Un criminel de guerre en enfer
Ben Ali rêvait de l’inviter - pour mieux se faire voir de la Maison Blanche et masquer ses turpitudes et occulter ses violations des droits des Tunisiens - au Sommet Mondial de la société de l’information de Tunis en novembre 2005. Ariel Sharon est monté dans la barque de Charon le 11 janvier 2014 et, après huit ans de coma, rame vers l’Enfer. «Un monstre de moins dans le monde » a commenté un ministre libanais. «Ce héros», «ce père de la nation» - pour une certaine presse - était tombé dans l’oubli: Netanyahou, le croyant mort - a «béni sa mémoire»… le 4 septembre 2011! Mais comme un sou est un sou - héros national ou pas - le Parlement israélien a imposé, en août 2011, à la famille de Sharon la prise en charge de la moitié de la facture de soins dispensés à l’hôpital à l’ancien chef du gouvernement, soit la bagatelle de 560 000 DT par an. Ses enfants ne voulaient pas qu’il soit débranché alors qu’il était dans un état végétatif et condamné par les médecins. Il est vrai que Sharon possédait la plus grande ferme du pays, dans le Néguev, et que sa progéniture a profité de très gros pots de vin! A Gaza, on a distribué des douceurs en apprenant son décès. Mais remarque Talal Awkal dans Al-Ayyam (Ramallah) - qui reproche à leurs auteurs ces distributions et à Abbas son silence -: «Les Israéliens qualifient tous les dirigeants palestiniens de terroristes et d’assassins. En quoi cela nuirait-il au processus de paix si nos dirigeants utilisaient les mêmes qualificatifs et disaient que Sharon est un criminel? … Sa mort a été provoquée par le destin, et non par un combattant palestinien. Pour vraiment se réjouir, il aurait fallu que Sharon et ses semblables soient condamnés pour crimes de guerre devant la justice internationale. Cela aurait été une condamnation de toute l’occupation israélienne, qui continue à tuer et à disperser le peuple palestinien.» L’ONG Human Rights Watch affirmera, de son côté, que c’est «une honte que Sharon ait rejoint sa tombe sans avoir comparu devant la justice.»
De son vrai nom Ariel Scheinerman, Sharon, né en Palestine de parents russes, a hébraïsé son nom comme beaucoup de sionistes. Il a commencé sa sanglante carrière avec la bénédiction de David Ben Gourion qui lui a confié l’Unité 101 chargée de venger les raids arabes sans «mouiller» l’armée régulière. Avec Sharon a sa tête, l’Unité 101 commettra un affreux massacre dans le village jordanien de Qibya en octobre 1953. En représailles à la mort d’une Israélienne et de ses deux enfants dans un attentat, elle abattra 63 victimes civiles et démolira 45 maisons. Le massacre de Qibya rapportera à Israël sa première condamnation par le Conseil de Sécurité des David Ben Gourion , le 24 novembre 1953. A la tête de cette unité, Sharon a cultivé une attitude d’électron libre, au-dessus de la loi commune. En 1970, après avoir installé une colonie juive à Gaza, il donnera libre cours aux punitions collectives chères à l’armée d’Hitler. Il ravagera le territoire avec tanks et bulldozers et y introduira des espions déguisés en Palestiniens. Yossi Beilin - auteur de l’Initiative de Genève avec les Palestiniens (octobre 2003) - rapporte cet échange, lors de la dernière entrevue qu’il a eue avec le boucher de Sabra et Chatila (juillet 1982): «Yossi, j’apprécie tes efforts pour la paix, mais je ne fais pas confiance aux Arabes» «Aux Arabes, lui ai-je demandé, ou aux Palestiniens?» «Aux Arabes» m’a-t-il répondu (Courrier International n° 1211 du 16 au 22 janvier 2011, page 23). Déni constant des habitants légitimes du pays dans le mantra sioniste mais il se peut aussi que Sharon se rappelle qu’en 1948, lors de la bataille de Latroun, l’armée jordanienne lui a infligé une grave blessure à l’abdomen. Il a perdu beaucoup de sang et n’a été récupéré, in extremis, à l’article de la mort, qu’après plusieurs heures. De plus, en 1956, les Egyptiens ont infligé à la colonne qu’il commandait 43 morts et 120 blessés. Ariel Sharon s’était engagé dans le défilé de Mitla, au Sinaï, alors que le commandant en chef, le Général Dayan, le lui avait expressément interdit. De même, il conduira à la mort 18 soldats israéliens à Kalkilia.
En juin 1982, lors de l’invasion du Liban, il réalisa un de ses plus odieux faits d’armes. Des milliers de Palestiniens ont été assassinés dans les camps de Sabra et Chatila par les Phalanges chrétiennes aux ordres d’Israël et alors que Beyrouth était pratiquement aux mains de l’armée sioniste.
Le crime fut si monstrueux que la Commission Kahane nommée par le gouvernement israélien – sous la pression internationale - pour faire la lumière sur ce crime abject n’hésita pas à charger Sharon et à recommander son exclusion du gouvernement. Humilié, exclu du gouvernement en février 1982, il va mener campagne contre les accords d’Oslo signés en 1993. Ses efforts aboutiront à l’assassinat de Rabin et à l’élection de Netanyahou. Mais Sharon caresse le rêve d’être Premier Ministre. Une provocation, en septembre 2000, va lui permettre de le réaliser: protégé par des centaines de flics, il se rend sur l’esplanade des Mosquées. Il devint Premier Ministre car passé maître dans la confection des complots politiques et des retournements de veste croisant le fer tour à tour avec Barak, Olmert, Netanyahou… La Seconde Intifada démarre suite à ce sacrilège et Sharon enferme Arafat à Ramallah qu’il appelle «notre Ben Laden». Il avait refusé de lui serrer la main en 1996 lors des discussions de Wye Plantation aux Etats Unis. Mais Sharon ne parviendra jamais à réaliser son rêve le plus cher: accéder au poste de commandant en chef de l’état-major de l’armée sioniste et, en qualité de ministre de la Défense, obéira au doigt et à l’œil à la Maison Blanche affirme Amir Oren dans Haaretz du 2 janvier 2014.
L’homme qui a rendu la paix impossible
Les crimes de Sharon ne sont pas tous connus. Ainsi, quarante ans après le forfait, le 16 août 1995, le journal London Daily Telegraph a révélé qu’Ariel Sharon est derrière l’exécution sommaire de 273 soldats prisonniers égyptiens et soudanais lorsque le Président Nasser a nationalisé le Canal de Suez et qu’Israël s’allia avec la France et la Grande Bretagne pour faire la guerre à l’Egypte. C’est pourtant cet homme qu’Yvan Levaï – qui fait la revue de la presse le week-end sur les ondes de France Inter - qualifiera de «pilier d’Israël» ! «Ce pilier», Ali Jarbawi, politologue à l’Université Birzeit et ancien ministre de l’Autorité Palestinienne, le voit comme « l’homme qui a rendu la paix impossible» (International New York Times, 22 janvier 2014, page 6). Le professeur Jarbawi conclut ainsi son article : «Ariel Sharon a été un obstacle majeur pour la paix entre les Palestiniens et les Israéliens. Les Palestiniens ont terriblement souffert de la violence qu’il leur a infligée. Par-dessus tout, il a été incapable de procurer à Israël sécurité, calme et paix. Il a cependant réussi à faire de la solution des deux Etats un nuage de poussière.» Jarbawi rappelle qu’une des «marottes» de Sharon était «le transfert» des Palestiniens hors de leur patrie prétendant que « la Jordanie est la Palestine.» Après les accords d’Oslo de 1993, il s’emploiera à voler le plus de terre possible aux Palestiniens - à Jérusalem et en Cisjordanie notamment. Il diminuera drastiquement le statut légal des Palestiniens afin de préserver une majorité juive.
En 2004, il donnera le feu vert à la construction du Mur de l’Apartheid. Saisie par l’ONU, la Cour Internationale de Justice a statué que le «mur de séparation » constitue une violation du droit international. Ce Mur est un moyen de plus pour Israël de spolier les Palestiniens, de les priver de leurs champs, de les empêcher d’accéder à leurs sources et de déraciner leurs oliveraies. En un mot comme en cent, il s’agissait de leur rendre la vie impossible et de leur voler leur terre. Dans la droite ligne de sa politique de ce gangster. En 1998, en sa qualité de ministre des Affaires Etrangères, il pressait les colons de s’emparer des terres des Palestiniens : «Chacun devrait s’activer, courir, s’emparer de plus de collines, étendre le territoire. Tout ce qui sera arraché sera entre vos mains. Tout ce qui ne sera pas arraché sera entre les leurs.» Là encore, Sharon fut égal à lui-même. Sans détour, il écrivait dans le Yediot Aharonot en 199 : «Nos grands-parents et nos parents ne sont pas venus ici (en Palestine) pour bâtir une démocratie. Tant mieux si elle est préservée, mais ils sont venus ici pour créer un Etat juif. L’existence d’Israël n’est vraiment menacée que par ceux qui, parmi les Israéliens, ne jurent que par la démocratie et la paix, au risque de saper les fondements de notre Etat juif démocratique et d’ouvrir la voie à la dictature criminelle d’un Etat palestinien dirigé par l’OLP… Le sionisme n’a jamais prôné la démocratie, mais la création en Palestine d’un Etat juif appartenant à tout le peuple juif et à lui seul.»
Dans Haaretz du 11 janvier 2014, Gideon Lévy écrit que, «sur le tard, Sharon a réalisé que le mur de défense ne saurait éternellement protéger Israël» et d’ajouter : «au regard des standards internationaux, Sharon est un criminel de guerre… Avec l’âge, il n’a pas modifié son code moral. Par ses propres moyens, il a réalisé les limites de l’emploi de la seule force… Peut-être a-t-il compris ce qui arrive à l’armée qui s’est muée en une armée d’occupation et en une force de police faisant la chasse à des enfants.» Ce qui amène Levy à conclure : «Quand Sharon est tombé dans le coma, Israël a fait de même. Israël a renoué avec le Sharon du début : brutal, cruel et martial.»
Sharon enterré, pour les Palestiniens et les Arabes, le combat continue. Il ne faut rien céder. Nos peuples ne doivent compter que sur eux-mêmes quand ils voient les turpitudes et les trahisons dont sont capables aujourd’hui certains régimes arabes. A cet égard, les conseils du regretté Edward Saïd n’ont pas pris une ride: «Face à tout cela, il faut réagir. Nous devons rendre compte des réalités de la vie quotidienne des Palestiniens soumis au processus de paix, de la manière la plus crue et la plus détaillée possible. Nous devons dire au monde entier les souffrances de notre peuple… et répliquer sans relâche aux mensonges israéliens, américains et palestiniens officiels… Il faut tout faire pour rompre le silence des médias, par des lettres aux journaux, des appels à la radio, des interventions à la télévision. Même modestes, de telles actions, individuelles et collectives, nous feront faire du chemin. Tout vaut mieux que la passivité et le silence… Le choix est clair, c’est soit l’apartheid, soit la justice et la citoyenneté pour tous… Le combat que nous menons est un combat pour la démocratie et l’égalité des droits, pour un état laïque dont tous les membres soient égaux, et non pas un faux combat inspiré d’un lointain passé mythologique, qu’il soit chrétien, juif ou musulman» (Edward Saïd, « Israël, Palestine, l’égalité ou rien », Editions La Fabrique, Paris, 1999) Ce que Mahmoud Darwich explicite lumineusement dans ce poème de 1966 « Un amoureux de Palestine»:
«Afin que la génération future
Sache reconnaître
Le chemin de la maison»