La dérive malthusienne du corporatisme
Un fort corporatisme existe en Tunisie. Il s’est sérieusement affermi ces dernières années à la faveur des bouleversements que connaît le pays depuis le 14 Janvier 2011 et de la place prise par certaines professions dans la conduite du processus politique en cours. Il ne s’agit évidemment pas de ce type de corporatisme lié historiquement aux régimes totalitaires d’Europe Occidentale, mais de l’expression d’une solidarité professionnelle exacerbée et ombrageuse qui oublie parfois le sens de l’intérêt général et n’hésite pas à défier l’Etat et ses lois au nom de motifs très peu défendables en réalité. Le sujet est naturellement tabou, s’agissant de corporations ayant une très grande influence politique ou sociétale.
Un des traits significatifs de ce corporatisme réside dans un malthusianisme sous-jacent qu’exprime la tentation de ceux qui sont déjà «installés» dans la profession à fermer les portes aux nouveaux «arrivants», en évoquant mille raisons plus au moins respectables, plus au moins plausibles. Cette tentation aboutit à la consécration de ce qu’on appelle le «numerus clausus» (du latin signifiant littéralement nombre fermé). Nul ne cherche à maîtriser l’augmentation du nombre de menuisiers, de plombiers, de chauffeurs, d’ouvriers ou même de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens, mais on ne sait pour quelle raison certains trouvent normal ou justifié d’appeler à la limitation du seul nombre d’avocats, d’huissiers, de médecins, de pharmaciens ou de chirurgiens dentistes. Si on entre dans cette logique curieuse de protéger certaines professions par la limitation du nombre au nom, si j’osais dire, de la préservation de l’espèce, pourquoi alors protéger les unes et pas les autres?
Cette façon d’aborder les choses dénote en réalité le désarroi de certaines professions face à la crise et aux évolutions socioéconomiques, mais elle dénote plus précisément l’incapacité de certaines corporations à regarder froidement les réalités en face. Depuis quelques années, l’accès à certaines professions est rendu très difficile, non pas seulement en raison de la démographie, mais en raison plus particulièrement de l’impact de l’hérédité familiale et sociale. Dès à présent et plus encore dans l’avenir, on héritera de l’officine de ses parents comme on héritera de leurs autres biens, faisant ainsi fi de la méritocratie et de la légitime et nécessaire circulation sociale. Dans d’autres professions, une forme d’aristocratie s’instaure à l’intérieur de la même profession, élaguant les moins pourvus en relation sociale et en bagages «multiculturels» à la marge.
Le positionnement corporatiste et foncièrement malthusien de certaines professions est clairement à l’opposé de ce qui doit être pour trouver une solution à nombre de problématiques qui les tenaillent. Et c’est d’autant plus inquiétant que si la première problématique évoquée peut être résolue progressivement par l’affirmation de l’autorité de l’Etat et par une prise de conscience de la profession elle-même, la seconde sera plus difficile à aborder parce que touchant plus directement aux atavismes et aux comportements sociaux. Elle a pourtant des effets de contagion plus dangereux sur d’autres professions et par là même sur l’équilibre d’une société qui n’arrive pas encore à se défaire de certaines entraves mentales et culturelles hautement régressives.
Habib Touhami