentré (linéaire) ou diffus (en nappe) à la faveur du système différentiel de pente, crée par la diversité de ses formes (outre les cônes de déjection et les glacis anciens et récents), les ravinements dans les zones de piémont plus exposées à l’érosion hydrique, les grottes taillées dans les roches en place multiplient les lieux de passage et les abris suffisamment bien dissimulés pour servir de repaires aux maquisards. Il est vrai que la plupart des grottes sont connues et recensées, mais on peut toujours en découvrir d’autres.
De même, la végétation naturelle composée essentiellement de chênes verts, de pistachiers térébinthes, de pins d’Alep, et de genévriers de Phénicie, sécurise les déplacements légers et semi-légers des rebelles et protège leurs retraites et camps d’entrainement. Adoucies par l’altitude et le couvert végétal, les caractéristiques bioclimatiques steppiques de la zone de Chaambi qui apparaissent clairement sur les plateaux couverts de touffes d’alfa qui bordent la montagne, créent, pour les maquisards tunisiens et ceux venant d’Algérie, le « confort » nécessaire à une implantation durable.
Par ailleurs, la protection de Chaambi, montagne érigée en parc national en 1981, a imposé aux populations locales du voisinage des restrictions d’accès aux ressources du Jebel. Les populations qui s’en trouvent paupérisées et fragilisées face aux groupes armées sont les plus exposées aux menaces ou aux pressions des intrus. L’absence, depuis toujours, de casernements ou de campements militaires contrôlant ce haut lieu stratégique est anormalement compensée par la seule présence de gardes forestiers!
Habib Dlala
Professeur à l’Université de Tunis
Ancien Doyen de la FSHST