Quelle transition démocratique pour la Tunisie ?
Depuis la révolution du 14 janvier 2011, voici près de trois ans, la Tunisie cherche sa voie vers la démocratie au nom de laquelle ont été lancés plusieurs mouvements insurrectionnels du printemps arabe. Plusieurs distingués constitutionnalistes tunisiens avaient alors beaucoup glosé, sur le choix du meilleur régime démocratique, pour la Tunisie, à partir de la panoplie des régimes politiques offerte par le droit constitutionnel moderne. Quel régime politique faudrait-il choisir pour conforter cette jeune démocratie naissante ? Un régime parlementaire, ou présidentiel, ou mixte, ou d’assemblée? Parmi ces quatre prototypes de régimes politiques, quel est celui qui offrirait le plus de garanties, quant à la séparation et à l’équilibre des pouvoirs, sans lesquels il ne saurait y avoir de liberté politique, ni de démocratie, comme l’écrivait Montesquieu, il y a plus de deux siècles et demi, dans son essai le plus célèbre, «L’esprit des lois» (1758). Mais, Montesquieu est-il encore d’actualité ? A vrai dire, depuis cet essai, les mécanismes constitutionnels, on le sait, ont beaucoup évolué et la vie politique encore plus.
Aujourd’hui, dans tout le débat autour des thèses de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs, entre les partisans de l’un ou de l’autre des régimes constitutionnels ci-dessus mentionnés, on a tout simplement oublié, qu’au-delà des mécanismes constitutionnels théoriques, il y a un élément fondamental qui conditionne tous les systèmes démocratiques modernes. C’est la réalité du jeu des acteurs politiques ( hommes et partis politiques ) qui utilisent les rouages constitutionnels, pour arriver à leurs fins : accéder au pouvoir et le conserver. Peu importe le décor constitutionnel, qu’il soit parlementaire ou présidentiel ou mixte. L’essentiel est ailleurs. Dans toutes les grandes démocraties occidentales qui fonctionnent aujourd’hui, on constate, avec plus ou moins de netteté, un face-à-face entre deux grands partis politiques ( l’un plutôt à gauche et l’autre plutôt à droite) dont le poids est relativement équilibré et qui alternent au pouvoir, en fonction du verdict des urnes, autrement dit conformément à la volonté des électeurs, exprimée au moment des élections. C’est, d’ailleurs, le plus souvent, un glissement de voix tantôt vers la gauche et tantôt vers la droite qui fait et défait les majorités électorales. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres partis sur l’échiquier politique.
Seulement, quand il en existe, ces partis ne sont que des petits partis extrémistes, ou bien encore des partis satellites ou alliés qui ne se maintiennent que par leur situation d’alliés possibles pour les deux grands partis, seuls capables d’obtenir, alternativement, une majorité de gouvernement. Il en découle qu’il y a toujours un grand parti politique qui gouverne, porté au pouvoir par les électeurs et l’autre qui joue un rôle non moins important d’opposition. Ce rôle joué par une opposition forte, même si elle n’est pas majoritaire, est aussi vital dans une démocratie. En effet, le parti – ou l’alliance de partis –d’opposition a pour fonction de surveiller et de contrôler la politique de la majorité, d’en informer les citoyens et de préparer l’alternance au pouvoir qui sera décidée par le corps électoral, à l’occasion de l’une des élections suivantes. C’est dire qu’il n’y a pas de démocratie sans alternance au pouvoir.
Tel est le schéma politique d’équilibre des pouvoirs, par l’alternance, qui fonctionne, avec beaucoup de similitudes, d’un pays à l’autre, dans toutes les grandes démocraties, par-delà leurs différences de régimes constitutionnels. C’est là que réside la séparation des pouvoirs moderne. On la retrouve aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne, en Suède, en France, en Italie, etc…. Ce qui pousse certains à dire qu’au lieu de copier des rouages constitutionnels pour avoir un régime démocratique – ce qui est somme toute facile, mais vain – il vaut mieux essayer de copier l’échiquier politique, ce qui est beaucoup plus difficile !
Il faudrait donc que nos faiseurs de constitutions réfléchissent bien à ce qu’ils sont en train de faire et ne manquent pas l’occasion d’attirer l’attention des hommes politiques sur le rôle fondamental que leurs partis sont censés jouer dans le processus politique de transition vers la démocratie pour leur pays. A cet égard, d’ailleurs, les leçons du scrutin électoral du 23 octobre 2011 sont assez édifiantes. Si le parti Ennahda et ses deux alliés de la Troïka( Ettakatol et C.P.R. ) ont obtenu la majorité à l’Assemblée constituante, ce n’est pas tant parce que ce résultat reflète leur poids réel dans le pays.
C’est aussi et surtout parce qu’en face de ce grand parti bien structuré et bien implanté qu’est Ennahda , une poussière de petits partis d’opposition et de listes indépendantes se sont présentés aux électeurs, en ordre dispersé et sans aucune coordination électorale. D’où une énorme dispersion des voix qui se sont portées sur une impressionnante mosaïque de listes présentées aux électeurs. Ainsi, dans certaines circonscriptions, le corps électoral a été appelé à trancher entre 92 listes de candidats. C’est une aberration ! Et c’est, précisément, cet énorme éparpillement des suffrages qui a aggravé l’échec de l’opposition devant les partis de la Troïka. Il ne faudrait donc pas qu’aux prochaines élections, les mêmes causes produisent les mêmes effets ! Surtout lorsqu’on sait qu’il y a eu une véritable explosion de partis politiques légalisés depuis la révolution, soit plus d’une centaine. Ce qui pourrait avoir pour conséquence de rebuter beaucoup d’électeurs et de les pousser encore vers l’abstentionnisme, aux prochaines élections. C’est dire que, finalement, cet excès de partis risque de se retourner contre tous les partis faibles et divisés et contre l’alternance démocratique !
Il faut rappeler aussi qu’actuellement, les députés qui siègent à l’Assemblée constituante se répartissent déjà entre une mosaïque de 17 partis politiques ( 178 élus ) auxquels il faut ajouter 10 groupes indépendants ( 34 élus ) plus deux coalitions ( 10 élus ) . Le système du parti dominant installé par Bourguiba à l’indépendance a fait place à un système de multipartisme débridé, doublé d’un appétit de pouvoir insatiable pour tous les hommes politiques. Comme on le voit, tout se passe comme si la démocratie se mesure, pour nos hommes politiques , à l’aune du nombre de partis présents sur l’échiquier politique et non à celui de leur qualité, c’est-à-dire de leur poids électoral et de leur capacité à gouverner efficacement le pays. Or, à l’heure actuelle, ce multipartisme effréné est devenu un frein dangereux pour le processus de transition démocratique. L’Assemblée constituante est pratiquement paralysée par les hostilités d’une guerre déclarée entre la Troïka (théoriquement majoritaire) et l’opposition. Et l’élaboration de la constitution ne semble plus une priorité, ni pour les uns ni pour les autres. De ce fait, l’Assemblée est en train de perdre sa légitimité populaire.
D’un autre côté, le dialogue national piétine de plus en plus, du fait que le quartet, dans son rôle de médiateur, n’arrive plus à trouver les compromis nécessaires entre les exigences des 22 partis participants, pour arriver à dégager un consensus sur les modalités de mise en œuvre de la feuille de route qui doit conduire à une sortie de la crise multidimensionnelle dans laquelle le pays est de plus en plus embourbé. Le 15 novembre, il y a eu le premier rendez-vous manqué de la feuille de route. Ce rendez-vous aurait pu être un rendez-vous historique, celui de la passation de pouvoirs entre le premier ministre actuel et le nouveau premier ministre consensuel qui aura à rassurer les électeurs et à organiser des élections sereines.
En tout cas, le dialogue national montre que, malgré les progrès réalisés depuis les dernières élections, l’opposition est loin de parler d’une seule voix , face à Ennahda. Certes, depuis plusieurs mois, les sondages d’opinion montrent qu’il y a une tendance vers une nette polarisation des intentions de vote autour de deux grandes tendances : celle d’Ennahda ( 18 % des intentions de vote ) et celle de Nida Tounes qui est en tête dans les sondages, avec plus de 27 % des intentions de vote. Mais, les mêmes sondages montrent aussi une stabilité de l’abstentionnisme, par rapport aux élections du 23 octobre, puisqu’il y a entre 40 et 50 % des électeurs potentiels, dont une grande part de jeunes, qui ne savent pas pour qui voter. Ce qui signifie que, encore une fois, aux prochaines élections, l’abstentionnisme plus l’émiettement de l’opposition actuelle, risquent de faire le jeu du seul grand parti politique tunisien qui a un grand poids électoral dans le pays et de grands moyens : Ennahda.
Compte tenu de tout ce qui précède, il faudrait que tous les partis d’opposition prennent leur responsabilité historique, dans cette phase cruciale de la transition démocratique de leur pays. En même temps, se pose, d’ailleurs, pour eux une question de survie. Ils ont le choix entre deux options. La première consiste pour eux à relever le défi du parti Ennahda, en se rapprochant et en créant ensemble un grand rassemblement des partis laïcs ou laïcisants; rassemblement capable de se présenter aux électeurs comme une alternative de poids crédible au pouvoir islamiste qui a déjà largement montré ses limites, quant à la gestion des problèmes sécuritaires, économiques et sociaux , vitaux dans les circonstances actuelles du pays. Du même coup, ils seront en mesure de sauver le processus de transition démocratique de la Tunisie.
La seconde option est celle qui consiste pour les partis d’opposition à continuer à cultiver leurs différences et leurs particularismes, souvent minimes, à étaler leurs dissensions et à considérer les élections comme une simple course au pouvoir. Dans ce cas de figure, tous les partis d’opposition seront les grands perdants du prochain scrutin et Ennahda gardera le pouvoir pour longtemps, face à une opposition atomisée et politiquement discréditée. Et ce qui est encore plus grave, c’est que tout le processus de transition démocratique de la Tunisie sera alors condamné, probablement pour longtemps.
Habib SLIM
Professeur émérite à la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis