Hédi Sraieb : L'exécrable compétitivité du site «Tunisie»?
Avant de se lancer à corps perdu dans la recherche de nouveaux investisseurs étrangers (IDE), il serait bon de tirer tous les enseignements des 2 ou 3 dernières décennies au cours desquelles, notre économie s’est insérée plus profondément au sein de la division internationale du travail. Ce que l’on nomme aujourd’hui mondialisation, globalisation.
L’exercice est d’autant plus complexe que les niveaux d’analyse et angles d’approches sont nombreux. Il n’aura échappé à personne que de multiples aspects font polémiques. De nombreuses personnalités politiques peu suspectes d’affinités de gauche tirent la sonnette d’alarme quand d’autres projettent leur espoir de voir le pays devenir le Dubaï ou le Singapour du Maghreb.
Il n’y a, bien évidemment pas de méthode scientifique. Absence de données et d’études fiables font la part belle à des approximations douteuses, pour ne pas dire spécieuses et perfides comme la très à la mode démarche multicritère du «doing business» et de tous ces classements de benchmarking tendancieux distribuant bons et mauvais points. Ces interprétations essentialistes, ne sont que des raccourcis biaisés et fallacieux de réalités complexes. Nous vivons tous les jours un oxymore, -celui de la croissance apauvrissante-, dont peu veulent éluder les chaines causales, les déterminismes circulaires socioéconomiques.
Du coup l’opinion se satisfait de jugements péremptoires (un bilan globalement positif ou négatif) que la somnolence de nos universitaires ayant abdiqué leur fonction critique ou que la paresse d’une presse dite d’information, ayant oublié son rôle d’investigation, relaient avec force de complaisance et indulgence suspectes. L’économisme ambiant a, en effet, trouvé la parade intellectuelle: la moyennisation ...une grande trouvaille. Je n’ai jamais rencontré «le tunisien».
Le modèle de développement suivi est à bout de souffle et moribond. Mieux les choix politiques et leurs conséquences ont fini par nous mener dans le mur. Claironner que les indicateurs sont désormais au vert pour le secteur du tourisme est une fantasmagorie, une imposture intellectuelle. Le secteur est criblé de dettes, la guerre des prix qui s’y livre détruit toute viabilité durable. Inutile d’aborder les nuisances de ce tourisme ultra bétonné. Mais ce « mal développement » est encore plus manifeste et criard dans les 2 secteurs vitaux de l’agriculture et de l’industrie. Nos élites oublient un peu vite que longtemps notre pays a été autosuffisant en matière alimentaire. L’agriculture agonise, les paysans fuient, les campagnes se dépeuplent à grande vitesse. Toutes les productions sont en recul sans que la moindre réponse cohérente ne soit apportée. Le mythe de la relance par l’investissement fait ici des ravages. Produire quoi? Pour qui? Une impéritie redoutable doublée d’un renoncement fataliste de fuite en avant!
Que dire de nos matières premières. Une gestion des plus opaques y règne depuis des lustres sur le secteur des hydrocarbures. Une sorte de loi de silence, Omerta locale, préside aux destinées de cette activité. Rien ne filtre s’agissant des concessions, des règles de partage des revenus d’extraction. Parfois apprend-t-on que certains concessionnaires sont domiciliés dans des paradis fiscaux. Sans aucun doute des accommodements et des arrangements peu ragoutants. Il en va de même dans les phosphates où certes cette fois-ci les finances publiques y trouvent leur compte (400 M DT versé par CPG-GCT au seul titre de dividendes en 2012) mais sans aucune retombée d’aucune sorte sur les populations, des années durant.
L’industrie manufacturière, grand espoir et priorité de toutes ces décennies tourne à vide. Sa prétendue croissance (les chiffres sont bien là) masque désespérément une valeur ajoutée réduite, une création d’emploi factice et dérisoire (2/3 des emplois y sont non qualifiés et précaires). Au total une industrie qui a certes densifié le tissu économique (ersatz et succédanés de travail et de rémunération), accroché des débouchés à l’extérieur (IAA, ITC, IME) mais quasi exclusivement en sous-traitance et extrême dépendance d’intrants étrangers. En quelque sorte une réexportation d’importations, à laquelle n’échappe pas les entreprises étrangères, elles même issue d’un formidable mouvement de délocalisation inauguré au tournant des années 90.
Un long propos, illustrant les vissicitudes de tout notre substrat productif, qui conduit inévitablement à identifier la seule règle qui préside à la construction de notre compétitivité et à la fameuse attractivité du site «Tunisie»: Le différentiel de coût production, singulièrement dans sa dimension salariale relativement aux autres sites de production. La pseudo loi d’airain des «avantages comparatifs» de Ricardo a été intériorisée par nos dirigeants comme par l’entreprenariat. D’aucuns parlent de rente de situation. Notre intelligentsia politique dans la définition des priorités comme nos dirigeants économiques dans leurs ambitions (l’anticipation de la fabrication de leurs coûts), ne semblent connaître qu’une seule variable stratégique, la variable d’ajustement: celle des salaires et des emplois, exit toutes les autres.
Une autre idée préconçue, sorte de croyance intériorisée, largement partagée, consiste à croire mais plus gravement à faire croire qu’il n’y aurait pas d’argent dans le pays.
Une vraie fausse conviction qui fait dire, tout de go, sans aucune nuance, que nous aurions besoin d’investissements étrangers. En témoigne la précipitation et la célérité avec laquelle a été actualisé le code d’investissements. Aucun recul, aucune mise en perspective, mais une arrière-pensée prégnante: investissement étranger rimerai avec paix sociale. Aucun questionnement s’agissant de l’effondrement de l’épargne intérieure et de la faiblesse endémique du taux d’investissement (Une FBCF à laquelle manque 8 à 10 points). Pas l’ombre d’une réflexion sur les «trappes à richesse», le «black» dans le jargon populaire, mais aussi bien d’autres techniques de fuite de «l’investissement» dans les activités à «marché immédiat, solvable»; pour une part accaparé précisément par ces fameux IDE. Aucune étude d’impact sur la grande distribution trustée par les grandes enseignes étrangères. Pas un seul rapport d’aucun ministère sur les fameux transferts de technologies….autre que cet apport de modernité factice, dispendieuse, gaspilleuse. Un mobile importé est jeté et changé tous les 24 mois.
Enfermement intellectuel ou opportunisme d’intérêts bien compris devant les forces du marché. Difficile à discerner ! Nous ne serions y échapper à cette mondialisation sauvage semble dire notre intelligentsia. Un discours qui finit par convaincre tout un peuple désabusé, désenchanté par cette modernité blafarde.
Disposons-nous d’autres atouts ? Va-t-on réduire l’ambition nationale à ce Dubaï bling bling, à ce Singapour hub historique des flux d’échanges et paradis fiscal sans égal de la sous région.
Offrir nos intelligences en déshérence (2 doctorants sur 3 indiquant ne pas avoir d’avenir dans le pays), brader nos acquis et nos ressources à l’appétit vorace de groupes étrangers? Terrible cette amnésie des années Soixante où les dirigeants du pays relevaient les défis en se lançant dans l’aventure du tourisme ou du textile, histoire de rompre le face à face avec l’ex métropole.
Terrible l’idée qu’il faudrait accepter de vendre le pays par appartement sous le joli vocable de partenariat public privé, et autre fumeux debt-equity swap (conversion de dettes en capital)
Sortez de votre léthargie, messieurs les dirigeants…Faites nous rêver !
Hédi Sraieb,
Docteur d’Etat en économie du développement