Tunisie: 1956, l'indépendance
Les Tunisiens ont toujours appris que le 20 mars 1956 est un repère fondateur d’une nouvelle époque. Mais depuis quelque temps d’aucuns s’ingénient à faire de cet évènement une lecture passionnée et partisane. Pour prendre la mesure d’une date aussi symbolique interrogeons les faits.
La conquête de l’indépendance
Le 20 mars 1956, Tahar Ben Ammar, premier ministre de Lamine Bey, signe le Protocole de l’indépendance mettant fin à 75 ans de Protectorat français. De cet acte est née une nouvelle Tunisie, mais la naissance se fait dans la douleur et la crispation. Sans doute, l’indépendance est-elle acquise de haute lutte, avec des pertes humaines modérées, son prix s’avère, toutefois, élevé en termes de cohésion sociale et nationale. La conquête de l’indépendance révèle, en effet, les fractures de la société tunisienne et réveille les vieux réflexes segmentaires et autres rivalités tribales que d’aucuns appellent « démons berbères» ou çoffs ( clan politico-tribal). La course au pouvoir aidant, ces lignes de fractures sont creusées à dessein par un usage politique imprudent. Comment comprendre cette situation?
La Tunisie, dont l’Etat n’a pas disparu avec l’établissement du Protectorat français, est quasi mûre pour l’indépendance depuis la fin des années quarante. L’idéal de l’indépendance est un objectif unanimement partagé par la plupart des Tunisiens, mais les modalités tactiques, les délais, et les voies pour y parvenir divisent les tenants de la lutte anticoloniale.
A l’orée des années cinquante le nationalisme tunisien s’identifie au mouvement destourien , celui-ci est représenté par deux partis : le Vieux Destour et le Néo-Destour. Mais c’est ce dernier, mieux structuré, plus dynamique, qui est le fer de lance de la lutte anticoloniale. Le parti communiste, internationaliste, jusqu’à une date tardive, très actif sur le terrain social, se résout sur le tard à apporter son appui aux revendications nationalistes, mais sans aller plus loin.
Paris en vient à reconnaître l’inéluctabilité de l’autonomie interne, en acceptant, en 1950, la formation d’un gouvernement de négociations présidé par M’hamed Chnik, et auquel participe le secrétaire général du Néo-Destour, Salah Ben Youssef. Mais les négociations traînent en longueur. Pire, la promesse d’autonomie cède la place à une volte-face ; la note du 15 décembre 1951 remise à Chnik, insistant sur les droits permanents de la France en Tunisie, met fin aux pourparlers. L’épreuve de force est aussitôt enclenchée. Dès janvier 1952, le drame se noue mettant face à face les ultras colonialistes, l’appareil de l’Etat et les nationalistes. Le Mouvement national jette toutes ses forces dans la lutte allant jusqu’à l’internationalisation de la cause nationale devant l’ONU et l’usage de la violence. Dans la confrontation avec le Protectorat français trois forces mènent le jeu: les réseaux clandestins du Néo-Destour, les syndicats affiliés à l’UGTT et les groupes armés( fallagas) qui se constituent en maquis. Le pays devient quasi ingouvernable.
A l’action directe et autres actes de sabotage, les ultras répondent par la répression et le contre- terrorisme, l’internement, le ratissage et l’assassinat politique. Farhat Hached tombe sous les balles de la «main rouge», le Mouvement national est quasi décapité mais la cause est gagnée. La politique de force échoue lamentablement. Paris accepte de négocier. Le 31 juillet 1954, Mendès-France, président du Conseil, arrive à Carthage et déclare que «L’autonomie interne de l’Etat tunisien est reconnue et proclamée sans arrière-pensée par le gouvernement français.» Sur le coup, la plupart des nationalistes, vieux-destouriens mis à part, acceptent l’offre. Rejetant la stratégie du «tout ou rien», le Néo-Destour, cautionne la politique des «sauts de mouton», couramment appelée «politique des étapes». Aussi, les leaders du mouvement national, Bourguiba et Ben Youssef y compris, donnent-ils leur accord pour la constitution d’un gouvernement de négociations auquel participent trois ministres néo-destouriens. Seul, le Vieux Destour, tourné vers le monde arabe et défendant les thèses panislamistes, s’en tient aux résolutions du congrès de l’indépendance de 1946 et refuse tout compromis avec le Protectorat.
Un dénouement contesté
Le 1ier juin 1955, les Tunisiens accueillent avec ferveur le retour de Bourguiba de son exil, donnant au monde l’image d’un peuple uni. Le 3 juin, les conventions d’autonomie interne sont signées. Quatre mois plus tard, l’unité cède la place au déchirement. Les dissonances se font jour, là où on les attend le moins, c’est-à-dire au sein du Néo-Destour. Salah Ben Youssef, au Caire depuis 1952, dénonce vigoureusement les conventions. Son retour à Tunis le 13 septembre 1955 amplifie le schisme. D’entrée de jeu , le secrétaire général du Néo-Destour se range du côté des forces qui refusent le compromis et lance une violente campagne contre ses adversaires. La Tunisie arrive au seuil de la guerre civile.
Opposition doctrinale ou divergence sur l’objectif? Reprenant à son compte les thèses du Vieux Destour, Ben Youssef investit le terrain identitaire, cher aux milieux traditionnels, en plaidant la cause de l’arabisme et de l’indépendance intégrale du Maghreb. Acculé à la défensive, Bourguiba se déploie sur le terrain du modernisme en défendant les thèses du progrès et du développement économique. Ce faisant, les deux protagonistes mettent en branle tous leurs réseaux de mobilisation: particularismes régionaux, solidarités tribales, sentiment de classe mais aussi les relais supranationaux: arabisme et solidarité panislamique. Conséquence: Ben Youssef recueille l’appui de milieux zeitouniens, des grands propriétaires affiliés à l’Union générale de l’agriculture tunisienne et des vieux destouriens. Derrière Bourguiba se rangent les forces nouvelles: UGTT, UtICA et petits paysans du littoral.
Mais force est de constater qu’au-delà des divergences tactiques, la guerre des chefs trahit une crise de leadership. Aussi le conflit est-il renvoyé devant le Congrès du Néo-Destour tenu à Sfax en novembre - en l’absence de Ben Youssef-. Le Congrès assure le triomphe de la ligne de Bourguiba. Mais le conflit ne tarde pas à prendre un tournant tragique: des incidents sanglants éclatent dans plusieurs localités. Au Sud et au Nord-Ouest, les «fellaghas» aux ordres des youssefistes reprennent leur activité: le sang coule à nouveau. Ben Youssef, sur le point d’être arrêté, franchit la frontière et reprend le chemin de l’Orient. De son exil, il poursuit sa campagne pour renverser le régime. En Tunisie, le youssefisme reste virulent. Son action sert d’alibi pour accélérer le processus d’indépendance.
L’indépendance acquise, une nouvelle période s’ouvre, celle de la décolonisation économique et militaire, mais les rancœurs engendrées par la crise de l’autonomie interne ne s’éteignent pas pour autant. Le duel Bourguiba-Ben Youssef perdure au-delà de 1956, prenant un tour passionnel et tragique. L’enjeu n’est plus la question nationale mais le pouvoir suprême. De cette lutte fratricide, le pays sort affaibli et divisé. Aussi, le régime qui supplante le Protectorat en tire argument pour sévir contre toute velléité d’opposition et donner à son pouvoir un caractère autoritaire et centralisateur .
Noureddine Dougui,
universitaire
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