L'ambassadeur d'Egypte à Tunis: «Ne vous fiez pas à Al Jazeera!»
«Le dialogue est un indice de santé et de vitalité de la société tunisienne. Car il y aura au bout les élections générales qui donneront des institutions durables à la Tunisie, un président et un gouvernement élus et jetterons les bases de la stabilité dans votre pays et c’est là l’essentiel». Ainsi s’exprimait l’Ambassadeur d’Egypte à Tunis, Ayman Gamal-eddin Musharafa, en observateur averti de la scène tunisienne.
Recevant Leaders au lendemain du référendum sur la Constitution égyptienne, il semble préférer la voie tunisienne à celle empruntée par son pays qui est allé directement vers les élections qui leur avaient donné un président issu des «Frères musulmans» avant que la rue, avec l’appui de l’armée, ne le chasse du pouvoir.
Al Jazeera dotée d’œillères
«Comment va l’Egypte?». A cette question, notre interlocuteur se fait un brin sévère: «Ne vous fiez pas à ce que raconte la chaîne «Al Jazeera», elle regarde l’Egypte avec des œillères et un parti-pris. France 24, qui reprend la chaîne qatarie, n’est pas plus fiable». Puis, enchaîne-t-il, cette question de coup d’Etat, parlons-en. Pourquoi quand le peuple se soulève contre un dictateur, c’est une révolution que tout le monde applaudit, mais quand ce même peuple se mobilise contre un président dont on ne veut plus, on nous accuse de coup d’Etat. Pour lui, quand un parti politique tunisien prend position quant à la situation égyptienne, quoi de plus normal et cela ne le dérange guère quand bien même il s’agirait d’un parti au pouvoir, allusion à peine voilée à Ennahdha, mais quand c’est le chef de l’Etat qui s’exprime, c’est différent car celui-ci «engage son pays». L’Ambassadeur Musharafa n’évoque à aucun moment son «rappel en consultations» entre septembre et novembre 2013 après le discours du président provisoire à l’Assemblée générale de l’ONU comme s’il s’agissait d’un épisode qu’il veut oublier. Il ne veut retenir que les choses positives. Selon lui, s’il ne faut pas s’attendre à des échanges de visites ou à la réunion, au cours du premier semestre 2014, de la haute commission mixte, que président les deux chefs de gouvernement et dont la dernière session date de mars 2010, cependant il espère que les relations au plus haut niveau entre les deux capitales reprendront leur cours normal au second semestre de l’année. Peut-être espère-t-il un changement de majorité qui rendrait plus probable ce réchauffement des relations.
Pas concurrentiels, mais complémentaires!
«Il y a tant à faire entre nous, surtout envers notre voisin commun, la Libye, une fois stabilisé.» Malgré les problèmes que vivent la Tunisie et l’Egypte et dont il craignait qu’ils aient des effets négatifs sur les échanges commerciaux entre les deux pays, les chiffres sont rassurants. Ces échanges ne baissent que de 10% alors qu’il s’attendait à une chute plus grave. Pour lui, c’est une performance, car les échanges par voie terrestre sont quasi nuls en raison de l’insécurité en Libye. Il déplore l’absence de ligne maritime entre les ports tunisiens et égyptiens, un projet à un moment envisagé mais qui est resté lettre morte. Nos échanges se chiffrent à quelque 300 millions de dollars américains avec un excédent du côté de l’Egypte, reconnaît-il. On pourra améliorer ce chiffre tant les potentialités existent. Sur le plan touristique, les deux pays peuvent paraître concurrents. Mais à bien y réfléchir, ils peuvent être complémentaires envers les nouveaux marchés touristiques émergents comme la Chine ou les pays du Sud-Est asiatique. Les échanges humains pâtissent du refroidissement des relations politiques, puisque les visas sont accordés de part et d’autre avec parcimonie. Mais le point positif, ce sont les mariages mixtes, essentiellement des Egyptiens qui épousent des Tunisiennes. Il y en a eu 600 en une année. Cela a l’air de le surprendre agréablement. Un autre point positif, c’est la participation des Egyptiens aux festivals culturels qui se tiennent en Tunisie. Quarante festivals tunisiens se sont tenus avec la participation d’artistes égyptiens et cela n’est pas près de s’arrêter, affirme-t-il.
Tunisie-Egypte: Affinités, similitudes et plus encore
Affinités
Egyptiens et Tunisiens sont les héritiers de grandes civilisations et de cultures millénaires. La concomitance d’événements majeurs tout au long de l’histoire des deux pays n’est pas le fruit du hasard. Sans parler du passé ancien quand Carthage et Alexandrie furent des «phares » de la civilisation en Méditerranée, l’histoire contemporaine sinon récente des deux peuples montre des analogies certaines qui démontrent que les deux pays furent et demeurent des carrefours de civilisations. Ainsi le mouvement de réforme dans les deux pays a commencé à la même époque en Egypte avec le Khédive Ismaïl (1830-1895, petit-fils de Mohamed Ali, déposé par les Anglais en 1879, mort en Turquie) et en Tunisie, Khair-Eddine Pacha (1823- 1890, mort également en Turquie). Pour l’histoire récente, le mouvement national dans chacun des deux pays s’est élevé en même temps contre le colonialisme, anglais là-bas, français ici, au début des années 1920, et les historiens ne manquent pas de rappeler la rencontre à cette époque de Saad Zaghloul et Abdelaziz Thaalbi. Le débat pour l’émancipation de la femme a eu lieu quasiment en même temps en Egypte et en Tunisie grâce aux oulémas des deux institutions que sont Al-Azhar et la Zitouna. Sans parler de la période féconde pour la lutte nationale tunisienne passée par Bourguiba au Caire dans les années 1940. Tout cela tisse des affinités entre les deux pays. Tout cela crée des liens, montre des similitudes et témoigne des affinités entre les deux nations. «C’est donc tout à fait naturel que les révolutions en Tunisie et en Egypte se déroulent presque simultanément et que l’une soit l’écho de l’autre ».
Similitudes
Les difficultés que connaissent les deux pays sont de même nature. Chez nous comme chez eux, le tourisme, un secteur qui constitue l’ossature de l’économie de régions entières et qui assure le travail directement ou indirectement au quart de la population, est «sinistré». Pourvoyeur en devises des deux économies, il est en panne et cela se ressent. Les deux pays pâtissent aussi de la désertion des investisseurs étrangers qui, en raison de l’instabilité et des mouvements de protestation des ouvriers, préfèrent partir ailleurs, alors qu’ils savent que les deux pays disposent d’atouts indéniables comme la proximité de l’Europe, la présence d’une main-d’œuvre qualifiée, en plus des avantages dont la nature les a dotés (le soleil, l’eau et la terre). Encore un point de similitude, également négatif, la situation chaotique en Libye qui jette de l’ombre sur l’état des deux pays limitrophes de ce grand pays qui n’a pas retrouvé sa stabilité et qui, par contrebandes interposées, de marchandises mais surtout de drogue ou, pire, d’armes, contribue à l’insécurité et «ajoute des problèmes aux problèmes des deux pays». «Le jour où la Libye retrouvera la paix et la stabilité, Tunisiens et Egyptiens pourront joindre leurs efforts pour la reconstruction de ce pays». La commission tripartite tuniso-égypto-libyenne qui a tenu des réunions en 2012 à Tunis et au Caire mais qui a depuis suspendu ses travaux est une structure utile qu’il faudra un jour réactiver car les trois pays ont une destinée commune, de même qu’Egyptiens et Tunisiens sont les plus qualifiés par l’histoire, la géographie et le reste pour venir en aide à leur voisin commun. En raison des troubles dans ce pays, un demi-million de Libyens vivent en Egypte, autant qu’en Tunisie.
Particularités
L’Egypte est entourée de territoires à situation difficile comme Gaza, le Soudan et la Libye et subit aussi les répercussions de la situation dans la région. C’est ainsi qu’elle compte plus de 2 millions de réfugiés dont 800.000 Soudanais, 600.000 Syriens, 500.000 Libyens et 200.000 Irakiens. La Tunisie n’est pas dans cette situation. L’Algérie, l’autre voisin, est un partenaire sur lequel elle peut compter. Une coordination tous azimuts unit les deux pays. Les Tunisiens ne s’y trompent pas puisqu’ils plébiscitent largement les relations étroites liant les deux pays (Cf. dossier Tunisie-Algérie dans le précédent numéro de Leaders).
En commun
La colonie tunisienne en Egypte est forte de quelques milliers installés de longue date essentiellement à Alexandrie. Quant à la colonie égyptienne en Tunisie, elle compte quelques centaines (600), dont la moitié à Tunis et l’autre moitié à Sfax. Il s’agit de fonctionnaires à la BAD et de travailleurs dans l’industrie du meuble originaires de la région de Domiate.
Les incidents
Les incidents liés à la pêche dans les eaux tunisiennes par des bateaux égyptiens sont les plus fréquents. Le dernier en date a eu lieu début janvier quand trois bateaux de pêche égyptiens ont été interceptés dans les eaux tunisiennes par une vedette de la marine tunisienne. N’ayant pas obtempéré aux tirs de sommation, le capitaine d’un des bateaux a été mortellement touché. En 2013, il y a eu deux morts dans des conditions similaires. Les Egyptiens considèrent ces incidents comme des «actes isolés» et n’incriminent que les pêcheurs récalcitrants.