L'autre bataille de l'abolition de la peine de mort en Tunisie
Nous avons appelé en vain à l'abolition de la peine de mort; l'article 21 tel qu'amendé et présenté par deux courageuses députées (une indépendante et une de Takattol) n'est pas passé à une large majorité de votes favorables à la peine de mort.
Une bataille perdue
Ce qui est surprenant à première vue, c'est que la plupart de ceux qui sont favorables à la peine capitale l'ont encourue à un moment ou un autre de leur parcours politique, ce qui ne laisse de surprendre de leur part.
Cette contradiction majeure, ils l'expliquent par leur attachement aux préceptes de l'islam. Ce faisant, ils ne se doutent pas que l'esprit de notre religion demeure profondément humaniste. Mieux, son esprit bien compris est plutôt pour l'alignement sur l'un des acquis majeurs de la civilisation de l'humanité. Or, la préservation de la vie humaine en est une, quelle que puisse être la turpitude commise par celui qui encourt la peine capitale.
Et ce n'est pas le fait que la Tunisie respecte de fait un moratoire, depuis 1991, en matière d'application de peine de mort qui peut satisfaire l'esprit épris de justice que doit être celui d'un vrai musulman. Car, pour ceux qui végètent dans les couloirs de la mort, tant que la mort n'est pas mise hors la loi, ils l'encourent à tout instant. Est-ce ce qu'ont souhaité, au fond, ceux qui ont maintenu la peine de mort en Tunisie? Est-ce cette forme de torture morale qu'ils ont entendu maintenir en notre pays au moment même où ils condamnaient à l'unanimité la torture? Quelle belle contradiction!
Le parti de cheikh Ghannouchi a raté aujourd'hui une occasion précieuse de démontrer l'attachement de son parti à la véritable démocratie dont l'abolition est un symbole éminent. Il ne sert à rien de nous sortir la rengaine de l'existence de pareille peine dans certaines démocraties, car nous voulons une démocratie sui generis dans notre pays, qui ne soit pas simplement formelle ni matérielle. Or, nos valeurs islamiques auraient autorisé pareil saut qualitatif, permettant de revitaliser tout ce qui s'est figé dans nos mentalités. Il suffisait d'oser dépasser nos réflexes conditionnés et notre lecture fausse d'une religion tolérante dans l'âme qu'on continue à caricaturer avec notre interprétation d'un autre âge.
Nous avons donc raté l'occasion de démontrer notre capacité à faire montre du pardon auquel nous invite notre religion et de transformer nos couloirs de la mort en des aires de spiritualité où les valeurs éminentes de l'islam, cette spiritualité de grand format, auraient trouvé à s'employer auprès des pires criminels. Quelle belle occasion du service bien compris de notre religion on a perdue là!
Ce fut surtout une triste occasion démontrant à quel point nos partis politiques pratiquent le mensonge et la tromperie. Ainsi, ce parti prétendument abolitionniste que celui de l'ex-défenseur des droits de l'Homme, le président Marzouki, qui a brillé par son absence durant cette bataille pour l'honneur.
La guerre de l'abolition peut être gagnée
De fait, que ce soit les partis de MM. Ghannouchi et Marzouki, les autres se présentant comme démocrates et qui étaient contre l'abolition ou tous ceux qui ont voté le maintien de la peine de mort en Tunisie, on n'était motivé que par des intérêts bassement politiques et partisans, non par la marche de l'histoire pour en écrire une nouvelle page sur cette terre. Ils ont voté l'article 21 en l'état par calcul politique, se basant sur les sondages qui prétendent que la société tunisienne serait majoritairement pour la peine de mort.
Or, c'est faux ! On sait que les sondages sont la meilleure façon d'arranger la vérité, de ne tenir compte que des apparences, sans aller au creux des réalités. Le sondage n'est qu'une opinion publiée, il n'a rien à voir, véritablement, avec l'opinion publique de la Tunisie réelle.
Il aurait suffi de dire au peuple que l'abolition n'a pas pour but d'excuser un acte horrible, mais de faire en sorte que malgré le forfait, on cherchait à atteindre deux objectifs majeurs recommandés par notre religion. Le premier s'adresse à la victime qui doit être en mesure de faire l'effort de dépasser ses sentiments compréhensibles de vouloir se venger, en alignant son comportement sur l'exemple de Dieu clément et miséricordieux. Le second, le plus important, vise le coupable en lui donnant l'occasion inespérée de s'amender, faire acte de pénitence et d'agir, grâce justement à la riche spiritualité de notre religion, pour retrouver la juste voie durant sa réclusion à vie. Assurément, avec un pareil argumentaire, c'est une majorité pour l'abolition qu'on aurait en Tunisie, car le peuple tunisien est humaniste dans l'essence de son être.
La cause de l'abolition n'a pas été honorée à l'Assemblée constituante, mais il ne s'agit que d'une bataille perdue sur le long chemin vers la revitalisation des valeurs humanistes en ce pays. Paradoxalement, l'article voté peut même se révéler la meilleure arme pour les abolitionnistes.
En effet, l'article 21 sanctifie le droit à la vie; et c'est dans l'esprit de l'abolition. Certes, il prévoit cela dans la limite des exceptions prévues par la loi pour des cas extrêmes; or, il suffit que le juge estime qu'aucune exception, aucun cas extrême ne justifient la violation du principe consacré par la constitution qu'il peut et doit interpréter comme interdisant la peine de mort. Et voilà l'abolition encore possible en se basant tant sur la lettre que sur l'esprit de cet article ! Pareillement, dans une lecture similaire, la loi pourrait oser, sinon abolir, du moins décréter la non-application de la peine de mort, aucun fait humain, quelle que soit sa gravité, ne se résolvant en cette exception extrême prévue par la constitution en une pure vue théorique de l'esprit.
Aux abolitionnistes donc de ne pas baisser les bras et de dénoncer cette manipulation politicienne de la part des femmes et des hommes politiques amnésiques, à la courte vue des valeurs qu'ils prétendent servir. Ils doivent continuer le combat de l'abolition en profitant de la contradiction flagrante d'un article qui vise autre chose que ce qu'il indique. N'est-ce pas, en effet, l'avortement qui est visé ici ? Or, même dans ce cas, les juristes et les juges auront leur mot à dire, en considérant la vie dont il s'agit comme ne concernant que la naissance accomplie.
Le combat pour une démocratisation radicale de la Tunisie doit donc continuer. Après l'incrimination de l'anathème pour incroyance, et en attendant la consécration d'une véritable démocratie décentralisée, on peut innover en démocratie en osant prouver que l'islam n'est pas antinomique avec l'abolition de la peine de mort; bien au contraire, il la prône!
Farhat Othman
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