Pièces montées d'images et de festons: Les reliefs photographiques d'Aïcha Filali
La galerie Ammar-Farhat, rebaptisée récemment A. Gorgi, abrite actuellement et jusqu’au 14 janvier 2014 la dixième exposition personnelle d’Aïcha Filali intitulée «Chbebek et Ateb» (Seuils et fenêtres). Il s’agit, comme le mentionne le catalogue réalisé à l’occasion, d’une installation matrimoniale mettant à plat et avec beaucoup d’humour la cérémonie de mariage telle qu’elle apparaît à travers les photographies du genre. Travaillée par un regard percutant sur la société tunisienne, l’œuvre de l’artiste confirme à cette occasion ses choix esthétiques habituels tout en franchissant le seuil de nouvelles aventures plastiques.
Le jour J est enfin arrivé. Ils l’avaient longtemps attendu, espéré, rêvé. Tout ou presque a été minutieusement réfléchi, programmé, organisé … le lieu, les mets, le trône, les ornements, la liste des invités, les costumes, les bijoux, la coiffure, le maquillage … sans oublier le bouquet de fleurs et le photographe, celui qui va «sceller» pour les proches et les générations futures les moments solennels de la cérémonie. S’il faut croire l’adage tunisien bien connu «on ne fête sa vie qu’une seule fois», il faut donc tout mettre en œuvre pour garantir la réussite de la cérémonie.
Icônes d’un soir, le jour de leur mariage, ils n’avaient d’ouïe et d’yeux que pour le photographe
Le couple est enfin paré et prêt à parader. Coupé et rasé de près, Monsieur arbore son costume neuf avec pochette et cravate. La métamorphose est totale. Madame est à peine identifiable. La teinture, la coiffure, les bijoux, le costume, le maquillage ont opéré à fond du teint, jusqu’à l’effacement de ses traits propres. La beauté, la cohésion et le bonheur sont aujourd’hui à la carte, le chef étant le photographe. C’est ce personnage qui sera chargé d’écrire les pages du futur album, qui composera les portraits du couple, de ses amis, voisins et de sa famille. C’est lui qui assurera la visibilité de l’événement et permettra plus tard de désigner le passé contemporain des personnes et des objets du cérémonial. Personnage intrus à la famille, sous contrat pour une soirée, le photographe consignera les poses les plus stéréotypées, dictera les attitudes les plus pétrifiées dans le respect d’une tradition hiératique créée en partie par ses congénères. Réduit à quelques phrases hâtives, son dialogue avec ses modèles contractuels est de l’ordre de l’impératif. La part active des mariés est réitérative ; elle donne forme aux injonctions, répète corporellement les instructions verbales de Sa Majesté le photographe. Le sourire est ici sous commande et l’artifice de rigueur. Les poses, on le sait, ne sont pas des mouvements naturels par l’obturateur arrêté mais des formes conventionnellement réglées. Il en va ainsi du semblant de baiser échangé, du découpage de la pièce montée que du passage de l’alliance dans l’annulaire… Bref, au royaume des youyous, le photographe est roi. Icônes de la fête, Monsieur et Madame n’ont d’ouïe et d’yeux que pour leur monarque.
C’est de ce matériau photographique et de son esthétique involontaire que l’artiste s’est d’abord saisi puis numériquement approprié. C’est entre autres, à partir de ses images populaires scannées, destinées à l’origine aux albums familiaux qu’elle a, durant deux ans, élaboré une autre visibilité et qu’elle nous offre aujourd’hui un dépaysement sémantique.
Chez soi pas comme dans la cité, un ébranlement surréel de la frontière
C’est à un voyage du surplace que l’artiste nous convie; nul besoin d’aller ailleurs pour rompre avec ses habitudes. Il suffit d’entrouvrir une fenêtre, de fermer une porte ou de chausser des lunettes pour voir le monde autrement. Dans sa deuxième traversée de l’ordinaire, Aïcha Filali a photographié frontalement portes, balcons, fenêtres bien de chez nous. On peut y déceler, çà et là, le nom d’une rue, le numéro d’une maison ou celui d’un compteur d’eau, comme on peut y voir des fils électriques suspendus ou des traces de peinture dégoulinante ou envahissant des espaces non concernés par le recouvrement. Dans la boutique virtuelle qu’est devenu internet aujourd’hui, elle s’est procuré un ensemble de lunettes de diverses formes photographiées à des fins commerciales sous plusieurs angles. En tant qu’objets / écran, portes, fenêtres et lunettes ont en commun la force attractive de l’imaginaire et de la connexion permanente au monde. Une porte, une fenêtre peuvent être franchies aussi par effraction. Noires, les lunettes permettent de dérober une image de l’autre en camouflant ses propres yeux. Différemment, les trois objets laissent passer donc le regard vers un - je ne sais où- extérieur et vers un – je ne sais quoi- intérieur. Si la porte constitue d’une manière générale une frontière opaque entre l’univers familier et l’univers public, la fenêtre, ce cadre fondamental de l’imaginaire, ce piège transparent à illusions, est en jonction persistante avec les deux univers.
Tous les matériaux photographiques sont réunis. L’effraction virtuelle est en marche, l’imaginaire en attente. L’artiste s’emparera de ces images de convenance pour agréer des rencontres fortuites mêlant de la sorte trois niveaux de réalité couramment distants. En autorisant l’écart, le photomontage permet justement de rompre avec le registre du vrai et de ses corollaires. Monsieur et Madame sont ainsi extraits de leur contexte photographique initial et déplacés sur un autre plan plutôt non convenant spécialement apprêté pour eux. Portant lunettes, Monsieur et Madame délaissent de la sorte leur décor initial marqué de tentures, de moulures et de dorures pour figurer dans un balcon suspendu entre ciel et terre, pour monter des escaliers qui ne les mèneront nulle part… sans oublier pour autant d’amener avec eux les accessoires essentiels de la fête. La pièce montée et le bouquet de fleurs faisant partie du voyage. L’artiste étend le procédé et généralise le port des lunettes à tous les convives photographiés. Faut dire qu’avant de porter des lunettes, Monsieur et Madame s’étaient préalablement déguisés pour la fête. Monsieur a eu d’ailleurs beaucoup de mal à voir dans Madame la fille qu’il a vue hier. Chaussés de lunettes noires, en incognito bien visible, comme atteints d’une myopie collective, les personnages posent maintenant dans ou devant les portes, fenêtres ou balcons d’une cité frappée soudainement de surréalisme. Les images ainsi obtenues consentent à être imprimées en grand format sur tissu. L’album n’est plus qu’un lointain souvenir, c’est le mur qui est maintenant en attente.
Du mou rompu au rang … de tableau-relief
Nous sommes maintenant dans un univers textile chargé de formes photographiques agrandies dans la limite de la machine imprimante. Nous sommes face à une matrice molle pleine de nouvelles potentialités iconographiques. Théoriquement, la courbe des interventions plastiques possibles oscille entre deux grands pôles esthétiques : le moins ou le plus, en passant bien sûr par le degré zéro. Le potentiel des formes photographiques obtenues appelant l’exagération, l’artiste choisit d’aller vers le plus et de grossir les artifices déployés par elles, de distendre des formes déjà enflées de codes vestimentaires et d’apparat par des accessoires empruntés en grande partie au même terroir sémantique. Les machines de la reproductibilité numérique et leur vitesse vont laisser la place à la machine à coudre et à divers outils de la couture, à un long travail minutieux et lentement artisanal. L’artiste est maintenant dans une autre inclinaison technique, d’autres matériaux vont intégrer la surface plane, la transformant en reliefs d’images imprimées et d’objets. C’est dans les merceries et les tas de fripiers qu’elle trouvera son bonheur esthétique. Munie de petites images /copies des photomontages, l’artiste parcourt les merceries de Tunis pour choisir une palette/ panoplie d’objets, en accord ou désaccord coloré avec ses matériaux photographiques. C’est dans ces lieux de « perdition » textile et ornementale, à l’affût des dernières modes et tendances, qu’elle choisira cravates, fausses perles, fleurs artificielles, dentelles, festons dorés et pailletés … qui viendront ainsi se superposer ou se juxtaposer aux figures de Monsieur et Madame et de leurs convives. Un pan d’une cravate doublera l’image d’une autre, une rivière de fausses perles scintillantes se dégagera de l’image d’une pâle parure. Des fleurs artificielles augmenteront l’image de la corbeille ou du bouquet tenu par Madame. Des perles blanches ponctueront d’éclat les différents étages de la pièce montée. Et pour couronner le tout, à l’image du faux diadème porté par Madame, Aïcha Filali encadre l’ensemble, en prenant soin de matelasser préalablement les figures et les bordures. Plusieurs modèles de festons, du plus simple au plus bigarré, lui seront nécessaires pour faire cadre. Monsieur et Madame sont maintenant prêts pour tenir le mur. Sidi Bou Saïd sera le village inaugural de leur voyage de noces. On l’aura compris, l’artiste a choisi résolument le sens de l’amplification et de l’exagération propre au cérémonial même. Dans cette traversée de l’ordinaire perturbée sous peu par un dépaysement sémantique et esthétique, nous retrouvons les différentes facettes de l’artiste dans une autre mouture exubérante du social et de ses déclinaisons. L’artiste reste égale à ses visions tout en franchissant le seuil du sanctuaire des schèmes idéologiques du purisme plastique cher aux défenseurs de la modernité. Je vous conseille vivement de rendre visite à Monsieur et Madame et de leur présenter vos vœux les plus sincères sur...facebook.
Nadia Jelassi
Artiste, enseignante à l’ISBAT