La Tunisie traverse aussi une crise morale: une crise du lien social
Le «livre noir», sur les journalistes qui auraient été selon ses auteurs, de connivence avec le régime de Ben Ali et ceux qui en ont été les opprimés, publié par les services de la présidence de la république, sous l’égide bien évidemment de Moncef Marzouki mais surtout sans doute sur les conseils de Imed Daïmi, montre l’ampleur de la gravité de la crise morale, avant qu’elle soit politique, que traverse la Tunisie. Les tergiversations politiques que nous connaissons aujourd’hui trouvent fondamentalement leurs origines dans une crise morale, ancienne et profonde!
Mon objectif ici n’est pas de d’examiner cette triste « bourde » du Président provisoire sortant. Une maladresse comme tant d’autres d’ailleurs dont nous sommes désormais accoutumés. Ce qui me désole le plus c’est de laisser des médias étrangers s’accaparer nos archives et donc notre Histoire. Aussi, nous sommes en présence d’une crise morale dont les conséquences politiques sont préoccupantes!
En sociologie, la morale est l’ensemble des valeurs et des normes qui régissent les relations entre l’individu et la société. Le lien social est donc un phénomène moral qu’Emile Durkheim (sociologue Français, 1858 – 1917) le nomme « solidarité » dont le caractère visible est le droit. « La solidarité sociale, disait-il, est un phénomène tout moral qui, par lui-même, ne se prête pas à l’observation exacte ni surtout à la mesure. (…) Ce symbole visible, c’est le droit.». (De la division du travail social, PUF, 1991 – première édition en 1893-).
Une crise morale dans les faits est donc une crise du lien social dont les symptômes sont multiples :
1/ Montée de la délinquance, des incivilités et de toutes formes de déviance
D’après les unités de la Garde nationale seulement pour le mois février 2012 : 4.922 plaintes ont été déposées, et 4.447 arrestations effectuées dans tout le pays. Dans le communiqué, on apprend aussi que 904 délinquants ont été arrêtés pour violence, 321 pour agressions sur des enfants dans les familles, 221 pour atteinte à la morale, 59 personnes pour trafic de stupéfiants, 1.210 pour petits et grands vols, 499 pour atteinte à des biens publics et privés, 278 pour avoir semé l’insécurité sur la voie publique et 103 impliquées dans des délits économiques.
2/ Montée de la désaffection à l’égard des politiques et de l’abstention à l’occasion des consultations électorales
Le taux de participation le 23 octobre 2011 était à peine de 70%, en valeur absolue plus de 1,5 millions de Tunisiens n’ont pas jugé utile de se déplacer aux urnes pour exercer leur droit de vote. D’après certains sondages, plus de 60% des Tunisiens ne font plus confiance aux politiques. Selon une étude australienne de l’université de Queensland, parue récemment, la Tunisie figure dans le classement des pays les plus affectés par la dépression dans le monde avec plus de 7% de population dépressive. « En clair, écrit-il Abdelhamid Gmati in la Presse du 17 novembre 2013, cela veut dire que le 14 janvier 2011 qui avait suscité un immense élan d’enthousiasme et d’espoirs a abouti à la désillusion, à l’angoisse et à la dépression. »
3/ Affaiblissement du lien social qui se manifeste aussi par l’exclusion et la pauvreté
Le taux de la pauvreté en Tunisie porte sur 25% de la population. Ce taux a été établi selon les standards internationaux qui fixent le seuil de la pauvreté à 2 dollars par jour par tête d’habitant. Ce taux avoisine les 50% dans les régions de l’Ouest. Le nombre des chômeurs est estimé, aujourd’hui, à environ 700 000 individus dont près de 69% sont âgés de moins de 30 ans. Le nombre des chômeurs parmi les diplômés du supérieur, d’après les dernières données statistiques de l’INS, est de près 170 000. Le travail comme facteur de socialisation et d’accomplissement de soi ne constitue plus, aujourd’hui en Tunisie, un dispositif d’intégration égal pour tous.
4/ Tensions d’ordre culturel
Neji Djelloul, professeur d’histoire islamique à la faculté de la Manouba, les jeunes deviennent salafistes d’une manière individuelle. "Nous avons passé d'une religiosité collective à une religiosité individuelle", a-t-il dit lors d’un colloque sur le phénomène du salafisme en mai 2013. Il repousse l’idée selon laquelle la pauvreté, la misère et la marginalisation feraient le lit du terrorisme. « Selon une étude réalisée par l’université de Harvard, 60 % des djihadistes sont diplômés des facultés d’ingénierie», a-t-il dit. Pour enfoncer le clou, il rajoute « le Bengladesh et le Brésil sont parmi les pays les plus pauvres, mais ils ne produisent pas des djihadistes alors que ceux-ci se trouvent en Arabie saoudite et au Koweït ». Pour monsieur Djelloul « le djihadisme est l’objet d’une conjonction progressive constatée en Afghanistan pendant les années 80 entre les idées de takfir (accusation de mécréance) de Saïd Qotb, et la pensée wahhabite ». « Car le Wahhabisme existe depuis des siècles dans le golfe mais n’a pas produit de djihadistes, a-t-il souligné, ajoutant, que le salafisme actuel n’est pas wahhabite dans son intégralité, une partie seulement l’est ».
5/ Individualisme croissant : transformation de l’instance familiale
D'après les statistiques du Ministère de la femme, en 2008, le nombre de divorces enregistrés en 2008 a atteint 9.127 contre 16 mille mariages conclus la même année pour une population de 10 328 900 habitants. Selon la même source, une requête sur deux de séparation est le fait d’une femme (en France 70% des demandes de divorces sont formulées par les femmes). Avec ces chiffres, la Tunisie se place dans le quatrième rang dans le classement mondial pour ce qui est du taux de divortialité. Une enquête publics montre que les problèmes sociaux (violence physique, et sexuelle, différence du niveau d’instruction et du niveau social ...) sont responsables de 48,3 % des cas de divorce.
La stérilité ou l’handicap de l’un des conjoints sont à l’origine de 27,7% des séparations. L’infidélité conjugale et la jalousie y contribuent de 15,8%. Les facteurs économiques (chômage, précarité de l’emploi...) sont responsables de 13,2% des cas.
Conclusion
Avant de finir cette contribution, je tiens à souligner avec force que la crise politique en Tunisie trouve fondamentalement ses explications dans la crise morale que nous traversons. Une crise morale qui se traduit dans les faits par l’affaiblissement des liens sociaux : la montée de délinquance et de la déviance, la désaffection à l’égard des politiques et l’abstention à l’occasion des consultations électorales, la montée de la pauvreté et de l’exclusion, les tensions d’ordre culturel, l’individualisme croissant et la transformation de la cellule familiale,…
Pour finir sur une note optimiste, je dirai que la citoyenneté dépasse les appartenances particulières. La légitimité politique moderne est, en effet, fondée sur le principe de la citoyenneté ; un principe fut proclamé avec force et vigueur en Amérique du Nord lors de la guerre d’indépendance et en France au moment de la révolution. La citoyenneté n’est-elle aussi source du lien social ? Vivre ensemble, c’est être citoyen ensemble.
Ezzeddine Ben Hamida