Opinions - 05.02.2014

Radhi Meddeb: "La possible sortie par le haut"

Depuis que la Tunisie a plongé dans une profonde crise politique, il y a de cela maintenant six longs mois, peu de questions de fond ont été débattues. Deux sujets ont fait, toutefois, exception. L'un très technique, relatif à l'énergie, semble contenu à un cercle d'initiés. Il fait l'objet de réunions méthodiques, organisées dans les différentes régions du pays, avec des présentations documentées par l'ancien secrétaire d'Etat. Il s'est déroulé comme un métronome ne soulevant ni enthousiasme ni polémique.  

L'autre est très politique, relatif au niveau atteint par les interventions de la Caisse Générale de Compensation. Il est évoqué par tous, sans donner lieu au moindre débat organisé. Il déchaîne les passions et exacerbe les polémiques. 
 
Et pourtant, ces deux sujets se rejoignent à travers le poids que représente l'énergie dans les interventions de la Caisse.
 
Les chiffres régulièrement avancés par le Gouvernement situent l'intervention globale de la Caisse Générale de Compensation autour de quelques 6 milliards de dinars pour 2013, dont 3.5 milliards de dinars pour le seul poste de l'énergie, contre une intervention globale en 2010 de 1.2 milliard de dinars dont "à peine" 500 millions pour l'énergie.
 
De telles dérives ne laissent objectivement aucune alternative à la nécessaire restructuration de la Caisse Générale de Compensation et à un relèvement conséquent des niveaux de prix de l'énergie primaire et de l'électricité. 
 
Ces chiffres, pour autant imparables qu'ils paraissent de prime abord, n'en soulèvent pas moins une série de questions. 
  • 1. Comment le niveau d'intervention de la CGC aurait-il connu une telle dérive en si peu de temps en matière énergétique alors que la consommation d'électricité a stagné depuis 2010 et que le prix du baril de pétrole libellé en dollars n'a quasiment pas augmenté sur la même période. L'évolution de la parité de change dollar-dinar est loin d'expliquer un tel grand écart.
  • 2. Quel est le vrai coût de la compensation? Le gouvernement comptabilise comme subvention la différence entre le prix international de l'énergie et celui de sa cession à la STEG, à l'ETAP ou à la STIR. Cette manière de faire puise sa logique soit dans le prix réellement payé pour l'énergie importée, soit dans l'usage alternatif que l'Etat estime pouvoir faire pour l'énergie récupérée sur le territoire tunisien, à savoir son exportation. En n'exportant pas l'énergie qu'il cède sur le marché local à un prix inférieur à celui du marché international, l'État se prive de ressources précieuses. Il encourt un manque à gagner qu'il comptabilise en subvention au secteur.  
Ce raisonnement est logique et louable. Il exprime le principe que si le coût de revient de l'énergie récupérée localement est inférieur au prix international, ce différentiel, qui correspond à une rente naturelle, ne doit pas bénéficier aux seuls consommateurs de l'énergie, mais à l'ensemble de la collectivité. À priori infaillible, il trouve toutefois sa limite dans la possibilité effective d'exporter l'énergie cédée localement. Si cela est quasiment toujours vrai pour le pétrole, cela ne sera pas toujours le cas pour le gaz. Ce dernier peut avoir été récupéré aux puits et n'avoir aucun autre usage que son emploi comme combustible sur les lieux mêmes de sa récupération, car intransportable à des conditions techniques et financières acceptables. 
 
Il paraît présomptueux d'assimiler systématiquement le différentiel de prix, entre l'international et le local, comme un manque à gagner et encore moins comme une subvention. 
  • 3) Le prélèvement fiscal peut il approfondir les "subventions"? L'État prélève sur les produits pétroliers d'importantes taxes et redevances qui peuvent aller, dans certains cas, au delà du différentiel de prix de l'énergie entre le marché international et le marché local. Ces taxes sont non récupérables tant pour les industriels que pour les particuliers qui les subissent. Le fait de superposer à la fois subventions et fiscalité sur les mêmes produits introduit une opacité préjudiciable à l'analyse sereine et à la prise de décision. Vouloir aujourd'hui restaurer la vérité des prix de l'énergie en alignant les prix locaux hors taxes et redevances sur les prix internationaux hors taxes et redevances, sans pour autant consolider subventions et fiscalité mettra en péril la compétitivité des entreprises tunisiennes, rognera considérablement le pouvoir d'achat des populations, à un moment où il est déjà lourdement obéré. 
  • 4) Toutes les annonces faites sur le coût de la subvention, tant énergétique qu'aux produits alimentaires, occultent l'éventuelle inefficacité de gestion des entreprises et offices publics qui ont la charge de la gestion des produits et services correspondants.
 Sommes-nous sûrs de l'absolue efficacité des opérateurs publics: STEG, ETAP, STIR et autres Offices des Céréales, de l'Huile, du Commerce...? Si cela a pu être le cas historiquement pour certaines des entreprises publiques, les évolutions récentes attestent malheureusement du contraire.
 
En tout état de cause et en dehors d'audits globaux de la gestion de ces organismes publics, il serait injuste de tout mettre à la charge du consommateur.
 
Ces questions étant posées, il est nécessaire d'engager un large débat national et de mettre sur la table, à la disposition de toutes les parties prenantes: entreprises, partenaires sociaux, associations de défense des consommateurs et partis politiques, les analyses et éléments chiffrés pour une large concertation, un partage et une appropriation du diagnostic avant l'identification, conjointe et si possible consensuelle, des éventuelles solutions à mettre en œuvre, leur phasage et leurs plans d'accompagnement.
 
Des décisions hâtives ou insuffisamment partagées risquent d'engendrer de graves conséquences économiques et sociales et de compliquer durablement le traitement du mal. L'expérience récente de la gestion malencontreuse des redevances automobiles dans la loi des finances 2014 est là pour nous le rappeler violemment.
 
Le chantier est prioritaire et majeur. Il est dès lors important que sa mise en œuvre soit accompagnée de trois mesures importantes: 
  • d'abord, la définition et le lancement d'un plan d'accompagnement à moyen terme des entreprises et des ménages pour une gestion plus économe et plus rationnelle de l'énergie. Les inévitables décisions de relèvement des prix devront être mises en œuvre dans des délais raisonnables permettant aux entreprises de trouver des solutions appropriées pour une compétitivité réelle et non plus fondée sur des prix subventionnés de l'énergie et aux ménages de s'organiser par rapport à cette perte de pouvoir d'achat,
  • ensuite, une refonte du système de protection sociale et de prévoyance afin qu'une partie des sommes économisées soit redistribuée en soutien direct et ciblé aux catégories pauvres et vulnérables et permette de se rapprocher d'un double objectif de justice sociale et d'efficacité économique,
  • enfin, last but not least, la définition et l'annonce d'un plan volontariste et ambitieux de développement des énergies nouvelles et renouvelables auquel seraient donnés tout l'appui institutionnel et toute la visibilité requise. 
Un tel plan permettrait de projeter la Tunisie dans la modernité, de réduire sa dépendance vis-à-vis des éneriges fossiles, de fédérer les forces vives de la Nation autour d'un projet économique et industriel d'avenir et de recueillir le soutien des grands bailleurs de fonds.
 
Voilà ce que pourrait être une sortie consensuelle et par le haut d'un problème complexe et majeur.
 
Radhi Meddeb
Tunis, le 5 février 2014
 
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