Histoire de la littérature arabe moderne (II) : la métamorphose
Les Editions Sindbad/Actes Sud viennent de publier le deuxième volume de l’ouvrage de référence, Histoire de la littérature arabe moderne, 1800-1945, sous la direction de Boutros Hallaq et Heidi Toelle, deux professeurs de littérature arabe moderne à la Sorbonne Nouvelle-Paris III. Le premier volume parut en 2007.
Il s’agit d’un travail collectif de plusieurs spécialistes qui vient combler une grande lacune. En effet, à notre connaissance, excepté peut-être Le Roman arabe (1834-2004) de l’Irakien Khadim Jihad Hassen (Actes/Sud), il n’y a actuellement que deux références : la célèbre Cambridge History of Arabic Literature, dont le dernier volume consacré à la littérature arabe moderne date de 2006, et un ouvrage d’initiation paru en 2003, A la découverte de la littérature arabe du VIe siècle à nos jours.
Rappelons à nos lecteurs que le premier volume de Histoire de la littérature arabe moderne, 1800-1945 se divise en deux grandes parties (XIXe siècle et première moitié du XXe siècle), le chapitre VII, consacré au développement de la langue arabe, faisant fonction de charnière. Comme l’indique le titre : ‘Réactivation et Innovation’, la première partie est consacrée principalement à la Renaissance arabe au XIXe siècle, ses étapes et ses médiateurs. La deuxième partie, intitulée ‘Refondation et évolution’, traite du développement de tous les genres littéraires, la nouvelle, le roman, la poésie, le théâtre, les genres narratifs traditionnels, la poésie dialectale, la chanson, ainsi que la critique littéraire. Une riche bibliographie en français et en arabe ainsi que deux index confèrent à ce livre son statut d’ouvrage scientifique, malgré l’introduction quelque peu intempestive des ‘icônes’ supposées permettre aux lecteurs «de prendre connaissance de la biographie des auteurs les plus prestigieux» (p.12).
Une anthologie à la fois thématique et chronologique
Le deuxième volume est bilingue, donc moins théorique que le premier. De par sa richesse il prouve que la ‘Nahda’ ou Renaissance, initiée par les réformistes arabes, n’implique ni une ‘‘tabula rasa’’, ni une simple transposition, par les acteurs locaux, du modèle venu d’ailleurs. Elle implique plutôt l’existence de multiples racines enfouies dans le monde de la tradition. Et ce phénomène, cette prise de conscience, à son tour n’implique aucun paradoxe, car les rapports entre modernité et tradition restent ambigus, voire conflictuels. En effet, qui dicte la norme? Qui décide de ce qui est moderne et de ce qui est traditionnel ? N’est-ce pas celui-là même qui détient le pouvoir, en d’autres termes les puissances dominantes du moment? Aujourd’hui, il existe désormais une pensée libératrice qui se fonde sur une épistémé différente.
Il est difficile certes, d’opérer un retour dans le passé pour suivre la genèse de l’identité collective arabe et son cheminement à travers les siècles. Ce qui aurait eu, évidemment, le mérite d’offrir au lecteur occidental des clefs pour jauger ce qui peut l’être et tenter de comprendre ces multiples prismes culturels et religieux, au travers desquels les écrivains arabes se perçoivent et perçoivent le monde.
Pour autant, cet ouvrage bilingue offre plusieurs avantages au public francophone, étudiants, enseignants et autres comparatistes, souvent peu familiarisés avec le texte arabe. Succinctement, il rend compte des courants novateurs dans le monde comme l’école littéraire issue de l’immigration (‘Mahjar’) avec Amin al-Rihani, Jubrân et Mikhâ’il Nu’ayma, ou encore celle des intellectuels initiés à la culture européenne, comme Tâha Husayn, Tawfiq al-Hakîm, Aqqâd et autre Mâzinî, enfin à travers les commentaires de la perception de soi et du monde, des écrivains réformistes tels que Tahtâwî, Farah Antûn, Shidyâk, Muwaylihî, Jurjî Zaydân, Yaqub Sannu, ou encore Salim Al-Nakkach, des acquis de la modernité littéraire occidentale, en particulier le roman et le théâtre. Voici ce que dit l’historien libanais, Jurjî Zaydan (1861-1914), sur l’apport de la civilisation occidentale quant à l’écriture moderne :
« A la fin de l’époque ottomane, on s’intéressait essentiellement dans l’écriture en prose, aux termes utilisés, aux rimes assonnancées, aux métaphores, aux jeux de mots et aux allitérations. Au point qu’il devenait difficile d’accéder au sens tellement il était caché par des images obscures. Lorsque cette civilisation est arrivée jusqu’à nous, avec ses sciences naturelles et mathématiques, fondée sur l’observation et l’expérimentation, les gens ont pris l’habitude d’apprécier la durée en fonction de la réduction des distances, la liberté a fait des progrès et les hommes de lettres ont désappris à utiliser ce qui ne reposait sur rien d’authentique.» (p.81)
Son compatriote et contemporain, Farah Antun (1861-1922) s’est intéressé au rôle du roman. A l’évidence, il sait manier l’art de la parole oblique avec prudence et réflexion.
«Il est des romans qui sont conçus pour amuser et divertir et d’autres qui le sont pour instruire et divulguer des principes et des idées. Les auteurs occidentaux qui ont conçu leurs romans dans le but d’instruire sont peu nombreux : ce sont avant tout des écrivains célèbres comme Tolstoï, Zola, Kipling et quelques autres. Aucun d’entre eux ne pense qu’écrire un roman est dégradant ou méprisable ; ils considèrent, au contraire, que le roman est une tribune qui leur permet de divulguer leurs points de vue et leurs idées et un moyen commode pour communiquer ceux-ci à leurs lecteurs. En Orient nous sommes privés de ce moyen, parce que, pour des raisons qu’il n’y a pas lieu de mentionner ici, il n’est point florissant. » (p.97)
Tant il est vrai qu’il y a eu, de tous les temps, des vérités dangereuses à dire. Des passages aussi lumineux, susceptibles de faire parler le silence, foisonnent dans ce deuxième volet de Histoire de la littérature arabe moderne. Les textes choisis sont dans l’ensemble ceux qui poussent le lecteur à être plus tolérant envers les convictions des autres et à l’entraîner vers des conceptions nouvelles tout en lui entrouvrant des espaces imaginaires.
Le choix des poèmes et des textes dans cette anthologie est à la fois thématique et chronologique. Et c’est là le mérite des deux auteurs. Bien sûr, les morceaux choisis possèdent leur cohérence propre, mais Boutros Hallaq et Heidi Toelle ont su les disposer en résonance les uns par rapport aux autres. De sorte qu’en plus d’une traduction limpide, le lecteur a droit à un large éventail des tendances artistiques modernes ayant émaillé le roman, le drame, la poésie et même la critique.
Et comme la majeure partie de la production littéraire concerne l’Egypte et dans une moindre mesure, le Liban, et cela depuis les débuts littéraires, et entre les deux guerres, négliger l’apport en matière d’expérimentation des autres pays arabes comme, par exemple, la Tunisie, serait faire preuve d’une partialité coupable. Aussi les auteurs ont-il consacré quelques pages en particulier à notre chantre national, Abou Al-Kacem Chabbi (Les Chants de la vie, ‘La Volonté de vivre’), (pp.721-25), et à notre grand écrivain Mahmoud Messaadi.(Le Barrage, ‘La vision de Maymouna’, pp.645-49).
Reflet de la diversité littéraire d’aujourd’hui, conçue à partir de nouveaux paradigmes, Histoire de la littérature arabe moderne,1800-1945, contribue d’une manière claire et concise à rendre compte de cette surprenante métamorphose, de cette nouvelle configuration générique qui a caractérisé la littérature arabe moderne.
Un livre à lire et à relire.
Rafik Darragi
Histoire de la littérature arabe moderne,1800-1945, tome II, sous la direction de Boutros Hallaq et Heidi Toelle, Sindbad/Actes Sud, 802 pages.