Tahar Sioud: Le pionnier de la diplomatie économique
Parfois on entre dans une profession comme on entre en religion par conviction. Parfois on y entre par concours et c’est le plus commun. Mais on peut aussi y entrer par un «concours de circonstances», c’est-à-dire par l’alliance du hasard et de la chance. Bienheureux celui qui est de cette catégorie.
C’est le cas de notre invité de ce mois, M. Tahar Sioud, diplomate chevronné, l’«Européaniste» de notre diplomatie comme on qualifie d’ «Orientaliste» celui dont la spécialité est cette région du monde. Il était avant la lettre le pionnier de la diplomatie économique. Il est, à ce que je sache, le seul diplomate qui a été et est encore un «banquier qui a réussi». Footballeur dès son jeune âge, il a été membre fédéral et président de la FTF. Il a été aussi membre du gouvernement, non pas par les aléas de la politique, mais comme une consécration de son cheminement professionnel.
Un concours de circonstances
Nous sommes au milieu des années soixante à Paris. Tahar Sioud y poursuivait ses études de droit et de sciences politiques. Il logeait à la Maison de Tunisie. Footballeur à ses moments de loisirs, il n’était pas inconnu au bataillon. La Tunisie indépendante avait besoin de cadres et on allait les chercher là où ils se trouvaient. C’est ainsi qu’accompagné de nombre de ses congénères, il était l’invité du ministre-conseiller de l’Ambassade de l’époque, Azouz Lasram. Celui-ci réunissait la fine fleur des cadres en herbe pour les inciter à entrer dans le corps diplomatique. Se préparant à épouser sa femme française qu’il a connue à Paris, il décline l’offre et reste dans la capitale française où il rejoint l’agence de la Société tunisienne de banque. Mais la diplomatie, il ne tarde pas à la rejoindre après un petit tour à la Radiodiffusion télévision tunisienne (RTT) dans le sillage d’un célèbre Mahdaoui comme lui, M. Habib Ben Cheikh, nommé directeur général, qui le prendra comme chef de cabinet et en fait le second personnage de la Maison de l’Avenue de la Liberté. Quelques années plus tard, il suit son mentor nommé ministre des PTT. Cependant, tout en vouant considération pour son ministre, il ne voulait en aucune façon être catalogué comme inféodé à une personne, ou appartenant à un clan ou à une région. Il veut voler de ses propres ailes. C’est ainsi qu’une fois de plus, il trouve Azouz Lasram sur son chemin. Rentré de Paris, celui-ci est nommé ambassadeur-directeur de la Coopération internationale. Appelé à remplir les fonctions de secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, à l’époque dirigé par M. Mohamed Masmoudi, il propose à Tahar Sioud d’être directeur adjoint, faisant pratiquement les fonctions de directeur. Mohamed Masmoudi essaie plus tard de le nommer directeur des affaires administratives et financières (Daaf), poste sensible et de confiance, mais par un subterfuge, il échappe à cette nomination. Toujours dans le souci de ne pas être catalogué.
Bruxelles, la capitale de l’Europe
La chance lui sourit et marque sa carrière durablement lorsqu’à la faveur d’un autre concours de circonstances, il est affecté comme ministre-conseiller à Bruxelles. On appelle le titulaire de cette fonction «Second». Généralement, ce poste est risqué car les relations sont souvent conflictuelles entre les deux hommes. Arrivé deux mois après son ambassadeur, M. Ismail Khélil, qu’il ne connaît pas, la méfiance cède le pas très vite à la confiance. Bruxelles est déjà la capitale de l’Europe. De six (France, Italie, Allemagne, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg), la Communauté économique européenne s’est élargie en 1973 à la Grande- Bretagne, l’Irlande et au Danemark. C’était le premier élargissement, il y en aura d’autres. Un accord commercial liait à l’époque la CEE à la Tunisie. Pour adapter l’accord à l’élargissement de six à neuf, il a fallu ouvrir des négociations. C’est la tâche à laquelle s’attelle Tahar Sioud. L’Europe vient à sa rencontre et elle ne le lâche plus. La diplomatie économique, il en fait comme M. Jourdain fait de la prose. Il est un des pionniers dans ce domaine. Il défend bec et ongles les intérêts de la Tunisie. L’Europe choisit de considérer les trois pays du Maghreb central (Tunisie, Algérie et Maroc) comme une entité appelée à réaliser son intégration et décide de négocier en même temps et de la même manière avec les trois partenaires maghrébins. Les «Seconds» des trois ambassades à Bruxelles se réunissent pour coordonner leurs positions. Cette négociation est vite rattrapée par la question du Sahara Occidental qui envenime les rapports entre l’Algérie et le Maroc. Après que les réunions furent organisées à tour de rôle dans chacune des chancelleries, l’Ambassade tunisienne devient le seul lieu où les trois délégations arrivent à se retrouver. En avril 1976, les ministres ou secrétaires d’Etat aux Affaires étrangères des neuf pays accompagnés par le président de la Commission européenne, le Luxembourgeois Gaston Thorn, font la tournée des trois capitales pour signer l’accord. A Tunis, c’est le ministre des Affaires étrangères, feu Habib Chatty, qui appose sa signature au bas de l’accord. C’est désormais un accord de coopération qui lie les deux parties. Il s’élargit aux domaines de la coopération économique, financière, technique, de la main-d’œuvre, en plus de la coopération commerciale. C’est un moment historique dans les relations de la Tunisie avec l’Europe.
Ambassadeur à Abu Dhabi
Mission accomplie, Tahar Sioud regagne Tunis. Pour le récompenser, il est nommé ambassadeur de Tunisie à Abu Dhabi, un poste important s’il en fut. L’Etat des Emirats arabes unis vient tout juste d’être constitué sous la férule de Cheikh Zayed Ibn Sultan. La riche Fédération peut contribuer financièrement au développement de la Tunisie. Mais autant il est aisé de travailler dans ce pays, surtout pour le représentant du président Bourguiba tenu en haute estime, autant les choses ne sont pas aussi simples car il faut s’immerger dans les traditions locales et d’abord connaître les «clés» pour ouvrir les serrures les plus difficiles. Le directeur général du Fonds d’Abu Dhabi pour le développement, Nasser Nuwais, un proche de Cheikh Zayed, est une de ces «clés». Pour le rencontrer, Tahar Sioud, sportif accompli, mais surtout footballeur, se met au tennis où Nasser Nuwais débute son apprentissage avec un entraîneur tunisien. Ayant réussi à faire sa connaissance, il convie son nouvel ami à visiter la Tunisie. Suprême honneur pour son hôte, il est invité à un dîner restreint au domicile personnel du Premier ministre de l’époque, feu Hédi Nouira. C’est Tahar Sioud qui convainc l’entourage de Si Hédi de faire ce geste. Avant de repartir, M.Nasser Nuwais signe l’accord portant création de la Société arabe des engrais phosphatés et azotés (Saepa). Encore une fois, mission accomplie pour Tahar Sioud. Il peut rentrer tranquille. Sauf que cette fois, il a failli rester plus longtemps dans la capitale émiratie. Délégué de la Tunisie auprès du Fonds monétaire arabe dont le siège s’y trouve, il a été choisi pour être le directeur exécutif de ce fonds représentant le Maghreb. Mais les circonstances en ont voulu autrement. Transitant par Paris pour acquérir des meubles pour son appartement de fonction à Abu Dhabi, il est rattrapé par les affaires tunisiennes.
La banque de nouveau
Nous sommes en août 1980. Depuis avril, un nouveau Premier ministre est aux commandes. Mohamed Mzali succède à Hédi Nouira. Le nouveau chef de gouvernement fait revenir dans son équipe des poids lourds, parmi lesquels M. Mansour Moalla, nommé de nouveau ministre du Plan et des Finances. Ce dernier propose Tahar Sioud au poste nouvellement créé de sous-gouverneur de la Banque centrale chargé des questions internationales. Tahar Sioud ne peut refuser. A la BCT, il a pour mission de créer des banques de développement avec les pays pétroliers frères. Connaissant le milieu bancaire, fort de son expérience émiratie, il y réussit à merveille. Six banques respectivement avec l’Arabie Saoudite, le Koweït, le Qatar, les Emirats et la Libye ainsi que la BCMA, disparue depuis, voient le jour. Les cinq premières sont toujours là et sont devenues pour certaines des banques universelles. C’est d’ailleurs l’une de ses fiertés. Il passe huit ans à la BCT. Parmi ses faits d’armes, un rapport qui décide Bourguiba à se séparer de Mzali et de nommer à sa place Rachid Sfar. La situation économique et financière du pays est devenue catastrophique. Les institutions financières internationales, le FMI en tête, ont tiré la sonnette d’alarme. Le Plan d’ajustement structurel est devenu inéluctable pour sortir de l’ornière. Tahar Sioud en est l’un des maîtres d’œuvre.
La Haye, les meilleurs souvenirs
En 1988, double mission accomplie, il revient à la diplomatie, cette fois en tant qu’ambassadeur à La Haye, accrédité auprès des Pays-Bas, mais aussi du Danemark. Il garde de son séjour dans la capitale néerlandaise les meilleurs souvenirs. C’est là où il s’est senti le mieux. Jusqu’à présent, il parle de ce poste avec une nostalgie non dissimulée. Avec la Reine Béatrix, il a établi les meilleures relations. Il se souvient de lui avoir donné le bras, suprême privilège pour un représentant diplomatique, lors du déjeuner officiel qu’elle a organisé en son honneur pour lui faire ses adieux. Rentré à Tunis, riche de son expérience européenne, il prend la tête de la Direction générale des affaires européennes, Cela tombe bien : la Tunisie va ouvrir des négociations avec l’Union européenne pour établir un accord de partenariat qui remplace l’accord de coopération de 1976. La tâche qui attend Tahar Sioud est immense. Il s’y attelle comme d’habitude avec sérieux et pragmatisme. La Tunisie prend des longueurs d’avance sur ses voisins et peut s’enorgueillir d’être le premier pays du Sud de la Méditerranée à conclure un accord de nouvelle génération avec l’UE.
Bruxelles de nouveau
Anticipant la signature de l’accord qui interviendra le 17 juillet 1995, Tahar Sioud prend ses fonctions comme ambassadeur accrédité auprès de la Belgique, du Luxembourg et de l’Union européenne. Il y veille à la mise en application progressive de l’accord. Il milite mais sans succès pour la création d’une représentation permanente autonome auprès de l’UE. Rentré à Tunis, il est promu secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires étrangères. Alors que le ministère a compté jusqu’à trois secrétaires d’Etat, chacun s’occupant d’une zone géographique, il fait exception en étant seul à remplir cette fonction. Les relations avec l’Europe font tout naturellement partie de ses attributions, mis aussi les affaires arabes et africaines. Il est même envoyé comme émissaire spécial auprès du président Yasser Arafat à Ramallah. Les missions itinérantes, surtout à caractère économique, envoyées dans les capitales où la Tunisie ne dispose pas de représentations diplomatiques lui sont confiées aussi. En janvier 2001, il accède aux fonctions de ministre du Commerce. En le désignant, on lui explique que ce poste lui a été confié pour mettre en œuvre l’accord de coopération avec l’Union européenne qui prévoit un démantèlement tarifaire échelonné dans le temps. Il ne reste pas longtemps à ce poste, moins de deux ans. En 2003, il revient à Bruxelles en tant qu’ambassadeur. Il n’y reste que deux ans aussi. Jamais deux sans trois, pourrait-on dire à juste titre. C’est dans la capitale de l’Europe qu’il a passé le plus clair de sa carrière diplomatique.
L’alternance diplomatie/banque
A 68 ans, il rentre à Tunis. Il est arraché à une retraite amplement méritée pour prendre la présidence du conseil d’administration de la Biat (Banque internationale arabe de Tunisie), la première banque privée du pays. Encore une fois, l’alternance diplomatie-banque se confirme. Le football, qui l’a accompagné tout au long de sa carrière, le rattrape. En 2007, il se porte candidat à la présidence du bureau fédéral de la FTF. Un bureau de consensus où figure l’actuel président de la Fédération, Wadii Jary. Quatorze mois plus tard, il démissionne, préférant se consacrer exclusivement à la Biat. Quittant la présidence du conseil d’administration, il demeure administrateur de la Banque jusqu’à maintenant. Envisageant de créer une fondation caritative, l’actionnaire principal de la Biat, M. Ismail Mabrouk, ne trouve pas mieux que Tahar Sioud pour lui confier cette responsabilité. L’homme accepte sans réfléchir. Aider les jeunes par des bourses d’études, porter assistance aux régions démunies et aux personnes défavorisées : ce sont les actions qu’il aime faire, surtout après les changements notables que connaît le pays après le 14 janvier 2011. A 77 ans (il les aura en juin prochain), c’est pour lui une consécration.
Bercé par la Méditerranée
Né en 1937, à Mahdia, la belle ville, capitale des Fatimides, port fameux et promontoire d’où Moez al-Fatimi est parti fonder Le Caire, Tahar Sioud a été bercé par la Méditerranée, mer commune aux Européens du Sud et aux Africains du Nord qui veille sur sa carrière et dont il essaiera de faire, non une barrière de séparation mais un trait d’union. Outre la banque, M. Tahar Sioud partage son temps libre entre sa ville natale et le Sud de la France où sa femme dispose d’un modeste pied-à-terre hérité de ses parents. A Tunis, il n’oublie pas pour autant la diplomatie. Il est en effet membre du bureau de l’Association des anciens ambassadeurs et consuls généraux que préside son ami Ahmed Ben Arfa. Il ne manque pas aussi de donner des conseils avisés à ceux qui veulent bien s’adresser à lui. Alternant coups de colère et satisfecit, pour lui homme de caractère et de conviction, l’indifférence et les approximations ne sont pas de mise. Il est de cette race de Tunisiens qui n’a pas sa langue dans sa poche. Il porte sa patrie en bandoulière. Fierté sans chauvinisme. Ouverture mais aussi attachement aux racines.
Raouf Ben Rejeb
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