Le syndrome de la patate chaude
Les tractations sur le choix du nouveau chef de gouvernement ont finalement abouti à un accord, bancal sans doute parce qu'il n'y avait pas eu de consensus comme on l'espérait, mais c'était la pire des solutions à l'exception de toutes les autres. Car Rome n’est plus dans Rome. Il y avait péril en la demeure et chaque jour que Dieu faisait nous apportait son lot de mauvaises nouvelles.
Imperturbable, Ennahdha s'est, pendant des mois, réfugiée dans le déni de la réalité et la paranoïa. Pas un mot d'autocritique sur sa gestion calamiteuse, pas une virgule sur les occasions manquées. L’enfer, c’est les autres: les fouloul, la contre-révolution, l’Etat profond, les médias de la honte. C'est tout juste si elle n'a pas oublié les moulins à vent. Elle a usé et abusé de la politique du bord du gouffre avec l’habileté d’un John Foster Dulles(*). En deux ans, on était passé de l'islamisation rampante à l'islamisation à grande vitesse. C'est la vieille recette éprouvée du fait accompli pratiquée sous d'autres cieux avec le succès que l'on sait.
Mais tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Le parti islamiste, hier sûr de lui et dominateur, est désor- mais en proie au doute à force d'accumuler les maladresses et les erreurs d'appréciation. Il a perdu l’initiative. Il ne contrôle plus ses troupes ni, a fortiori, ses alliés, le CPR bien sûr mais aussi et c'est nouveau, Ettakattol qui veut se refaire une virginité politique en quittant la troika. Acculé dans ses derniers retranchements, Rached Ghannouchi a dû faire le voyage à Paris - qui a pris l’allure d’un voyage à Canossa- pour rencontrer Béji Caïd Essebsi, celui-là même qu'il vouait aux gémonies. Après les deux assassinats politiques, la montée de Nidaa Tounès dans les sondages, la chute de Mohamed Morsi, en Egypte, les difficultés d'Erdogan en Turquie et les pressions croissantes de nos partenaires étrangers, Ennahdha a dû se résoudre à composer avec l'opposition. Du coup, ce qui relevait de la politique-fiction, est devenu réalité. Le parti islamiste a finalement accepté de quitter le pouvoir. RIen ne vaut une cure d'opposition pour se refaire une santé.
Mais rien n'est encore joué. Si on a dû attendre deux ou trois mois pour parvenir à un accord sur le nom du choix du chef du gouvernement, combien en faudra t-il pour constituer la nouvelle équipe gouvernementale. Déjà des petites phrases entendues ici et là donnent à penser que ce ne sera pas facile. Il faut une bonne dose de naïveté pour croire que les ministres d'Ennahdha et ses alliés vont quitter le pouvoir le coeur léger, après avoir pris goût aux honneurs et aux plateaux de télévision. Houcine Jaziri, le secrétaire d'Etat à l'émigration a sans doute résumé le sentiment de ses collègues :"le pouvoir, c'est comme la nuit de noces, on voudrait que ça se répète tous les jours et pour la vie".Pour leur remonter le moral, Ghannouchi a dû rappeler à plusieurs reprises qu'Ennahdha entendait rester au pouvoir. Et de rappeler à ceux qui l'auraient oublié que le mouvement disposait d'une majorité disciplinée et supermotivée à l'assemblée. Elle est prête à mener la vie dure au nouveau gouvernement au cas où il l'oublierait.
Reste la question essentielle: Paul Valéry, le poète-diplomate français, disait que les accords les plus solides sont ceux conclus entre les arrière-pensées. Si Ghannouchi a bien signé la feuille de route, comment savoir si sa décision était sincère ou non? Comment interpréter cette série de décisions impopulaires prises dans la précipitation ces dernières semaines? Ne cherche-t-on pas à refiler la patate chaude au nouveau gouvernement? On peut tout dire des dirigeants sauf qu'ils sont naïfs. Ce sont d'excellents manoeuvriers comme ils l'ont démontré lors des discussions sur le nom du prochain chef de gouvernement. Les Mestiri et autres Filali (ce dernier s'en est aperçu très vite), n'étaient que des leurres. Leur objectif majeur était de barrer la route aux candidats proches de l'opposition et surtout de Nidaa Tounès.Ils y ont pleinement réussi.
L'opposition ne doit pas oublier que la finalité de sa démarche, c'est l'organisation d'élections libres et transparentes. Ce gouvernement ne sera pas le leur. Il sera composé de compétences apolitiques et neutres. Mais il y a fort à parier que l'opinion publique ne s'embarrassera pas de ces distinguos subtils. Le Front du Salut ne l'a t-il pas réclamé pendant des mois. Qu'il le veuille ou non, Ils sera inévitablement comptables de son bilan. Un échec aurait des conséquences désastreuses sur l'opposition et installerait durablement Ennahdha au pouvoir. C'est dire que l'opposition a tort de crier victoire d'autant plus que ce gouvernement avancera sur un terrain mIné.
Hedi Béhi
(*) Secrétaire d’Etat (ministre des AE) américain sous Eisenhower dans les années 50. Il a lié son nom à la diplomatie du bord du gouffre pendant la Guerre froide. Cette politique consiste à exercer le maximum de pression sur l’adversaire, en agitant même la menace d'une guerre, pour obtenir les résultats les plus avantageux.