Le jeu d'apprenti sorcier de l'Europe en Tunisie
L'Union européenne est comme l'apprenti sorcier. Elle tient à la réussite de l'expérience originale en cours en Tunisie tout en ne voulant pas se départir de sa vision antédiluvienne de la pratique politique qui la fait croire que ses finances suffisent pour gagner les coeurs.
Il est vrai que le matérialisme gagne du terrain en Tunisie, et les Tunisiens sont de plus en plus attirés par la société de consommation; mais cela ne suffit pas pour faire de notre pays un marché pour un capitalisme sauvage.
Certes, le modèle économique du parti islamiste au pouvoir est un libéralisme effréné, et c'est la clef pour comprendre l'attitude de l'Occident à son égard. Mais ce dernier croit manipuler ceux qui pensent à leur tour être les vrais manipulateurs. Or, c'est le peuple qui trinque, ce peuple zawali comme on dit, humble, pauvre, mais digne et doté d'une intelligence populaire ancestrale.
S'agissant du jeu politique islamiste, il suffit de se rappeler à quel point la stratégie de cheikh Ghannouchi a été payante auprès de l'autre gourou, l'oncle Sam. Il a été amené à se débarrasser d'une carte qui n'était plus un atout, ne servant plus dans une partie de poker où l'islam devenait un atout. Et voici l'Union européenne qui se réveille enfin, voulant rattraper le temps perdu et user à son tour de l'arme religieuse.
Après sa réussite dans la partie d'échecs que furent les palabres du dialogue national, réussissant enfin à avancer son candidat, la voilà par la voix de son ambassadrice à Tunis qui persiste et signe dans une vision surannée de la politique.
Madame l'Ambassadrice vient en effet de confirmer l'intérêt qu'accorde Bruxelles à la réussite du processus démocratique en Tunisie et à l'aboutissement de la transition vers la modernité; elle le confirme de la meilleure façon par l'ouverture de crédits et par des dons. Ce faisant, c'est la plus mauvaise manière d'aider la Tunisie à réussir sa transmutation démocratique ! Agissant de la sorte, l'Union européenne ne fait que confirmer les islamistes purs et durs dans leur rejet de l'islam se voulant modéré de Nahdha, qui sera immanquablement accusée de connivence avec l'Occident arrogant et matérialiste.
L'Union européenne est pourtant bien placée pour savoir que la matérialité pure n'est plus le moteur du progrès; et qu'une place éminente est à laisser à la spiritualité. C'est ce qu'impose la postmodernité, la Tunisie en étant une illustration basique, dixit le pape même de la postmodernité, Michel maffesoli.
Demain, les salafis vont se rebiffer encore plus, Nahdha ayant échoué, en les cajolant, à s'assurer leur alignement sur ses vues. Or, plus que quiconque, le parti de cheikh Ghannouchi connaît la capacité de nuisance de ses ultras, étant assis sur la même branche qu'eux, s'abreuvant à la même source.
Il a eu la lucidité d'accepter de quitter le pouvoir, ne pouvant plus s'y maintenir sans risquer gros; mais aura-t-il le courage de faire face à l'accusation de polluer l'islam, d'empoisonner la source dans laquelle il s'abreuve tout comme les salafis les plus extrémistes?
C'est ce qui explique que Nahdha ne peut aller trop loin dans les concessions pour un islam véritablement démocratique, y ayant trop à perdre qu'à gagner. Cependant, il y a toujours moyen d'inverser le ratio avantages/inconvénients, comme il a été inversé aux yeux du chef du monde libre, se résolvant à abandonner les dictatures d'un autre temps pour soutenir des islamistes.
Cette solution qui minimisera les effets indésirables de la potion libérale à la majorité des Tunisiens et encourageant dans le même temps le parti islamiste dans sa mue démocratique, consiste à se résoudre enfin à accepter de refonder la politique occidentale dans le bassin méditerranéen en y créant un espace de démocratie. C'est ce à quoi j'appelle et ce qu'impose non seulement le sens de l'histoire, mais aussi une gouvernance enfin raisonnable.
Je l'ai déjà dit ici en saluant l'arrivée du futur chef du gouvernement et je le répète ici, la vérité devant être réitérée, surtout quand elle peut paraître en avance sur son temps. Il ne sert à rien que l'Union européenne aggrave son arrogance en jouant au riche cherchant à faire taire les pauvres criant leur rage à sa porte; cela revient à leur donner des biscuits au prétexte qu'ils n'ont plus de pain!
La seule issue pour l'Union européenne de gagner les cœurs des Tunisiens, et du coup d'aider n'importe quel gouvernement à y réussir, c'est de proposer à la Tunisie d'adhérer à l'Union européenne, d'intégrer ses initiatives actuelles dans le cadre de cette perspective. Et pour démontrer son sérieux, elle doit se décider à ouvrir ses frontières à tous les Tunisiens qui seront libres de circuler entre les deux rives de la Méditerranée sous couvert de visa biométrique de circulation. Car ce mode qu'impose l'époque est absolument respectueux de ses réquisits sécuritaires.
Certes, c'est apparemment trop demander à l'Europe eu égard à la mentalité actuelle et à la supposée crise qui l'agite, crise qui n'est vraiment grave que par les ravages qu'elle fait dans la tête de ses dirigeants. Mais est-ce trop demander à un prix Nobel de la paix d'agir pour la paix? Car c'est là la seule voie passante pour commencer sérieusement et honnêtement à faire de la Méditerranée un lac de paix; un rêve qui n'a jamais été aussi proche d'être concrétisé qu'aujourd'hui.
Farhat Othman