Socrate et les valeurs démocratiques: A propos du gouvernement de compétences
Pour la plupart de ceux de ma génération médicale, la digression dans le terrain philosophique apporte son petit lot de réconfort moral et est vécue presque comme une "promenade de santé mentale". Certes on a beaucoup épilogué sur le regard interrogatif ou condescendant, voire hostile qui serait celui des philosophes spécialisés - disons des professionnels - lors de l’intrusion d’un "profane" dans leur domaine. Cessons de prêter attention à ces étranges fictions savamment entretenues depuis les temps anciens, elles font injure à l’ouverture d’esprit et à l’intelligence de ces grands penseurs. Il est même bien établi, en revanche, que pour bon nombre de ces spécialistes, l’apport de ces "exogènes" a pu être parfois bénéfique et même être source d’avancée significative.
Mon premier contact avec la Philosophie remonte à bien longtemps déjà à octobre 1938, au lycée Carnot de Tunis, lorsque notre maître, E. Lubac tout auréolé du rayonnement d’un disciple de Bergson, commença son cours par l’adresse suivante : "La Philosophie, Messieurs (sic), est une tentative pour avoir une vue d’ensemble de l’Existence". Et les semaines qui s’écoulèrent furent consacrées aux commentaires les plus les plus divers, les plus fouillés parfois les plus amusants relevant de cette "déclaration" préliminaire, formant en quelque sorte l’axe du cours. Nombreux sont restés profondément ancrés dans ma mémoire et je suis persuadé que c’est le cas de la plupart de ceux qui étaient présents dans cette classe. J’y suis demeuré fidèlement attaché parce que je considère cette tentative renouvelée, comme un appel continu à la réflexion, donc un attribut fondamental de notre humanité.
Les péripéties d’une très longue vie et particulièrement l’apport des études médicales et l’expérience de la pratique chirurgicale, ont été, sans doute ,un enrichissement continu et passionné de cette existence, chargée des quotidiennetés ordinaires de la vie, donc ponctuée par son lot de petits drames et de revers, mais aussi par des instants de bonheur, certes encore plus nombreux ; surtout que, de temps à autre, sont survenues ces accélérations soudaines chargées d’imprévus et d’émotion. Tel fut le cas de ces journées mémorables d’enthousiasme, vécues par notre génération, lors et alentour de l’Indépendance ; tels furent aussi, plus récemment, ces deux ou trois journées fatidiques qui ont ponctué le cours de la présente Révolution, comme la participation aux élections du 23 octobre ou les grandes manifestations populaires spontanées, qui ont suivi la mort des soldats du Chaambi.
Le rapport ambigu de Socrate à la démocratie
Revenir à Socrate, en ces circonstances "historiques" complexes au cours desquelles sont censées s’élaborer les étapes d’une démocratie future, ne saurait donc être, à mon sens, assimilé à une démarche incongrue ou insolite. Sans doute le serait elle encore moins, depuis que l’actualité nous a un peu surpris et appris que le prénom de Socrate a été porté par l’un des glorieux combattants, tombés au champ d’honneur du " Chaambi", le lieutenant Socrate Cherni. Cet événement anecdotique, malheureux en soi, aura eu indirectement le mérite de mettre en lumière, que l’un des pères fondateurs de la Démocratie athénienne, Socrate, n’est pas en territoire inconnu dans nos contrées. La référence à ses enseignements, incluant l’ensemble de ce riche passé historique grec, vient donc tout naturellement nous interpeller et revêtir une acuité particulière, alors que, ici en ce moment et dans ce pays, se poursuivent, peut-être pour la première fois de son Histoire, d’âpres et ferventes discussions et de tumultueux échanges sur les modèles de la majorité démocratique et plus précisément, depuis peu, sur les gouvernements dits des "compétences" et des "indépendances". Ainsi, aurions-nous démontré que "Those who have forgotten the past are condemned to repeat it" comme l’a écrit Santayana, (philosophe américain d’origine espagnole, 1863-1952).
A l’évidence, la plus élémentaire prudence implique d’emblée un choix difficile et hasardeux, celui de tenter d’évaluer clairement et de limiter strictement ce texte, à ce qui, à travers les multiples interprétations de la doctrine socratique, pourrait constituer un quelconque intérêt pour nos débats actuels. On sait l’ampleur des vives controverses, encore très présentes, qui ont secoué le monde philosophique, à propos des convictions démocratiques attribuées au grand maître athénien ; elles avaient été largement mises en exergue à l'occasion de son procès et de sa condamnation (399 av. J.C.), conférant par là- même un certain degré d’universalité à l’ensemble de ses argumentations. Elles n’ont pas cessé des temps immémoriaux et jusqu’à l’heure présente, de susciter l’intérêt des philosophes et d’alimenter leurs écrits.
Néanmoins, en matière de philosophie antique, comme dans la plupart des domaines d’activité humaine, il se peut que subsistent quelques rares " idées reçues’’, voire même des lignes rouges qu’on ne peut transgresser qu’avec une extrême réserve. Voici qu’à ce propos un excellent ouvrage, récemment paru, de Paulin Ismard ( Paulin Ismard,’’L’Événement Socrate’’, Flammarion, Paris, 2013) vient à point nommé en bouleverser quelques unes et nous apporter dans le même temps de plus amples éclaircissements et peut-être, à maints égards, autant d’éléments de réponse à la question initialement posée.
Avec une analyse historique rigoureuse et très poussée, l’auteur réfute sans grand peine plusieurs des images construites par Platon et Xénophon rejoints bientôt par Polycrate, autour du procès et de la condamnation à mort de Socrate, suite aux accusations de Mélotos et de la grande foule de ses partisans :
" ...négation des Dieux, corruption de la jeunesse, atteinte à l’ordre établi " , auxquels il faut ajouter les critiques acerbes du tirage au sort des soixante jurés, des majorités du nombre et de la rue.
L’auteur souligne le grand impact qui fut ensuite celui des réactions déclenchées par les disciples de Socrate et ses adeptes ; elles ont été très fortes, pertinentes et de longue haleine, au point qu’assez curieusement, on retrouvera, peu de temps après le procès, une " image" de Socrate, hautement réhabilitée, "instinctivement" qualifié depuis de " Père de la " démocratie athénienne’’. Les premiers chrétiens iront jusqu’à l’adopter comme martyr monothéiste, adversaire et victime des païens barbares et polythéistes. Il sera considéré comme un humaniste, au temps de la Renaissance, comme un libre penseur, presque " un sans culotte" lors des "Lumières" et de la Révolution, et échappera, dit-on, d’extrême justesse à une tentative de récupération par les idéologies totalitaires nazies ou marxistes-léninistes.
Paulin Ismard recueillera surtout un ensemble de données nouvelles, dont il souligne pertinemment ce qu’il appelle la " multifactorialité ", mais qui lui permettront d’affirmer ,sans ambages, que les fondements de la condamnation du grand philosophe sont essentiellement de nature politique et n’ont que peu de rapports avec l’idéologie ou la doctrine. Il rappelle la grande proximité qui fut celle de Socrate avec " Les Trentes " qui succédèrent aux " Tyrans’’, imposés par les vainqueurs Spartiates à Athènes, après la guerre du Péloponnèse (404 av. JC). Ce furent ensuite les relations très étroites entretenues par Socrate avec les "Oligarques" et les grandes familles aristocratiques, ces accusations furent évidemment renforcées par le grand "dédain" affiché par le philosophe, lors de son procès, vis-à-vis de ce public des grands jurys populaires rameutés par Mélotos et Aristophane ( les Nuées).
Après ces développements qui prennent souvent la tonalité d’une mise au point, P. Ismard semble plus à l’aise pour définir clairement ses conceptions sur les grands traits de la philosophie socratique:
" L’hypothèse d’une philosophie socratique d’orientation démocratique est un leurre", affirme-t-il, relevant un peu plus loin:
" il est incontestable que le discours politique de Socrate était en tout point hostile aux valeurs fondamentales du régime démocratique".
Rejetant l’idée d’une majorité politique appuyée sur le nombre et le tirage au sort, Socrate a toujours incontestablement affirmé que selon lui:
L’autorité politique véritable ne peut être basée, que sur le SAVOIR, donc sur la Connaissance d’une VERITE, indépendante du nombre de gens qui la partagent. L’autorité ne doit être basée que sur la souveraineté de la vérité et du savoir, stipulant par là que la vérité de la Science, conduite par la raison humaine, en dépit de ses errements et de ses nombreux aléas, demeure la voie la meilleure et la plus proche de la Vérité tout court.
L’Histoire retiendra surtout que Socrate aura été ainsi le premier à poser, en des termes les plus éloquents, le grand débat encore largement ouvert sur l’articulation du Savoir et de la Politique. Cette même Histoire nous enseigne aussi que la plupart des régimes autoritaires, de quelque nature qu’ils soient, ont toujours tenu, en fin de compte, à se concilier, d’une manière ou d’une autre, ceux qu’ils considéraient comme les " Tenants du Savoir’’. De leur côté, ces Tenants du Savoir, dont l’Histoire retiendra les nobles et rares figures, qui avaient affiché leur résistance et leur dignité - certains les ont payé de leur vie - alors que d’autres, plus nombreux n’ont pas su résister longtemps à "l’appel des sirènes", s’étaient même précipités au devant, et avaient répondu, non sans flagornerie, aux moindres sollicitations des pouvoirs en place, quelle qu’en fut l’envergure.
Des prédateurs d'un nouveau genre
A l’échelle des temps modernes, les choses sont devenues infiniment plus complexes et une analyse aussi schématique que la précédente ne pourrait qu’en cerner assez approximativement les divers aspects. Les prodigieuses avancées scientifiques et technologiques des deux derniers siècles et les considérables transformations sociétales qui les ont accompagnés, dans les pays industrialisés, ont donné naissance à des Prédateurs d’un nouveau genre. Grands capitaines d’industrie, contrôlant parfois d’immenses pôles économiques et financiers par l’intermédiaire de réseaux de lobbying de plus en plus agissants et complexes, ils entretiennent avec les "Tenants du Savoir" des rapports étroits, multiples et ambigus, souvent difficiles à cerner. Mais "ces puissances de l’argent" telles que les appelle F. Mitterrand (discours électoral 1981) se révèlent tout aussi porteurs de dérives néfastes et de tentations irrésistibles. Il faut bien cependant constater et concéder que parmi eux existent aussi des entrepreneurs et des inventeurs dont les pressions, les subventions et les "investissements", deviennent de plus en plus présents et de plus en plus indispensables à la poursuite des travaux des chercheurs et des scientifiques de haut niveau.
Le pouvoir de ces nouveaux Prédateurs est en extension continue et dans les circonstances actuelles, seul un pouvoir politique légitime et fort, prenant appui sur un consensus large et solide, aussi indépendant que possible, peut en limiter les effets péjoratifs et veiller à maintenir un état d’équilibre fragile certes, mais tout aussi bénéfique et promoteur de progrès.
Les indéniables efforts déployés actuellement par les "Révolutionnaires tunisiens" - disons par la classe politique tunisienne - pour donner corps à ce gouvernement dit des "compétences" et des "indépendances", ne sauraient rester totalement indifférents, en dépit de l’immense éloignement historique et des gigantesques divergences sociétales, à ces concepts socratiques de la souveraineté basée sur une " Connaissance de la Vérité et du Savoir " , que l’on peut intégrer aujourd’hui sans problème, dans le langage moderne, sous forme de compétence, d’expertise et savoir-faire.
On ne peut s’empêcher de voir cette orientation se dessiner clairement, dans les pays démocratiquement évolués où la constitution d’un gouvernement obéit à des critères clairs ou tacites, universellement admis ; car indépendamment du soutien politique, absolument indispensable à n’importe quel gouvernement, quel qu’en soit la nature, de compétences indépendantes, transitoire ou classique, il est de plus en plus demandé, à ses membres d’être pourvus de multiples qualités, diverses et difficiles à réunir, certaines évidentes, d’autres tacitement entendues ; la moins discutée de ces qualités réside sûrement dans l’exigence d’une formation de haut niveau jointe à une culture générale appréciable axées sur l’intérêt pour les affaires publiques. Cela ne stipule pas non pas tant une compétence pointue dans un domaine spécialisé, qu’une aptitude à pouvoir en contrôler les effets. Le militantisme politique à lui seul, quelques soient les sacrifices consentis, respectables par ailleurs, même assortis de qualités oratoires évidentes, ne suffit plus, dans un pays moderne ,à la qualification exigée d’un membre de gouvernement.
Ces notions évoquées ici de façon quelque peu clairsemée et schématique nous semblent malgré tout, avoir été prises souvent en considération dans les réflexions de ceux de notre classe politique qui délibèrent sur la constitution du gouvernement, elles concernent autant un gouvernement transitoire dit "indépendant" et de compétences qu’un gouvernement normal issu d’une majorité électorale.
Les Tunisiens sauront-ils éviter le naufrage ?
Socrate n’écarte nullement l’obligation que le pouvoir démocratique soit basé sur une majorité politique légitime, mais cette majorité doit, selon lui, tirer sa légitimité d’une reconnaissance de la " Vérité et du Savoir’’, elle doit tout naturellement, se référer et symboliser même, une société instruite, informée, libre de s’exprimer et engagée.
Notre société a pu démontrer, lors des rares " fulgurances’’, disons des périodes fastes, qui ont éclairé sa révolution, qu’elle disposait des aptitudes voulues pour franchir, sans grands dommages, les étapes difficiles menant vers ce qui représente l’objectif essentiel de la Démocratie moderne.
Il faut bien constater, d’un autre côté, que sa progression marque réellement le pas, en ces jours pénibles. S’agit-il d’une évaluation déficiente ou d’une appréciation très approximative des obstacles multiples, imprévisibles et divers, de toute nature, venant de plusieurs sources et allant dans toutes les directions, qui se sont accumulés en travers de sa route ?
Toujours est-il que les débats sérieux du point de départ se sont peu à peu effilochés, laissant la place à des polémiques interminables et agaçantes. Ils ont surtout abouti au niveau de notre population à une indifférence expansive et à une lassitude généralisée. Le pourrissement nocif qui menace inévitablement, au bout de ce chemin tortueux, constituerait la plus lourde erreur pour la Révolution et entraînerait des dommages irréparables, même pour ceux qui auraient "souhaité" ce pourrissement horrible. Nous sommes encore très nombreux, ici en Tunisie et à l’étranger, à penser que les Tunisiens ont démontré qu’ils disposaient des potentialités nécessaires pour redresser le cap et éviter le naufrage.
Les intertitres sont de la rédaction
Saïd Mestiri
Chirurgien.