Culture politique et langage de vérité
Les Tunisiens ne se rendent hélas pas compte que leur pays a besoin d’être réformé en profondeur et que les réformes institutionnelles et politiques ne constituent pas une fin en soi. Ils n’ont pas conscience non plus que sans réformes de structure, leurs problèmes socioéconomiques ne pourront jamais être résolus. Le champ de la réforme se réduit pour eux au juridique et au constitutionnel, conformément à ce que leur assènent, à dessein et à longueur de journée, les médias, les politiques et les juristes.
Un exemple suffit pour illustrer cette «déconnexion» des réalités. Si l’on admet que le chômage des diplômés du supérieur constitue l’un des défis les plus importants à relever, il faut admettre aussi que sa résorption graduelle requiert que l’on procède, concomitamment, aux réformes de la formation universitaire et professionnelle, la réorientation de la stratégie industrielle et économique vers des activités à haute intensité de capital et plus de valeur ajoutée, la transformation des relations entre le monde industriel et économique et les centres et pôles de recherche, le transfert graduel de la «compétitivité» de l’économie nationale du coût de la main d’œuvre et du tripatouillage monétaire vers l’amélioration de la productivité de l’ensemble des facteurs et enfin la consolidation de l’assise financière et statutaire des entreprises, sans oublier les réformes fiscale et financière qui doivent accompagner l’ensemble.
Or depuis trois ans, rien n’est concrètement fait, proposé ou discuté à ce propos. La raison est que ni les gouvernements successifs, ni les partis politiques, ni les élus, ni la presse, ne veulent dire les vérités qui fâchent. Au contraire, ils ont tous choisi délibérément d’anesthésier une population prête à l’être, en la laissant croire qu’il suffit de presque rien pour que toutes les difficultés socioéconomiques s’estompent, sans efforts, sans sacrifices et sans réformes de structure. Il s’agit là, bien évidemment, d’un mensonge éhonté. Se pose alors la question suivante : le langage de vérité est-il compatible avec les calculs électoraux et la nature forcément simplificatrice et tapageuse des médias? La réponse est évidemment non. En fait, quand les Tunisiens se plaignent, à juste raison, de la nullité de leurs dirigeants et de leurs élus, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. «Accabler les élus, c'est accorder une étrange impunité aux électeurs». Ils ne se rendent pas compte non plus que le traitement que leur réserve le microcosme politique et médiatique ne procède, en définitive, que d’un réel mépris et que «toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme» selon la formule d’Albert Camus.
Dans les circonstances actuelles, on ne voit pas comment un gouvernement, issu d’un régime des partis et composé de militants politiques ou de technocrates et non d’hommes d’Etat pourrait trancher dans le vif sur un grand nombre de problèmes urgentissimes et épineux. En effet, certaines décisions ne peuvent plus attendre: âge de départ à la retraite, financement des dépenses nationales de santé, déficit et dommages collatéraux de l’assurance-maladie, reconquête administrative, juridique, environnementale et sécuritaire du domaine forestier, etc. Et dans la mesure où nous avons raté le coche, puisque nous n’avons pas réussi à réformer le pays «à l’occasion de la révolution», nous serions condamnés, ou à déclencher une autre révolution, plus organisée et salvatrice cette fois-ci, ou à intégrer l’obligation de réformer «en douceur» selon des modalités opposées jusqu’ici à notre culture cyclothymique méditerranéenne et arabo-musulmane et contraires au régime des partis que l’on a mis en place.
On ne le répètera jamais assez. La chute du régime de Ben Ali n’est pas due fondamentalement au harcèlement de l’opposition politique ou à l’action des défenseurs des droits de l’homme. Elle est due en grande partie à l’incapacité du régime de répondre aux aspirations économiques, sociales et régionales de la population tunisienne; au fait que l’économie tunisienne n’arrivait plus du tout à évoluer en osmose avec l’environnement intérieur et extérieur; que les injustices ont atteint un niveau tel que la vie du plus grand nombre est devenue incertaine ou insupportable ; que les rigidités sociales et l’iniquité économique ont réduit considérablement la base sociologique des classes moyennes et marginalisé les plus fragiles; et enfin que les évolutions institutionnelles et économiques se sont écartées irrémédiablement des évolutions démographiques et sociologiques.
Bref, la chute de Ben Ali est due essentiellement au fait que son régime s’est montré incapable ou dispensé de procéder aux réformes de structure qui s’imposaient. Aujourd’hui encore, la problématique se pose dans les mêmes termes, la sécurité en moins, la crise socioéconomique en plus.
Habib Touhami