Le RCD, les destouriens et la révolution: un trinôme détonant
Le trinôme RCD, destouriens et Révolution est au centre des événements du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. Ce sont des termes qui apparemment ne vont pas ensemble.
Le RCD, le parti dominant de la scène politique pendant les 23 ans de règne de Ben Ali a été chassé du pouvoir en même temps que son maître. Le mouvement de protestation, déclenché le 17 décembre à la suite de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, s’est amplifié jour après jour sans que les millions d’adhérents au Parti ou supposés comme tels ne lèvent le petit doigt pour défendre le régime dont il était devenu le symbole. On ne sait si c’est vrai ou pas mais il paraît qu’aux derniers jours du mouvement de protestation qui a gagné tout le pays, l’ancien président a convoqué le dernier Secrétaire général du RCD et l’a apostrophé : « mais où sont donc les millions d’adhérents du RCD ? ». « Mais ils sont aux premiers rangs des manifestants, Monsieur le Président », aurait répondu le premier responsable du Parti alors au pouvoir. Car, depuis belle lurette, le RCD était devenu « une coquille vide », une machine tournant en rond, dont la seule fonction était de « mobiliser les masses » pour les meetings et les rassemblements organisés pour démontrer « la popularité » de Ben Ali et de son régime. Cette machine pourrait servir les desseins de la famille régnante de l’époque qui pensait se maintenir au pouvoir éternellement. Malgré la bâtisse imposante qu’il s’était fait construire et l’armée de fonctionnaires qui remplissait son siège central et ses structures régionales et locales, le « Parti » était piloté à partir du Palais de Carthage.
«Tout se décidait à la présidence»
Tout était préparé à l’avance et rien ne se faisait sans l’aval du « grand patron ». Les Congrès et les réunions du Bureau Politique et du Comité Central se réunissaient à dates fixes, à la régularité d’un métronome, mais ce n’était que de la poudre aux yeux. « Tout se décidait à la présidence » de peur des surprises qui risquaient de mettre à mal l’ordre préétabli. Les Tunisiens qui n’ignoraient rien de ce fait, tenaient le RCD pour responsable de la situation délétère dans laquelle se trouvait le pays, au même titre que l’ancien président, son entourage proche, sa famille et la famille de sa femme. C’est donc tout naturellement qu’après avoir chassé Ben Ali, les manifestants s’en sont pris au symbole de son régime, le RCD. Son siège central comme ses bureaux dans les gouvernorats, les délégations ou au niveau de la base avaient été les cibles du courroux des masses. Quand le premier Premier Ministre de transition Mohamed Ghannouchi et certains de ses ministres avaient annoncé leur démission du RCD, personne n’avait trouvé à redire. Mieux, quand le ministre de l’Intérieur Farhat Rajhi demanda à la justice de dissoudre le RCD, personne ou presque ne s’etait levé pour le défendre. C’est comme un fruit pourri était tombé par terre sans que personne ne prenne la peine de le ramasser. Mais où étaient donc les destouriens ? Les destouriens historiques n’avaient jamais considéré Ben Ali comme l'un des leurs. Tout au plus un intrus. En vérité, il ne l'avait jamais été. De par son appartenance à l’armée, il lui était quasiment interdit de faire de la politique, Bourguiba se méfiant des militaires comme de la peste. Il avait été parachuté au bureau politique du PSD quand il était devenu ministre de l’Intérieur avant de devenir son Secrétaire général poste confié au Premier Ministre qu’il était devenu en Octobre 1987.
Lors de sa prise du pouvoir, on se rappelle les débats qui avaient eu lieu autour de lui, certains l’appelaient à créer son propre parti alors que d’autres le conjuraient de maintenir le parti destourien estimant que la nouvelle formation ne serait qu’une « translation » des troupes tout en mécontentant les bourguibistes. S’il s’était résolu à reprendre le Parti sous une nouvelle dénomination, ce n’était pas de gaieté de cœur. Bourguiba avait été marginalisé et son héritage était devenu, pour le nouveau maître du pays un fardeau plutôt qu’autre chose. Le « Combattant Suprême » n’était considéré que comme un des leaders du mouvement national au même titre que d’autres leaders destouriens y compris son ennemi juré, Salah Ben Youssef qui avait été réhabilité. Même ses funérailles qui auraient dû être un moment de communion nationale avaient été bâclées, ce qui avait fait dire à certains que les Tunisiens avaient été « privés de l’émotion ». De ce point de vue, les destouriens, les vrais, ceux qui avaient été de la génération des combattants de l’indépendance et des bâtisseurs de la Tunisie moderne, étaient parmi les victimes du régime tombé le 14 janvier 2011. Ils ne se retrouvaient pas dans la structure créée pour assouvir les ambitions de pouvoir de Ben Ali et de son clan. Quand le RCD avait été dissous, ils étaient tout aussi satisfaits que le commun des Tunisiens. Mais en 23 ans de pouvoir, le RCD s’était créé une nomenklatura. Où étaient ses représentants quand on avait scellé l’arrêt de mort de leur parti. Les arrivistes et les opportunistes qui profitaient du système s’étaient cachés au lendemain du 14 janvier. Les autres qui croyaient que le système pouvait être réformé de l’intérieur avaient fait profil bas. D’autres enfin avaient retourné la veste et étaient devenus les « révolutionnaires de la 25ème heure ».
Les dirigeants du RCD, hors Ben Ali en fuite, étaient convoqués par la justice pour répondre des « méfaits » qui leur étaient reprochés. Alors que Carthage et la Kasbah étaient occupés par d’anciens du RCD, le président provisoire comme ses deux premiers ministres successifs, le sort du Parti qui était le leur et où ils occupaient de hautes fonctions ne leur disait rien qui vaille. Ils s’en souciaient comme d’une guigne. On se rappelle même les remontrances faites par Béji Caid Essebsi aux anciens responsables du RCD qui avaient poussé l’indécence, selon ses dires, jusqu’à aller se prélasser sur les plages alors qu’ils étaient les « responsables » de la situation jugée alors catastrophique dans laquelle se trouvait le pays. Dans le florilège des partis créés à cette époque, aucun n’avait osé se réclamer de l’héritage destourien ou même bourguibien. Tout au plus les partis fondés par des anciens du RCD s’appelaient-ils « l’initiative » ; « la Patrie », « l’Avenir » et même « La Colombe Bleue » (allez savoir pourquoi ? ). Quand les élections du 23 octobre 2011 eurent lieu, les destouriens n’y avaient pas participé comme tels. Seul le Parti de Kamel Morjane, dernier ministre des affaires étrangères de Ben Ali et comme tel membre du Bureau Politique du RCD tirait son épingle du jeu en obtenant cinq sièges tous issus de la région du Sahel, fief historique du Néo Destour de Bourguiba qui s’est mué en 1964 en PSD avant de prendre sa dernière dénomination sous l’ancien régime. Si la dissolution du RCD était pour ses partisans un séisme, le triomphe du Parti Ennahdha au scrutin, quand bien même il était attendu, était un véritable choc.
Le Mouvement islamiste, de par sa conception de la société était l’autre pendant de la scène politique et sa victoire signait, dans l’esprit des RCDistes au moins, la fin du modèle moderniste, ouvert, tolérant, à caractère civil de l’Etat tunisien défendu par les destouriens. Les nouveaux maîtres du pays, membres de la Troïka, c'est-à-dire en plus d’Ennahdha dominant le CPR de Marzouki et Ettakatol de Ben Jaafar qui avaient une revanche à prendre s’en étaient donné à cœur joie pour fustiger le pays « en ruine » qu’ils avaient hérité, « miné par la corruption », « le népotisme, la mauvaise gouvernance » en un mot de « tous les maux » qu’on pût imaginer et même plus. Après le scrutin du 23 octobre 2011, deux faits majeurs avaient éclaté au grand jour.
Le premier c’est que le Parti islamiste, bien structuré, disposant d’une direction dont la cohésion était l’atout majeur, et adossé sur un mouvement mondial qui avait le vent en poupe était appelé à dominer la scène politique tunisienne pour très longtemps. Non à cause de l’adhésion des masses puisqu’il ne disposait que de 18% de l’électorat, mais en raison de la faiblesse et de l’émiettement de l’opposition. Prenant conscience de cette situation, Béji Caid Essebsi lança son initiative sous forme d’ « Appel à la Tunisie » dans lequel il faisait ce diagnostic et invitait à la formation d’un mouvement qui devrait faire contrepoids au Parti islamiste. Il devait plus tard passer à l’acte en créant le Parti de « Nida Tounès » qui allait attirer les forces organisées ou non qui se réclamaient de l’anti-Nahdha, les syndicalistes, les gauchistes mais aussi les destouriens. Mais BCE, lui-même un destourien historique, avait pris soin de se démarquer de ses anciens camarades. Les destouriens pouvaient adhérer à son parti mais à titre individuel et ne devaient pas être trop visibles en son sein. Les destouriens allaient lui reprocher cette discrimination. Très vite, « Nida Tounès » allait cristalliser l’opposition le plus crédible à Ennahdha. Les dirigeants de ce parti ne se trompaient pas quand ils y avaient vu « le plus grand danger » à leur mouvement « bien pire que les salafistes » qui leur disputaient la prééminence. Les meetings de Nida Tounés étaient perturbés, chahutés précisément pour ne pas lui permettre de se développer. Dans les sondages d’opinion le parti de BCE était dès le départ bien placé, se situant à la deuxième place puis au fil des mois il remontait pour occuper la première place dans les intentions de vote.
L’autre aspect qui s’était affirmé, c’était l’incompétence des nouveaux gouvernants, non par mauvaise intention avérée, mais en raison de leur inexpérience. L’émergence du danger terroriste avec l’assassinat de Chokri Belaid en février 2013 devait constituer la goutte qui avait fait déborder le vase. La proposition du chef de gouvernement de l’époque, Hamadi Jebali, lui-même Secrétaire général du Parti islamiste, pour la constitution d’un gouvernement de « technocrates » qui avait trouvé une opposition farouche de la part de la direction d’Ennahdha sonnait le glas de la gouvernance islamiste. Depuis lors, les Tunisiens commençaient à faire la comparaison avec l’ancien régime. Si Ben Ali continuait à être massivement rejeté par la population, son prédécesseur Habib Bourguiba revenait en grâce.
Un rééquilibrage de la scène politique
Les acquis modernistes réalisés sous son égide et qui restent la marque de fabrique de la Tunisie contemporaine faisaient oublier les dernières années chaotiques de son trop long règne. Devant les difficultés quotidiennes qu’ils rencontrent en raison de la cherté de la vie et de l’inflation galopante ainsi que de l’insécurité réelle ou latente, les Tunisiens devenaient nostalgiques de la situation qui prévalait avant le 14 janvier estimant qu’en dehors de la liberté d’expression, bien réelle mais qui mal utilisée peu conduire à l’anarchie, aucune des revendications de la révolution n’a été satisfaite. Lavés des soupçons de corruption et de mauvaise gestion, les destouriens commençaient à relever la tête. M. Hamed Karoui, le Premier Ministre de Ben Ali de 1989 à 1999, puis premier vice-président du RCD prit, alors, l’initiative de rassembler les destouriens. Même s’il affirme avoir « raccroché les crampons » dans le langage des footballeurs, il n’a pris cette initiative que parce qu’aucun jeune n’a pris les devants. Plus tard, il fonde le « Mouvement Destourien » qui s’inscrit explicitement dans l’héritage réformiste et bourguibien, quand bien même il ne renie pas la part RCD de cet héritage. Cependant, ceux qu’il devait rassembler lui ont fait faux bond. Eux aussi ont revendiqué leur référence destourienne, puisque quatre partis dont ceux de Kamel Morjane et Mohamed Jegham ont fusionné en un seul mouvement appelé « l’initiative destourienne nationale ». Béji Caid Essebsi n’est pas en reste. Parmi ceux qu’il a attiré vers son parti, il a brandi comme un trophée le dernier secrétaire général du RCD, Mohamed Ghariani. Le message est, on ne peut plus clair, si lui est le bienvenu que dire, alors, des autres destouriens, RCDistes compris.
Le meurtre de Mohamed Brahmi, député à l’ANC le 25 juillet 2013 et la longue crise qui s’ensuivit et qui n’a trouvé son dénouement que grâce au Dialogue national parrainé par le Quartet composé essentiellement de l’UGTT et de l’UTICA deux alliés historiques des destouriens, qui a poussé le gouvernement de Ali Larayedh à la démission pour laisser la place à un gouvernement de « compétences ». Dés lors, le maître mot est « compétence ». Personne ne peut douter que parce qu’il a ignoré la compétence dont se prévalent les destouriens, que les islamistes ont échoué à mener la barque Tunisie à bon port. Selon un sondage quelques 35% des Tunisiens seraient nostalgiques de l’ère Ben Ali. Non pas qu’ils voudraient que l’homme revienne aux affaires. Mais parce que l’atmosphère qui prévalait à son époque faite de sécurité, de développement et de pouvoir d’achat assuré leur manquait. Cette atmosphère était l’œuvre des destouriens au cours des quelques cinquante cinq ans où ils ont exercé le pouvoir. Voilà qui ouvre un boulevard devant les partis à référence destourienne. Même la période RCD ne fut pas aussi mauvaise qu’elle n’y paraît.
Sommes-nous à la veille d’une polarisation de la vie politique entre destouriens et islamistes comme au bon vieux temps. Cela en a tout l’air. Est-ce bon ou mauvais pour la Tunisie. En tout cas, cela marque un « rééquilibrage » de la scène politique et un probable relève du pouvoir entre deux forces égales ou presque. Les prochaines élections générales, présidentielles et législatives nous le diront.
R.B.R.