La Constitution de la IIe République: Clartés et ombres
Les nations ne se dotent pas tous les jours d’une nouvelle Constitution. Ainsi, le 27 janvier 2014 restera à jamais comme l’une des dates marquantes de l’histoire moderne de la Tunisie.
Ce pays de l’exiguïté territoriale et de la grandeur civilisationnelle a depuis fort longtemps réservé une place importante de son histoire politique et intellectuelle à la question de l’assujettissement des gouvernants au droit. Depuis Carthage et sa Constitution vantée par Aristote, ces esprits avant-gardistes à l’instar d’Ibn Khaldoun, de Khaireddine, d’Ibn Abou Dhiaf, de Kabadou et bien d’autres; la question du rapport entre gouvernants et gouvernés n’a cessé d’être déclinée dans le sens de la limitation du pouvoir des premiers sur les seconds. Ainsi, se cristalliseront dès la moitié du XIXème siècle ces singularités et précocités bien tunisiennes dans le contexte arabe de se doter de textes solennels tendant à garantir les droits fondamentaux des individus et de baliser le champ de l’exercice du pouvoir politique et ce par le Pacte fondamental de 1857, la Constitution de 1861, la déclaration des droits du souverain et de ses sujets, etc.
Au sortir de l’indépendance, la Tunisie se dotera d’une Constitution moderne qui sera promulguée le 1er juin 1959. Ce texte largement acceptable dans sa version initiale sera remanié pas moins d’une quinzaine de fois pour le rendre compatible avec un exercice monocolore, centripète et liberticide du pouvoir. Il devenait dès lors tout à fait normal qu’après la révolution de décembre 2010 /janvier 2014, avec ce qu’elle emporte et comporte comme nécessaires redéfinition de l’équation politique et affranchissement du citoyen, un nouveau texte fondamental, voie le jour. La nouvelle Constitution n’était donc ni une saute d’humeur ni un caprice.Elle était nécessaire.
La liberté retrouvée, le foisonnement partisan, la montée de discours/projets de remise en cause du mode sociétal tunisien avaient nourri beaucoup de craintes quant à ce saut dans le vide que d’écrire un nouveau contrat social dans ces conditions. C’était sans compter avec la vigilance des citoyens et le dynamisme de la société civile. L’Assemblée nationale constituante élue pour écrire la nouvelle Constitution avait rajouté à ces craintes d’autres liées au dépassement du délai convenu d’une année, au choix de la feuille blanche, à la lenteur excessive de son rythme de travail et à l’immaturité de certains de ses membres. L’ensemble de ces raisons explique le soulagement des Tunisiens en la voyant adopter en dernière lecture le texte final de la Constitution tard dans la soirée du 26 janvier 2014.
Ce nouveau texte qui déterminera le vivre ensemble des Tunisiens pour les générations futures a suscité d’une part un grand engouement attendu chez les forces politiques qui l’ont adopté et inattendu dans la presse internationale, d’autre part un accueil réservé chez les puristes et un rejet total dans les rangs des forces politiques fondamentalistes et non républicaines de la société tunisienne Il est intéressant, à ce stade, de se faire une première idée de ce texte en y soulignant les clartés et les zones d’ombre. Ce regard jeté sur un texte statique car non encore appliqué et encore moins interprété; servira d’aide à la lecture et à une première compréhension de la nouvelle Constitution et en aucun cas de jugement définitif en sa faveur ou contre elle. Pour cela, il faudra du temps et de la distance. Choses qui manquent cruellement au moment de l’écriture de ces lignes. Ce texte décrié par les uns et sanctifié par les autres, que devrions-nous, au juste, en penser?
I- De quoi devons-nous êtres fiers?
Trois questions au moins méritent d’être analysées quand il s’agit de mettre en exergue ce qui est positif dans cette nouvelle Constitution.
A - Le procédé
La Tunisie, pour écrire la Constitution de sa IIe République, a renoué avec le choix des constituants de la Ière République, celui de la faire écrire par les élus du peuple. Choix démocratique par excellence comportant néanmoins des risques majeurs d’enlisement chronologique et de mise en place du régime d’assemblée (le temps de son écriture).
Prenant ce pari risqué, la Tunisie a encore une fois tourné le dos aux options usitées dans le monde arabe et ailleurs, celui des constitutions octroyées ou celles écrites par des experts et soumises à référendum pour leur adoption.
Force est de constater que lors de l’écriture de la Constitution de 2014, la société civile tunisienne a fait montre d’une vigilance et d’une capacité de mobilisation extraordinaire pour éviter à la Tunisie les risques du choix de la constituante et de n’en conserver que l’effet positif essentiel, à savoir l’écriture démocratique.
Les événements que la Tunisie a connus lors de ces deux années ont influencé de manière fort remarquable et souvent positive la teneur du texte constitutionnel. Ainsi, la fête du 13 août 2012, l’assassinat de Belaïd et ensuite de Brahmi ont largement impacté le texte et ainsi obligé certains partis, notamment ceux de la majorité à retirer certaines propositions (complémentarité homme/femme, Ettadaf’ô), etc.
Plus récemment encore, certaines dispositions ont été «définitivement» votées par l’Assemblée nationale constituante mais face à la mobilisation de la société civile, des médias, des experts, elles ont fini par être changées.
Ce fut le cas, au moins, de trois articles majeurs. L’article 11 auquel a été ajoutée la question de la discrimination positive au profit des régions défavorisées. L’article 38 (devenu 39 dans la numérotation finale) relatif à l’éducation qui a été équilibré en y ajoutant à l’identité arabo-musulmane, l’ouverture sur les langues et civilisations étrangères ainsi que la culture des droits de l’Homme. Enfin, l’article 103 (devenu 106 dans la numérotation finale) relatif à la nomination des magistrats qui a été repris à la suite d’une extraordinaire mobilisation de la famille judicaire et bien au-delà pour en enlever la nomination des hauts magistrats par le chef de l’Etat sur proposition de l’exécutif.
C’est ainsi que le texte entre nos mains aujourd’hui est certes l’œuvre d’une assemblée élue, mais il est bien plus que cela. C’est le produit d’une société dans sa globalité. Cette crainte canalisée en force de résistance et de proposition a permis à la société civile tunisienne d’apprendre à connaître ses forces et ses limites, d’apprendre à juger et jauger les pouvoirs publics. Cet apprentissage insoupçonné au départ est également une première dans l’histoire constitutionnelle arabe et assez rare au-delà. Il y a là un moyen d’équilibrer une scène politique pas encore assez équilibrée et le ferment d’une vraie citoyenneté.
Plus important que le texte de la Constitution, le contexte de son écriture apparaît comme le marqueur d’une société soucieuse de ses droits, consciente de sa force et acculant la classe politique à agir sous son perspicace contrôle.
B - L’équilibre
La lecture politique du texte de la Constitution du 27 janvier 2014 nous permet d’y déceler un grand nombre de dispositions qui ont été le fruit d’un consensus entre les forces politiques de l’Assemblée. Plus encore entre les courants idéologiques qui s’y affrontent.
La rédaction du préambule (avec la question de l’universalité des droits de l’Homme, la question de fonder (la Constitution) sur les préceptes de l’Islam, etc.), l’article premier, l’abandon de l’introduction de la charia comme source du droit, l’article 2 sur le caractère civil de l’Etat, l’article 6 avec la protection du sacré, la nature du régime politique, la question des binationaux, le pouvoir du Conseil supérieur de la magistrature, la nomination des juges à la Cour constitutionnelle, le pouvoir réglementaire des instances de régulation, etc. ont tous été tranchés dans le cadre du comité des consensus qui fut une trouvaille géniale pour éviter que la Constitution ne soit le reflet des premiers équilibres d’octobre 2011 mais bien ceux de l’été 2013. Et la Tunisie a bien changé entre ces deux moments.
Ce choix, tout imparfait qu’il était, a introduit davantage d’équilibre politique au texte. Il demeure évident que l’écriture consensuelle ne donne généralement pas lieu à une grande littérature, fut-elle constitutionnelle. Ainsi, beaucoup de passages sont mal rédigés, certaines tournures sont malheureuses, il y a même des contradictions flagrantes. Mais c’est peu de choses devant l’adhésion d’un large spectre du champ politique tunisien à notre nouveau contrat social.
Probablement, personne n’est totalement satisfait du texte de la Constitution mais personne ne s’en détourne totalement. Cela n’a pas de prix.
C – Les progrès
Le texte de la Constitution de la IIe République fait avancer, sans conteste, le droit constitutionnel tunisien.
Le titre 2 relatif aux droits et libertés ajoute aux libertés déjà consacrées par la Constitution de 1959 des libertés essentielles comme celle de conscience, l’interdiction de la torture et l’imprescriptibilité de ce crime, le droit à un procès équitable, les libertés académiques, etc.
Egalement, cette Constitution fait rentrer le droit tunisien dans une modernité certaine en consacrant une place significative aux droits de la troisième génération, voire de la quatrième. Ainsi, plusieurs dispositions sont consacrées au droit de l’environnement, au droit au sport, au droit des personnes handicapées, aux droits d’accès aux réseaux d’information, etc. L’Histoire retiendra que ce texte aura gravé dans le marbre constitutionnel l’égalité parfaite entre les Tunisiennes et les Tunisiens (on aurait aimé y voir plutôt femmes et hommes) (art 21) et l’irréversibilité des acquis de la femme (art 46) ainsi qu’une obligation de moyens en ce qui concerne la parité dans les assemblées élues. Cet arsenal n’a bien évidemment aucun équivalent dans le monde arabe, et se place parmi les législations constitutionnelles les plus avant-gardistes au monde.
Il y a lieu aussi de souligner dans ce cadre que l’article 49 constitue un progrès indéniable par rapport à la Constitution de 1959. Ainsi, il n’est plus possible, comme en 1959, au législateur d’organiser à sa guise l’exercice des libertés. Ce qui fut souvent l’occasion et l’alibi pour les restreindre et parfois les annihiler totalement. Désormais, le législateur pourra certes organiser l’exercice des libertés mais il ne pourra, en le faisant, porter atteinte à l’essence du droit. Toute restriction devant ainsi être justifiée, proportionnelle à sa cause et nécessairement compatible avec un Etat civil et démocratique.
L’article 49 peut être regardé comme la disposition centrale de tout le nouvel édifice constitutionnel.
Ces avancées et autres acquis, ces consolidations et cette belle participation citoyenne ne doivent pas altérer la lucidité de prendre conscience des limites et des lacunes de ce texte.
II - Que doit-on craindre?
Trois séries d’observations doivent être présentées en ce sens.
A - Les omissions
Les Tunisiens ont raté à l’occasion de l’écriture de cette nouvelle constitution pour y consigner un certain nombre de choix ou d’affirmations qui auraient été bienvenus dans pareil texte et dans pareille circonstance. Ainsi, ne pas avoir affirmé haut et fort dans le préambule à côté de la dimension arabe, musulmane, africaine, maghrébine de notre identité l’enracinement méditerranéen de la Tunisie fut une occasion manquée. Cela aurait été important pour soi et pour les autres. Un pays comme le nôtre aux racines plusieurs fois millénaires, ayant fondé une civilisation qui a dominé une grande partie du monde antique à partir du cœur de la Méditerranée que nous occupons et incarnons, voit cette belle et solennelle affirmation sacrifiée sur l’autel d’analyses géopolitiques réductrices et de circonstance.
L’affirmation du droit à la libre initiative économique n’a pu être consignée dans le texte, alors même que toute la classe politique estime que l’investissement national et étranger constitue l’une des sources de dynamisation de l’économie et donc de la tant recherchée employabilité. De surcroît, la frilosité qui avait pris l’Assemblée lors du vote de cet amendement a fini par nous détourner de notre histoire constitutionnelle et la continuité objective qu’elle nous impose car le principe de liberté de commerce et de l’industrie figure parmi les principes consacrés par le Pacte fondamental de 1857 et la Constitution de 1861. Enfin, la société civile avait assez largement plébiscité le Pacte de Tunis pour les droits et libertés et aurait aimé voir l’Assemblée nationale constituante y faire référence dans le préambule de la Constitution, lui donnant ainsi une valeur symbolique forte et une valeur juridique indirecte.
B - Le déséquilibre
La partie relative au régime politique dans la Constitution de 2014 reste bien en deçà des attentes. Les constituants devaient retenir des solutions de nature à rompre avec l’hégémonie de l’institution présidentielle, mais également trouver la voie vers un équilibre viable d’une part entre le législatif et l’exécutif et d’autre part au sein même de l’exécutif entre le président de la République et le chef du gouvernement.
Il est évident que les partis politiques ont eu tendance à construire un système à la lumière des rapports de force actuels, alors même qu’ils écrivaient un texte appelé à durer longtemps. De surcroît, les choix discutables retenus dans l’organisation des pouvoirs publics de décembre 2011 n’ont pas servi d’exemples à éviter puisque le déséquilibre au profit du chef du gouvernement et la marginalisation du président de la République ont été néfastes sur la conduite des affaires publiques (affaire Baghdadi Mahmoudi, affaire de la rupture des relations diplomatiques avec la Syrie, etc.)
Malgré les nombreuses améliorations apportées à cette partie de la Constitution à travers les différents projets, le résultat est loin de garantir l’équilibre recherché. La Tunisie aurait pu s’accommoder fort bien d’un régime où le chef de gouvernement, adossé à une majorité parlementaire, dirigerait l’exécutif en présence d’un chef de l’Etat aux véritables pouvoirs d’arbitrage. Cela aurait supposé accorder au chef de l’Etat de vraies facultés d’empêcher et juguler le pouvoir du parlement. Or, à la lecture du texte final de la Constitution, le chef de l’Etat dispose de peu de pouvoirs. De surcroît, ceux dont il a été pourvu ne semblent pas tous pouvoir être mis en œuvre. Il en est ainsi du nécessaire outil d’équilibre qu’est la dissolution du parlement qui est prévue dans deux hypothèses quasi impossibles à réaliser (art 99).
Une assemblée qui, de facto, ne peut être dissoute et dont le chef de l’exécutif est l’émanation directe risque de nous mener vers un indésirable régime d’assemblée.
C - L’ambiguïté
La rédaction du texte s’est souvent faite dans un contexte de tension ou de grande divergence politique et idéologique. Cela s’est traduit parfois par une écriture et un choix sémantique et grammatical pouvant donner lieu à des ambiguïtés.
Ainsi, juxtaposer la liberté de conscience et la non-atteinte au sacré, affirmer l’attachement du peuple aux préceptes de l’islam et retenir la liberté de culte et bien d’autres cas laissent une place à une ambiguïté certaine au niveau de la compréhension globale du texte. En outre, faire suivre la référence aux droits humains universels dans le préambule par l’adjectif «suprêmes» doit-il signifier qu’ils le sont tous ou plutôt qu’on en choisit ainsi certains au détriment d’autres?
Comment affirme-t-on que le droit à la vie est sacré et donner au législateur le loisir de le limiter? (art 22)
Comment peut-on attribuer des obligations à des entités alors même qu’elles ne sont pas sujet de droit? (art44)
Comment demande-t-on au parlement (donc assemblée collégiale) de nommer des membres de la Cour constitutionnelle et non les élire? (art118)
Ces exemples et beaucoup d’autres nous montrent la part d’imprécision dans ce texte qui, malgré les avertissements des experts, ont été maintenus et qui laissent aujourd’hui une large part à l’incertitude et à l’ambiguïté. Si les textes juridiques sont souvent porteurs de potentialités interprétatives multiples, il n’en demeure pas moins nécessaire d’éviter les blocages ou les contresens dus à de mauvais choix rédactionnels. Ainsi, dans un texte de cette importance, les meetings of minds doivent l’emporter sur les ambiguïtés. Au total, cette nouvelle Constitution constitue, malgré ses nombreuses limites, un progrès indéniable en matière de libertés, de décentralisation, de contre-pouvoirs, de justice constitutionnelle, etc.
Elle a également permis à la société civile tunisienne de comprendre son rôle et connaître son poids. Quant à son impact réel, il dépendra de la responsabilité de la classe politique, de la mobilisation citoyenne et des autorités chargées de son interprétation. Ces dernières, administration, juge ordinaire et Cour constitutionnelle, auront la nécessaire et délicate mission de donner sens à ce texte, d’en lever les ambigüités et d’en trancher les arbitrages latents.Ainsi, le 27 janvier dernier fut un point de départ et non final qu’on donnait à la Constitution. En fait, tout ne fait que commencer.n
G.G.
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