Raoudha Karafi: L'indépendance, passionnément
Une bataille homérique vient de prendre fin à l’Assemblée nationale constituante, après un bras de fer impitoyable livré par les magistrats, avec à leur tête leur syndicat et surtout leur association. Celle-ci s’est révélée très professionnelle dans cette passe d’armes, décidant de lever le mot de grève aussitôt l’essentiel de ses revendications obtenues, même si le résultat final était loin de totalement la satisfaire.
Tout en gardant ses réserves, elle a estimé que le chapitre de l’autorité judiciaire finalement voté est en mesure de servir de cadre général pour l’institution d’une autorité judiciaire libre en Tunisie. Il s’agit d’une vision de maturité politique, réaliste, tout en demeurant intransigeante sur les principes. Cette position de sagesse, hautement professionnelle, tient beaucoup à la personnalité des juges militants du bureau exécutif de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), qui venaient de porter à leur tête une nouvelle présidente, tout en offrant la présidence d’honneur à la présidente sortante. Ainsi, depuis le 11e congrès des 7 et 8 décembre 2013, Raoudha Karafi, vice-présidente de l’ancien bureau exécutif, a été élue présidente à une forte majorité.
R. Karafi est née le 29 juillet 1964 dans une famille originaire de Kasserine, plus exactement de Hydra Thala, désormais un haut lieu de la Révolution, mais aussi connu pour avoir abrité une école primaire aux canons modernes dès 1929. C’est dans cette région aux traditions ancestrales ouvertes sur la modernité qu’elle a ses racines, sa famille étant réputée pour avoir contribué activement à la création, à Thala, d’une section de l’enseignement zeitounien. C’est pareil enracinement dans l’identité populaire — une organicité — qui est dans le même temps dynamique, s’ouvrant aux valeurs humanistes, qui fait peut-être le trait majeur de la personnalité de Raoudha Karafi. Native de Tunis où la famille s’installa après les déboires de la guerre, la petite Raoudha vit le jour dans le quartier de Hafsia, débordant de vie, élevée entre les rues Achour et Ibn Dhiaf, un véritable poumon culturel de cet endroit au charme si attachant d’un Tunis multiculturel et haut en couleur avec des lieux de culture formels et informels au moindre recoin.
Les valeurs qui ont fait d’elle une femme de caractère lui viennent de sa famille qui, si elle était modeste dans ses moyens matériels, était bien riche de valeurs morales, notamment ceux du devoir, de l’intégrité et de la compétence. Si elle les honore parfaitement aujourd’hui, elle reconnaît volontiers les devoir à son père Ammar et à sa mère Cherifa Zahi qui veillèrent, comme sur la prunelle de leurs yeux, à assurer son avenir et celui de leurs six autres enfants afin d’arriver au faîte du savoir universitaire malgré les sacrifices endurés. Elle garde une nostalgie réelle de sa scolarité entre l’école primaire du docteur Cassar et le lycée de la rue du Pacha, ces hauts lieux du savoir de la République des années soixante-dix. Elle a toujours de l’admiration pour les pédagogues qui la formèrent, imbus de valeurs républicaines. Ayant une haute idée de l’enseignement, s’y impliquant totalement, ils encadraient leurs élèves dans et hors des cours, les activités culturelles étant variées avec des clubs de philosophie, de pensée islamique, d’histoire, de musique ou de théâtre, tout ce qui permettait à l’élève d’avoir un accès aux valeurs humanistes, d’ouverture à l’altérité. Assurément, ce fut pour cette femme qui pratique volontiers la culture des sentiments, un si doux temps déjà évanoui, les années quatre-vingt-dix ayant vu la dictature réprimer la moindre manifestation de liberté d’expression.
Le parcours d’une résistante
Une fois le bac en poche, en 1984, et après s’être armée aux meilleures sources de l’école juridique tunisienne à la faculté de Droit et de Sciences politiques de Tunis, elle fit le choix stratégique d’intégrer la magistrature en 1988. Ce fut d’abord par cette conviction que dire le droit et rendre la justice étaient parmi les plus importantes occupations en société où la justice est la base de la civilisation. C’était aussi sur l’encouragement de sa mère à laquelle elle rendait ainsi hommage en investissant un monde encore par trop fermé, presque exclusivement masculin. Bardée de valeurs, elle entra donc dans le métier comme on entre en sacerdoce; aussi diagnostiqua-t-elle très vite la cause de ses maux : la magistrature n’était soumise que parce qu’elle était à genoux et tenait à le rester, la servitude étant toujours volontaire, ainsi que l’avait démontré depuis longtemps l’auteur de Contr’un. Ne pouvant se résoudre à la servilité, elle intégrait la seule aire de liberté pour les juges intègres qu’était l’Association des magistrats tunisiens, elle s’y appliqua, avec des compagnons de route aux idéaux aussi conquérants qu’elle, à faire de la résistance, leur devise étant l’expression de Vergniaud: «Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux: levons-nous!»
Corps et âme, elle se livra à la mission de l’impérieuse nécessité d’une justice indépendante, condition sine qua non pour honorer la mission de protection des droits et des libertés incombant au juge. Aussi, très vite, elle se retrouva au bureau exécutif à l’issue du dixième congrès de décembre 2004. Elle forma avec les autres militants du bureau exécutif une escouade de choc ayant une mission de salubrité publique dont ces magistrats intègres s’acquittèrent à un tel point d’efficacité qu’elle finit par ne plus être supportée par le pouvoir en place qui prit le risque de comploter contre ces juges qualifiés de rouges. Ainsi, le 30 juillet 2005, le ministre injuste de la Justice orchestra un putsch, réquisitionnant le siège de l’association, y installa un bureau fantoche et dispersa abusivement les membres du bureau légitime et leurs plus fidèles soutiens à travers la République loin de leurs attaches. De ces années de plomb où aucune exaction ni bassesse ne leur furent épargnées, Raoudha Karafi retient surtout une solidarité absolue ayant animé les combattants pour la liberté que furent ses compagnons du bureau légitime. Ce fut le secret de leur succès final, leur militantisme n’ayant jamais cessé, participant bien évidemment à la révolution de tout le peuple tunisien, car elle était d’abord dans les têtes.
Dans son combat auprès du peuple, la revendication première de l’association, cause et effet des excès du régime, revenait sans cesse autour de l’exigence logique et éthique de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Aussi, fort logiquement, l’une de ses premières actions après la révolution fut d’exiger l’assainissement de la justice en priorité impérative. Hélas, elle eut à faire face à une absence évidente de volonté politique de la part des gouvernements successifs avant et après les élections. Les tergiversations du pouvoir et sa mauvaise volonté amenèrent l’association à faire une véritable guerre de sa bataille pour la rupture définitive avec les dérives hégémoniques du passé et le maintien de la mainmise du pouvoir. Les actions se multiplièrent et connurent leur point d’orgue à l’occasion des débats sur la constitution. Le chapitre de l’autorité judiciaire voulu en trompe-l’œil focalisa bien évidemment le combat autour de questions comme le refus du retour au système de nomination directe des hauts magistrats par le pouvoir exécutif (art. 103), la composition du Haut conseil de la magistrature avec l’absence de majorité élue de magistrats (art. 109), la constitutionnalisation de la dépendance du parquet de l’exécutif par le système des instructions (art. 112).
De sit-in en grèves sur tout le territoire de la République, on finit par obtenir un succès permettant d’éviter le pire qui aurait été d’abandonner toute garantie d’indépendance de l’autorité judiciaire dans la constitution. Dans cette issue en paix des braves, loin de l’adolescence politique de certains magistrats trop exigeants, l’association a fait montre d’un professionnalisme certain, gardant l’optimisme volontariste et lucide, demeurant attentive à la situation délicate du pays, nécessitant encore plus d’efforts afin de continuer à œuvrer à la concrétisation des principes retenus par la constitution dans des lois organiques. Il s’agit, assurément, d’un autre défi que l’association aura à relever et à gagner.
Une femme de cœur
Esprit libre et responsable, mais aussi femme épanouie, au cœur serein car débordant d’amour, Raoudha Karafi croit que l’égalité de la femme avec l’homme ne saurait être totale dans la seule reconnaissance des droits qui sont ceux de la femme en tant qu’être humain et citoyenne. Auprès d’elle, l’homme doit être un partenaire, tout autant du fait d’une paternité ou d’une fraternité que de la conjugalité ou la professionnalité, partageant ainsi l’évidence de l’égalité en paroles, en convictions et en actes. Et elle pense avoir eu le destin pour allié en la personne de l’homme de sa vie; ne dit-on pas que la chance sourit à qui la mérite? C’est que cette femme de cœur a une autre passion que son combat, et qui l’alimente; celle qu’elle voue au père de ses deux enfants Sana et Mohamed Chahine, un homme auquel elle avoue devoir beaucoup. Ce professeur universitaire, de civilisation islamique qui plus est, journaliste et syndicaliste est son meilleur supporter, partageant ses valeurs, les défendant sans relâche. Avec Abdessalem Kekli, c’est sans conteste l’amour grandiose qu’elle respire, celui de la plénitude qui permet de déplacer les montagnes afin d’être le plus utile à la multitude.
F.O.