Mahmoud Darwich : Un livre-témoignage
«Chaque fois que je publie un livre, j’ai l’impression que c’est le dernier…le poète renaît et se renouvelle du fait de son expérience…».
Ces mots du regretté Mahmoud Darwich (1942-2008) nous sont revenus tristement à l’esprit à deux reprises, en feuilletant en 2008, La Trace du papillon (Athar al-farâsha), le dernier ouvrage publié de son vivant, oeuvre ô combien prémonitoire, et fin décembre 2013, L’exil recommencé, un recueil qui vient de paraître aux Editions Actes Sud, constitué des derniers textes écrits après son retour en Palestine en 1993. C’est Elias Sanbar, son compatriote et traducteur attitré, qui les avait choisis et traduits.
Précisons d’abord que ce dernier est aussi l’auteur d’un livre poignant, Le Bien des absents, paru à Paris en 2003. Dans cet ouvrage, Elias Sanbar a relaté son retour à Haïfa pour revoir sa maison natale, ce ‘bien des absents’. Victime, à l’âge de sept mois, de la Nakba (la Catastrophe), il quitta sa ville natale, Haïfa, cette belle cité «bâtie en escaliers où tout le monde avait vue sur la mer» (p.11), pour se réfugier au Liban avec ses parents. Il est aujourd’hui le rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes, à Paris.
Les textes de L’exil recommencé possèdent leur cohérence propre, mais comme le titre le suggère si bien, Elias Sanbar a su les disposer en résonance les uns par rapport aux autres. Ainsi,pour bien marquer que la fatalité de l’exil et du déracinement reste la référence suprême, ce titre reprend celui d’un texte émouvant qui se termine par ces mots:
«L’exil ne peut être défini comme le contraire de la patrie, et la patrie n’est pas l’opposé de l’exil.
Je ne suis pas encore rentré et la route n’est pas finie pour que j’annonce le début du voyage.» (p.43)
De sorte qu’en plus d’une traduction limpide, le lecteur a droit à un large éventail où les principaux thèmes ayant hanté le poète, à savoir, la tragédie de son peuple, l’engagement politique et, évidemment, l’exil, courent en filigrane:
«Le thème de l’exil y est partout présent, qu’il s’agisse de réflexions sur le destin palestinien, d’interrogations sur la nécessité de la poésie et sur le métier de poète, ou d’hommages à des amis disparus» (4e de couverture)
L’exil n’est pas indicible en littérature. Le chantre de la Syrie, Adonis, a coutume de dire: «Je suis né exilé… l'exil est la véritable patrie du créateur». Mahmoud Darwich a, lui aussi, tout au long de sa vie, exposé à l’envi, son expérience exilique et sa quête d’identité à travers des réminscences, des souvenirs familiaux, des trajectoires et des errances spécifiques ou encore des aphorismes et arrêts sur images.
Ainsi en est-il du texte ‘L’exil recommencé’ où l’on décèle chez l’auteur, ce profond sentiment de déracinement qui l’a toujours taraudé, son rêve perdu, son angoisse et son mal-être:
«Je n’ai appris le mot exil que lorsque mon vocabulaire s’est enrichi. Le mot retour était le pain sec quotidien de notre langage. Retour vers le lieu. Retour dans le temps. Retour du temporaire au permanent. Retour du présent au passé et à l’avenir réunis, de l’exception à la règle, des baraques de tôle à une maison de pierre. Et la Palestine devint le contraire de tout ce qui n’était pas elle, le paradis perdu, jusqu’au jour…» (pp.36-37)
On retrouvedans L’exil recommencé, bien sûr, également des réflexions qui projettent toujours une lumière crue sur l’homme qu’il fut, sur ses amitiés et sa passion pour la poésie. Dans ‘Comme si, à l’appel, le poète se levait’, une élégie à la mémoire du poète et romancier syrien Mamdouh ‘Udwan, (1941-2004), Mahmoud Darwich écrivait :
«Quand nous fîmes connaissance, je te reconnus à ta toux car je l’avais déjà retenue dans la cadence de tes premiers poèmes. Elle effrayait les chats endormis dans les ruelles du vieux Damas et répandait le parfum du jasmin.» (p.70)
Mahmoud Darwich use du même style métaphorique dans ‘Un poète rare’, hommage dédié à la mémoire du poète syrien Muhammad al-Maghout (1934-2006), lui aussi, chantre de la poésie moderne arabe:
«Le secret de Maghout fut celui du don spontané. Il a découvert des trésors de poésie dans la glaise de la vie, donné à son expérience carcérale un sens existentiel. De la dureté de la misère et de la privation, il élabora son esthétique et une méthode de défense poétique de la vie contre ce qui fait d’elle un fardeau pour les vivants.
Le voici aujourd’hui, absent, moins mort que nous et plus vivant !» (p.79)
Faut-il le souligner ? La poésie n’a-t-elle pas été pour Mahmoud Darwich sa raison d’être ? Ne s’est-elle pas confondue avec sa quête identitaire et ses prises de positionpoétiques et politiques? En incluant dans L’exil recommencé le texte ‘Le métier de poète’ (pp.63-68), Elias Sanbar a vu juste. Il résume la profession de foi de l’ami disparu, accusé à tort d’avoir abandonné «la poésie de la résistance», la poésie de la politique directe:
«Nul poète ne peut se débarrasser de sa condition historique. Mais la poésie nousassure une marge de liberté et une compensation métaphorique à notre impuissance à changer la réalité. Elle nous tire vers une langue plus élevée que les conditions réelles qui nous assujettissent et nous empêchent d’être en harmonie avec notre existence. Elle peut aussi nous aider à nous comprendre nous-mêmes en nous libérant de ce qui entrave notre vol libre dans un espace sans rivage». (p.65)
Ainsi donc, même si dans L’exil recommencéla plupart des textes renvoient, en fin de compte, à l’exil et à l'exigence de témoigner, tout est, en vérité, matière à réflexion. Par conséquent, ce recueil n’offre pas une seule ligne de fuite. Parce qu’elle a toujours été sa raison d’être, l’écriture chez Mahmoud Darwich, s’est tout naturellement confondue avec sa conscience identitaire et son engagement politique.
En effet, la politique, de son propre aveu, ne peut «totalement disparaître du poème» puisqu’il s’agit en fait de «la lutte humaine pour la vie ou la survie» (La trace du papillon). Le lecteur découvre évidemment tout au long de ces chroniques et ces articles, en filigrane, outre l’exil, décliné de mille façons, de nombreuses et riches réflexions sur la poésie, la culture, l’histoire et évidemment, la politique. ‘L’adieu à la Tunisie’ en première page du recueil, est à propos de ses interrogations sur la pertinence d’un éventuel retour au pays natal, sur les suites de «cette rupture subite», après des années d’errance, mais sa conclusion est, par contre, un vibrant témoignage de la profonde gratitude du poète pour notre pays:
«Te faisant nos adieux, nous t’aimons, Tunisie, plus que nous le savions. Nous déposons dans le silence du triste adieu une transparence qui blesse et nous clarifions une densité à la limite de l’obscurité qui habite les amants…
Prends soin de toi, Tunisie. Nous nous retrouverons demain, sur la terre de ta sœur Palestine.
Oublions-nous quelque chose derrière nous ? Oui, nous oublions le regard du coeur derrière lui, et te laissons le meilleur de nous, nos martyrs que nous te confions.» (p.15)
On peut, certes, douter de la force créatrice et du pouvoir non seulement de la poésie mais de l’art en général, face à l’indicible souffrance de tout un peuple, il n’en reste pas moins vrai cependant qu’avec ce recueil, L’exil recommencé, le poète palestinien, comme le phénix, l’oiseau mythique, semble renaître. Commeles précédents écrits, il est un ‘livre-témoignage’ qui ne manque pas d’interpeller notre conscience.
Un livre à lire et à relire.
Rafik Darragi
Mahmoud Darwich, L’exil recommencé, textes traduits de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, ACTES SUD/Sindbad, 186 pages.