Rached Ghannouchi: Comment j'ai désamorcé la crise
Où est passée son image austère? Rarement Rached Ghannouchi aura affiché un visage aussi détendu, barré d’un large sourire. Sans pavoiser, il ne cache pas sa satisfaction de la réalisation de trois grands objectifs du Dialogue national : la constitution, l’Isie et le gouvernement «pour conduire le pays vers des élections incontestables». A quel prix et dans quelles conditions ? Pendant plus d’une heure et demie, dans son bureau au cinquième étage du siège d’Ennahdha à Montplaisir, il a accepté de révéler à Leaders les coulisses de ces derniers mois où tout a failli chavirer. Les chocs successifs de la destitution de Morsi et de l’assassinat de Brahmi l’avaient alerté sur les graves menaces d’une confrontation ouverte à l’aventure et de la nécessité de nouer les fils avec les différents acteurs politiques et de la société civile. Le plus dur était d’y rallier son propre parti et ses élus à la Constituante mais aussi ses partenaires au sein de la Troïka. Sans répit, il se déploiera sur tous les fronts. Dès le 3 août 2013, il essayera de convertir la manifestation massive d’Ennahdha (près de 250 0000 personnes) d’une démonstration de force en une amorce de réconciliation nationale.
Le 15 août, il s’envolera pour Paris en vue de rencontrer Caïd Essebsi, ce qui provoquera un grand choc dans son propre camp. Le 5 octobre, il signera sans réserve la feuille de route qui lancera le débat national. Le 14 décembre, il sera aux commandes et les voix de son parti favoriseront le choix de Mehdi Jomaa pour constituer le nouveau gouvernement. Le 27 janvier 2014, il savourera la promulgation de la Constitution. Récit de moments historiques vécus et de fortes pressions subies de toutes parts et témoignage d’une détermination à sauver la Tunisie. Ennahdha aussi, sans doute.
Comment avez-vous choisi Mehdi Jomaa pour former un gouvernement de compétences indépendantes?
La déclaration de son choix a été pour nous tous un moment de grande victoire. Nous avons pu faire aboutir un processus consensuel à même d’initier l’ultime phase de transition. Le 14 décembre 2013 restera ainsi une journée de grande réussite. Je me suis pleinement impliqué dans les débats au sein du Dialogue national en privilégiant une démarche rationnelle. Dès le départ, j’ai précisé que nous cherchons à nous mettre d’accord sur un chef de gouvernement capable de réunir autour de lui un large consensus.
Il ne doit être ni des nôtres, ni des vôtres, mais fort de la confiance de tous. Nous ne remettrons le pouvoir qu’à la personne de ce profil. Nous sommes au pouvoir et c’est à vous de proposer des candidats. C’est ainsi que le nom de Mohamed Ennaceur a été avancé. Je l’ai récusé en disant qu’il porte une présomption de proximité avec Nida Tounes, ce qui s’est confirmé. Un autre candidat— un universitaire— a été proposé, mais je ne le connaissais pas du tout. Puis on a parlé de Habib Essid, j’ai dit qu’il peut être un bon ministre mais pas un chef de gouvernement. Ne restaient plus en course qu’Ahmed Mestiri, Jalloul Ayed et Mehdi Jomaa. Mestiri ayant été récusé, seuls les deux derniers ont été retenus. J’ai alors proposé de passer au vote, les deux étant acceptables de notre part. Certains partis, notamment Al Joumhoury, Nida Tounes et le Front populaire, n’étaient pas d’accord et ont préféré se retirer et d’autres se sont abstenus. Nos voix ont pesé de leur poids et c’est ainsi que Jomaa a été choisi.
Vous l’avez alors présenté au président de la République?
Oui, d’abord, lorsqu’il m’a reçu pour me demander, en tant que chef du parti majoritaire à l’ANC, de lui faire part de notre choix. Je lui avais demandé une lettre officielle à cet effet. Le lendemain, je suis revenu le voir, mais je n’étais pas seul. J’ai tenu en effet à me faire accompagner par les dirigeants du Quartet. Introduit seul auprès de lui et alors qu’il s’attendait à ce que je lui remette la lettre officielle de désignation, comme l’exige la procédure, je lui ai dit que je souhaite le faire en présence du Quartet, s’agissant d’une décision non seulement d’Ennahdha mais aussi émanant du consensus réuni au sein du Dialogue national. Et c’est ce qui a été fait, en passant dans un grand salon, et d’ailleurs Houcine Abbassi a pris la parole à cette occasion.
Quel est le degré de votre soutien au gouvernement Mehdi Jomaa?
Total ! Pourquoi mettre en doute ce gouvernement qui est tout à fait indépendant et dont la mission est précise et limitée dans le temps. Nous avons tout fait pour le constituer, en faisant passer au double scanner son chef et chacun de ses membres. D’abord au sein du Dialogue national, puis à l’ANC. Aucun parmi eux ne nourrit la moindre animosité à l’égard d’Ennahdha et d’aucun autre parti. Il faut être fou pour le hisser aujourd’hui au pouvoir et le faire chuter le lendemain !
Nous soutiendrons ce gouvernement, particulièrement sur les trois grands fronts que sont la lutte contre le terrorisme, le développement et la finalisation du processus démocratique.
La destitution de Morsi en Egypte et l’assassinat de Brahmi ont été deux grands chocs ...
Un véritable séisme dans toute la région et en Tunisie. La réaction de l’opposition a été de récupérer ces deux évènements à des fins politiques, en essayant de faire assumer à Ennahdha le martyre de Brahmi. Cela voulait tout simplement dire l’annulation des résultats du scrutin du 23 octobre. Ce qu’elle n’a pu réaliser par le verdict des urnes, l’opposition cherchait à l’imposer par l’exploitation des drames survenus en Egypte et en Tunisie. C’est ainsi qu’elle a engagé le sit-in Errahil. Les constituants, qui auraient dû être à leur siège, ont quitté l’Assemblée et l’ont assiégée par leur sit-in. D’autres sit-in étaient organisés dans nombre de villes lançant des slogans comme «Ya Ghannouchi, ya Saffah, ya Kattel Larouha» et appelant à la dissolution de l’ANC. Pire encore, des sites de souveraineté ont fait l’objet de tentatives d’occupation et des attaques ont été lancées contre des sièges de délégations et de gouvernorats, dans une réminiscence de faits historiques de révolutions qui prennent le pouvoir à partir de la rue.
La réaction de la Troïka et d’Ennahdha a été de dénoncer les assassinats ainsi que le coup d’Etat en Egypte et de riposter au mouvement de rue par un autre mouvement de rue. Le but était de démontrer que la rue n’appartient pas à un seul camp. D’ailleurs, la manifestation du 3 août à La Kasbah, qui a rassemblé près de 250 000 personnes, soit un record du genre, a montré que notre rue est beaucoup plus massive. La situation était très tendue : rue contre rue, ce qui augure une féroce violence, entrée sur la ligne du terrorisme, frappant mortellement au Chaambi huit des héros de la Tunisie, puis à Goubellat… Le processus de transition était sérieusement menacé et des pays qui y fondaient leur espoir commençaient à craindre que la Tunisie n’échoue dans son processus démocratique. Il fallait agir vite pour détendre cette atmosphère délétère.
Toute la vérité sur «le deal» avec Béji Caïd Essebsi
C’est ainsi que vous avez pris l’initiative d’aller rencontrer Caïd Essebsi à Paris…
Absolument. Il faudrait rappeler que la manifestation du 3 août ne devait pas être, à mes yeux, une démonstration de force et un mépris pour les autres, mais plutôt l’amorce d’une réconciliation nationale.
D’ailleurs, je n’ai cessé d’y appeler tout au long de mon discours, affirmant que le pays est en danger et que le salut est dans la réconciliation. Nous devons réconcilier la Tunisie avec son histoire et ses élites. J’ai souligné la nécessité de réhabiliter la lutte nationale et l’ensemble des acteurs des différents courants, j’ai rendu hommage à l’Etat qui a concrétisé l’indépendance et mis en valeur les acquis dans de nombreux domaines tels que l’éducation, la santé, la libération de la femme. J’ai mentionné que si nous sommes confrontés à la face totalitaire de l’Etat de l’indépendance et du système du parti unique, cela ne veut pas dire que nous rejetons tous les acquis positifs. D’ailleurs, nous les avons préservés et consolidés. Tout cela constituait les préparatifs de ma rencontre avec Essebsi et un élément de la réconciliation historique à laquelle nous aspirons.
Comment a été votre rencontre avec Essebsi?
L’initiative revient au leader de Nidaa Tounes. Dans une déclaration à la presse, il m’avait invité à le rencontrer. J’ai décidé alors de répondre positivement à son geste. J’ai pris à ma charge cette décision et je suis allé le voir à Paris, des contraintes d’agendas ont voulu que cela se soit passé dans la capitale française où il séjournait. Ce fut une rencontre très courtoise qui a dissipé les appréhensions psychologiques. Nous avons débattu de l’intérêt du pays et de la réussite du processus démocratique, en nous engageant à appeler à l’apaisement.
Et quel en a été l’impact au sein d’Ennahdha?
Ce fut un grand choc ! J’ai dû fournir de grands efforts pour convaincre mes frères de l’opportunité de cette initiative, en affirmant que nous ne sommes pas en conflit avec Essebsi. Nous l’avons pratiqué lors de la période qui a conduit aux élections du 23 octobre, période dont s’honorent tous les Tunisiens, il n’avait pas pris aux vagues d’arrestations à notre encontre et il n’y a aucune raison de rompre avec lui.
Tant que c’est son gouvernement qui nous a reconnus, il est une part entière du paysage politique et si l’intérêt du pays l’exige, nous devons collaborer avec lui. Il était alors important qu’on franchisse ce pas. Avant d’aller à Paris, j’en ai informé nos deux partenaires au sein de la Troïka qui n’avaient pas émis d’objection. D’ailleurs, Si Mustapha Ben Jaafar était parmi ceux qui avaient suggéré et œuvré pour son déroulement. A mon retour, je les ai informés de la teneur de nos entretiens, ils y ont vu un intérêt réel pour le pays contribuant à l’apaisement et à l’instauration du dialogue au lieu de la confrontation. Du reste, l’acceptation au sein de la Troïka a été plus facile que dans nos rangs à Ennahdha.
Beaucoup ont parlé de «deal» au cours de cette rencontre parisienne
(Sourire) La rumeur s’est rapidement propagée quant à l’accord de partage des pouvoirs, ce qui est sans aucun fondement. Elle s’est enflée de nouveau après les rencontres avec le président Bouteflika, en septembre, alors qu’il n’y a jamais eu de rencontre à trois. Mais elle a fini par s’estomper. Ce qui est affligeant dans cette rumeur, c’est comme si les Tunisiens étaient condamnés à s’entretuer au lieu de dialoguer ensemble.
Taoufik Habaieb