La création de cinq facultés de médecine, une problématique mal posée
La frénésie qui s’est emparée des régions, des professionnels et des corporations à propos de la création de trois facultés de médecine, une de pharmacie et une autre de chirurgie dentaire est caractéristique d’un pays qui continue à ne pas vouloir regarder l’ensemble des réalités socioéconomiques en face et à en tirer les conclusions pratiques qui s’imposent. Car si on l’avait fait, on se serait rendu vite compte qu’il y a plus urgent, que la médecine universitaire est, dans l’état, en situation de crise mortelle, qu’elle n’a plus les moyens de fonctionner normalement et qu’elle ne suscite plus les vocations en nombre. En somme, la question préalable qui aurait pu être posée est de savoir dans quelle mesure urgente à prendre pour sauver la médecine hospitalo-universitaire avant de penser à la surmultiplier et si notre système de protection sanitaire, tel qu’il est, est suffisamment cohérent et efficace pour assurer l’accès équitable aux soins de santé.
Le District de Tunis abrite une faculté de médecine, la plus ancienne et la grande du pays ; une multitude de CHU et d’institutions publiques spécialisées; l’immense majorité des cliniques, des laboratoires, de l’équipement et du personnel médical et paramédical du secteur privé ; deux policliniques de la CNSS, etc. Mais les habitants du district, le quart de la population totale du pays, ont-ils pour autant un accès facile et équitable aux soins de santé ? Si l’on tient compte uniquement de la distance, géographique disons-nous, l’accès est relativement aisé, mais si l’on tient compte du niveau économique, social et culturel des demandeurs de soins, le moins que l’on puisse dire que certains sont plus égaux que d’autres et qu’à certains égards, la distance qui sépare, sociologiquement et culturellement parlant, certaines catégories socioprofessionnelles du District de Tunis des soins qui leur sont normalement dus est comparable à la distance qui sépare, géographiquement parlant, les habitants de Rjim Maatoug de l’hôpital régional de Kébili et du plus proche CHU, celui de Sfax.
La problématique de l’accès équitable pour tous aux soins de santé ne doit donc pas se poser seulement en termes de distance géographique séparant la population des régions de l’intérieur et du sud des CHU et des facultés de médecine bien qu’elle y joue un rôle additif aggravant. Le problème est autrement plus global puisqu’il pose en fait la nature discriminatrice de l’accès aux soins de santé pour certaines CSP de la population tunisienne, majoritaires en nombre faut-il le souligner. Ce sont en effet les différences socioéconomiques et culturelles qui pèsent finalement le plus lourd dans l’accès inégal aux soins de santé. Ainsi et à revenu égal, un col blanc est mieux soigné qu’un col bleu, ce que confirment les fragments connus relatifs à l’espérance de vie et l’espérance de vie en bonne santé par CSP. L’élément culturel, ignoré jusqu’ici, joue terriblement, ce qui met en porte à faux le critère du seul niveau de consommation retenu par l’INS pour dessiner les contours sociologiques de la population, une faiblesse conceptuelle jamais corrigée.
En tout état de cause, l’accès inéquitable aux soins de santé pose le problème du déséquilibre de la carte sanitaire et par ricochet celui de la destination des DNS, autrement dit de la répartition des ressources collectées entre le secteur public et le secteur privé. Deux séries de chiffre sont à retenir. Par filière de soins, le nombre d’assurés de la CNAM ayant opté pour la filière publique en 2011 est de 1.920.522 sur un total de 2.780679 ; soit 69,1% ; contre 13,3% pour la filière privée et 17,6% pour le système de remboursement. Parallèlement et pour la même année 2011, la facturation au bénéfice du secteur public comprenant les hospitalisations et les consultations externes dans les EPS et les hôpitaux régionaux a atteint 349 MD ; soit 23,9% seulement des charges techniques de l’assurance maladie pour l’année considérée. Ainsi 69,1% des assurés ne bénéficient en fin de compte que de 23,9% des dépenses maladie de la CNAM alors que 30,9% des assurés bénéficient de 76,1% de ces dépenses et ce pour un taux de cotisation unique. Il y a là une anomalie, encore une, d’un système censé avoir pour préoccupation majeure une redistribution qui va des plus riches aux moins riches et non l’inverse. Et quand bien même doit-on nuancer ces données en fonction de l’accès sous certaines conditions des affiliés de la filière publique aux soins dans le secteur privé, le constat reste plus que défavorable au secteur public et par là même à la carte sanitaire.
Bref, le secteur sanitaire public est en très grand danger, le secteur hospitalo-universitaire tout particulièrement. Et il le restera tant que l’on ne lui trouve pas les ressources humaines et financières nécessaires. Or trois contraintes majeures empêchent de le faire à l’heure actuelle. La première est sous-jacente et endémique : l’obstination de la Fonction Publique à considérer les médecins du public, universitaires en particulier, comme des fonctionnaires « normaux » avec tout ce que cette vision purement administrative et normative comporte comme refus de reconnaître la spécificité du cursus (nombre d’années pour atteindre l’agrégation par exemple) et des servitudes et contraintes inhérentes à l’exercice de la profession (soins, formation, recherche et enseignement). La seconde est plus connue : c’est la contrainte budgétaire qui imprime à l’Etat de ne pas aller, en termes d’accroissement annuel de la dotation réservée au Ministère de la Santé publique, au-delà du taux d’accroissement du PIB à prix courants. Mais sachant que le vieillissement de la population avance irrémédiablement et que le coût moyen des soins augmente beaucoup plus rapidement que les richesses produites (à cause de la technologie et des quasi-monopoles pharmaceutiques notamment), la règle budgétaire ainsi érigée devient illégitime par la force des choses Quant à la troisième, elle est autrement plus complexe: la correction nécessaire et urgente des effets pervers introduits par le nouveau régime d’assurance maladie dans la répartition des dépenses maladie de la CNAM entre le secteur public et le secteur privé.
Un système national de santé doit respecter un principe fondateur : chacun doit recevoir selon ses besoins et contribuer selon ses moyens. Certes l’implantation de CHU et de Faculté de médecine dans les régions de l’intérieur et du sud pourrait aller dans le bon sens, mais il est faux de croire qu’elle pourrait réparer, à elle seule, toutes les injustices régionales et socioéconomiques et résoudre de facto la problématique épineuse de l’accessibilité équitable aux soins à l’heure où l’avenir même de la médecine universitaire est plus qu’incertain. Un signe qui ne trompe pas. Au mois de juin dernier, le nombre de postulants à l’assistanat hospitalo-universitaire dans une spécialité médicale donnée n’a constitué que le tiers de ceux qui ont réussi auparavant à l’examen de spécialité, ceux-ci ayant opté manifestement pour l’installation dans le secteur privé. Comparée à cela, la querelle des pour et des contre à propos des nouvelles créations n’apparaît que plus futile et hors de propos.
Habib Touhami