L'enseignement supérieur: les technologies de l'information désormais à l'honneur
L’exception est de mise, parait-il, dans la composition du nouveau gouvernement, non pas dans sa présupposée sacrosainte neutralité politique et encore moins dans les compétences des ministres désignés. L’exception que je souligne ici est dans le choix innovant à la tête du ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique, des technologies de l’information et de la communication (de son nouveau nom). Le nouveau ministre est une compétence de haut niveau et son CV le prouve. C’est d’ailleurs l’une des règles de ce cinquième gouvernement transitoire. C’est surtout sa nomination es qualité d’expert en technologies de l’information et de la communication (TIC) qui crée le «buz» car elle rompt avec une vieille tradition politique qui consiste à choisir les ministres (je parle de ceux ayant une expérience prouvée et des diplômes incontestés!) provenant des disciplines dites «nobles», notamment les sciences juridiques ou la médecine.
Les universités tunisiennes en chute libre dans les classements internationaux
Avec cette nomination, on rend toute leur légitimité aux TIC comme force motrice du processus de rénovation universitaire et de développement économique et social. N’est-on pas en pleine transition vers la nouvelle société de la connaissance et du savoir partagé qui se fonde dans l’usage rationnel et l’exploitation avisée des technologies, notamment dans l’enseignement, la formation et la recherche? Peut-on toutefois, par cette exception, espérer l'amorce d’un nouveau modus operandi universitaire en Tunisie et une réelle propension à vouloir rompre avec un modèle managérial classique et vieillissant? Ce serait sans doute trop demander à un nouveau ministre de passage. Mais en tant que spécialiste des TIC, il pourrait – même dans le cas d'une transition – tracer les grands lignes d’un processus de réforme sur le long terme, dans une synergie mieux réfléchie que celle en cours avec la déferlante technologique dans l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Il devrait avoir le recul nécessaire, en tant que praticien des TIC dans des milieux académiques occidentaux, pour savoir qu’une réforme par les TIC ne se réduit pas à un simple déploiement d’équipements technologiques et encore moins des mesures de rénovations sectorielles et partielles comme ce fut toujours le cas. Il s’agit plutôt d’une stratégie d’organisation globale dans laquelle des moyens et des équipements technologiques, des services et des compétences humaines, des ressources et des contenus numériques sont agencés dans des systèmes d’information intégrés, cohérents et interopérables. C’est une stratégie qui induirait forcément l’injonction de mesures radicales à long terme pour tenter de résoudre les problèmes encore pendants du LMD, des campus numériques, de la décentralisation et mobilité universitaire, de la qualité et certification des compétences, de la mutualisation et partage des moyens et des ressources numériques de façon optimale, rationnelle et égalitaire entre les régions.
Aujourd’hui, les problèmes technologiques de l’université tunisienne sont plutôt inhérents à des questions de modèles structurels d’organisation en réseau, d’autonomie mais aussi de complémentarité universitaire régionale, de qualité de services, de compétitivité scientifique, d’innovation et d’excellence internationale. Le dernier classement de l’International collèges and universities, spécialisé dans le classement des collèges et universités du monde, nous classe 70e à l’échelle du continent africain, loin derrière l’Égypte (7e), le Maroc (20e), l’Algérie (29e), pour ne citer que nos voisins arabes et maghrébins et sans faire l’analogie avec un classement mondial de loin moins élogieux. C’est pour dire combien l’université tunisienne est en perte de vitesse ces dernières années et qu’en tant qu’universitaires, nous n’en sommes pas fiers. Même en tenant compte des réserves émises à l’encontre de ces systèmes de classement souvent jugés orientés et biaisés, une part de vérité dans ces statistiques nous rattrape et nous renvoie une image moins dorée de notre réalité académique devenue, le moins qu’on puisse dire, alarmante.
L’état actuel de l’université tunisienne est réellement inquiétant malgré notre ego flatteur, d’être un peuple instruit. On l’est peut-être en termes d’instruction moyenne ou de pourcentage de scolarisation, mais la plus-value réelle de développement, pour une économie de services comme la nôtre, est plutôt dans l’éducation, l’enseignement et la recherche qui ne peuvent s’améliorer en dehors du cadre de la révolution numérique. L’université tunisienne regorge d’individualités de très haut niveau et engage souvent des investissements importants en ressources technologiques, mais son problème réel est plutôt dans la planification, l’intégration des services, la démarche qualité et la massification des accès et des usages aux TIC. Notre système universitaire est malheureusement toujours ancré dans une verticalité structurelle et une organisation en conclaves institutionnels et régionaux alors que le potentiel premier des TIC et des TICE (technologies pour l’éducation) est de décloisonner la vie universitaire et de pousser vers les consortiums et les regroupements interdisciplinaires. Le développement organique de nos universités et de nos instituts devrait être basé sur des biens et des ressources partagés, sur la collaboration et la cohabitation et non le cloisonnement et la rivalité régionale. Nos universités manquent encore d’une dynamique collective, d’une autosuffisance dans la gestion des ressources plutôt que leur accumulation pour le simple fait de les avoir, d’une égalité d'accès aux ressources assurant les besoins de base de tous, d’une connexion libre et ouverte aux réseaux internationaux de recherche et des bases et banques de données scientifiques et techniques.
Un choc de grande amplitude est désormais nécessaire pour décongestionner les rouages de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique et revitaliser ses mécanismes fonctionnels très alourdis par un cumul d’inertie flagrant ces dernières années. Deux créneaux technologiques essentiels gagneraient à être dans le parapheur du nouveau ministre technologue.
- D’abord, un créneau interne pour retracer les grandes lignes d’une politique nationale universitaire et de recherche scientifique profondément ancrée dans l’usage des TIC. Il exige une mise à niveau des cursus et de la pédagogie numérique, une dynamique de recherche interdisciplinaire et interuniversitaire, ainsi que l’ouverture de l’université sur son environnement social et professionnel.
- Il s’agit ensuite de s’ouvrir sur la communauté internationale, non seulement par les conventions de coopération universitaire (souvent protocolaires), mais surtout en alignant l’enseignement et la recherche scientifique aux référentiels normatifs internationaux pour remettre les universités tunisiennes dans la course à la qualité et à la visibilité mondiale.
En tant que spécialiste des TIC, le ministre technologue serait certainement vexé de savoir qu’en termes de participation dans les travaux de l’Organisation internationale de normalisation (ISO), la Tunisie est un présent/absent dans les trois sous-comités du Comité Technique Joint (JTC1) qui normalise les technologies de l’information à l’échelle du monde alors qu’elle est présente dans plus de 160 comités techniques de l’ISO dans les secteurs industriels?et économiques. Les secteurs?du tertiaire comme l’éducation, la culture et les?arts restent ainsi en dehors d’un champ de compétitivité – et donc de visibilité – internationale qui expliquerait bien de dysfonctionnements dans ces secteurs (cf. étude sur archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00523345).
Comment éviter la décrépitude de l'université
Une conception d’offres de formation plus recentrées sur les référentiels de compétences, sur la mobilité universitaire et sur l’enseignement à distance devrait être à la base d’un partenariat interuniversitaire et international compétitif et de qualité. Une meilleure articulation des acquis et des avancées de l’enseignement à distance, notamment à travers l’Université Virtuelle de Tunis, seraient d’un appui important à toute nouvelle stratégie d’ouverture de l’université tunisienne sur le monde académique international. Des expériences menées avec des partenaires internationaux basés en interne comme l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) ou l’Institut francophone de l’information et de la communication (IFIC) ou avec des partenaires étrangers basés aux USA, au Canada ou en France enrichissent déjà l’acquis expérimental dans ce sens. Ces expériences gagneraient cependant à être mieux intégrées dans une stratégie d’action universitaire globale et transversale.
Fut-elle complexe, la situation ne devrait pas détourner le nouveau ministre technocrate de sa mission principale, celle de proposer des leviers pour éviter la décrépitude de l’université. La mission met le ministre devant deux options délicates : faire rapidement ses preuves par des mesures concrètes à effet immédiat, et/ou viser le long terme en traçant les grandes lignes d’une réforme en profondeur. À notre sens, la conjoncture de la désignation de l’actuel ministre – autant que tous les autres – exige qu’il évite de trop gaspiller les hautes compétences pour lesquelles il a été sélectionné dans la gestion du quotidien et encore moins dans les mesures palliatives qu’il serait plus pratique de léguer aux universités. Ses hautes qualifications devraient plutôt servir à diriger des forces opérationnelles (des task force) pour amorcer des processus novateurs courageux et ambitieux et préparer des stratégies de réforme sur le long terme. Les successeurs auront à l’évidence moins de concentration sur des questions profondes de gouvernance, car ils seraient en partie sous l’emprise de leurs agendas politiques et de leur maintien au poste. La disette universitaire des deux dernières années a été destructive. Ne gaspillons pas l’opportunité d’avoir un ministre « libéré » de ces contraintes pour qu’il consacre tout son potentiel intellectuel et capital d’expérience sur des dossiers de fonds, loin des querelles de chapelles et des influences que des responsables restés en place tenteraient sans doute d’exercer sur lui. Souhaitons bonne chance au nouveau ministre et espérons un meilleur avenir pour nos universités en quête d’un élixir de jouvence.
Mokhtar Ben Henda
Université de Bordeaux Montaigne, France
Expert ISO