L'Islam politique en Tunisie au stade de la normalisation?
La démission rendue publique du numéro 2 d’Ennahdha, Hamadi Jebali, geste incroyable il y a peu dans les rangs islamistes, les propos conciliants du trublion du mouvement, Lotfi Zitoun faisant son «mea culpa» dans une récente interview à un journal de la place, mais plus est, le «référendum» interne sur le prochain congrès, signe qu’une question aussi cruciale ne peut être tranchée dans les instances, divisées à souhait sur ce point et sur plein d’autres, tous ces indices montrent que «quelque chose de nouveau est en train de changer au royaume de l’Islam politique» en Tunisie.
Etape historique
Nous sommes, à l’évidence, à une étape historique du cheminement d’Ennahdha. Confronté aux contraintes du gouvernement alors qu’il était habitué à l’extrémisme et au jusqu’auboutisme, le parti islamiste a fait petit à petit sa mutation. Tant et si bien qu’on assiste depuis peu à une véritable mue. Ses dirigeants se sont assagis. Leur discours est devenu lisse. La pensée unique, le discours univoque ne sont plus de mise. Le mouvement jusque là monolithique reconnaît en son sein des courants de pensée quand bien même ils ne sont pas organisés. Les divergences, impossibles à envisager auparavant sont considérées comme des signes de santé et de démocratie interne. Le Congrès du parti pourtant fixé par les précédentes assises est sujet à surenchères, les uns voulant qu’il se tienne à sa date pour qu’en émerge un parti politique comme les autres, leurs contradicteurs tiennent à ce qu’il soit ajourné pour après les élections en vue de préserver une unité de façade dans le but de mettre toutes les forces dans la bataille électorale en vue de réaliser le meilleur score possible. Pour le reste on verra plus tard. Un «référendum» des militants est organisé pour trancher ce dilemme.
Deux événements majeurs
Deux événements majeurs sont à la base de ce changement aussi brutal qu’inattendu. D’abord, la révolution du 17 décembre-14 janvier en Tunisie. Tout le monde s’accorde à dire que le parti islamiste n’y avait joué aucun rôle. Surpris par l’ampleur de la contestation des jeunes, Ennahdha n’avait même pas essayé de récupérer le mouvement. Les régions de l’Ouest où la contestation a été la plus déterminée ne sont particulièrement pas des fiefs islamistes. De plus éparpillés entre l’exil forcé et les prisons de l’ancien régime, les dirigeants du mouvement n’avaient vu rien venir et s’étaient contentés d’être des spectateurs interloqués d’un mouvement populaire qui les dépassait. De retour au pays en février 2011, le chef du mouvement Rached Ghannouchi n’a fait que recevoir les dividendes d’une opposition radicale et de l’oppression subie par son mouvement durant les années de plomb. La victoire aux élections du 23 octobre 2011n’était ni usurpée, ni à plus forte raison injustifiée. Mais cette victoire pour être durable avait besoin d’être légitimée. Mais il était dès le départ dit que ce ne sera pas gagné. Impréparés à l’exercice du pouvoir, manquant de compétences pour gérer les affaires publiques alors que les attentes étaient incommensurables, le premier gouvernement formé par Ennahdha et les deux partis liges que furent le CPR et Ettakatol, partis dits laïcs, a tout de suite montré ses limites. Hamadi Jebali, le premier chef de gouvernement s’en était plaint tout de suite. Car un cabinet formé sur la base des quotas partisans n’était pas adapté à la situation complexe voire inextricable du pays. Le premier sérieux accroc que fut l’assassinat de Chokri Belaïd en février 2013 est venu emporter un édifice déjà fissuré. L’idée de constituer un gouvernement de technocrates soufflé à Hamadi Jebali aurait pu sauver les meubles. Mais l’entêtement des nahdhaouis qui ne voulaient pas se dessaisir d’un «butin» gagné de haute lutte allait les mener à leur perte. Depuis ce jour, il était écrit que le parti islamiste n’a pas d’autre alternative pour continuer à exister en tant que parti de gouvernement que de faire des révisions déchirantes. La démission de Hamadi Jebali de la direction du parti, annoncée une année plus tard, devenait inévitable. Comme d’ailleurs les dissidences qui devaient aussi traverser les structures dirigeantes du mouvement. Le deuxième assassinat politique, celui du député de l’ANC Mohamed Brahmi n’a fait qu’accélérer la descente aux enfers. Mais ce n’était pas cet événement pour tragique qu’il fut, qui allait mettre le mouvement sens dessus dessous. Certes, il y a contribué.
Les événements d’Egypte
Mais c’est incontestablement le coup de force de l’armée égyptienne ayant déchu le premier président islamiste démocratiquement élu, Mohamed Morsy, qui a déterminé Ennhadha à accepter les concessions qui finiront par l’évincer du gouvernement. Non que l’armée tunisienne fût aussi puissante que son homologue égyptienne, ni que les traditions républicaines chez nous purent conduire nos officiers supérieurs à envisager quoique ce soit pour régler la crise. Mais cette crise, déjà latente, aggravée par le second assassinat ne peut être solutionnée sans sacrifices pour Ennahdha. En répondant à l’appel de Béji Caisd Essebsi, le président du parti adverse, Nidaa Tounés, Rached Ghannouchi parti à Paris pour rencontrer le deuxième chef de gouvernement post-révolution était conscient de briser un tabou. Son geste équivalait à un « tremblement de terre » au sein du mouvement. Mais ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il s’était résolu à cette extrémité. L’instinct de survie, en plus de la prise en compte de la «Realpolitik» l’y ont contraint. De là, tout s’enchaîne : le Dialogue national, l’adoption d’une Constitution de consensus, le départ du gouvernement de la Troïka, la mise en place d’un gouvernement de compétences. Mais aussi tous les problèmes rencontrés par le chef de mouvement pour convaincre ses troupes. Les démissions et les dissidences devenaient inévitables.
Le «Ghannouchi nouveau est arrivé»
C’est un Ghannouchi complètement transformé qui émerge alors. Le chef du mouvement change son discours et ses attitudes du tout au tout sous les coups de butoir de la «Realpolitik». En effet, un sourire avenant s’est substitué à une mine renfrognée. La volonté de ne rien dire ou faire qui puisse écorcher l’autre ou le mettre mal à l’aise tranche avec l’attitude inverse qui était la marque de fabrique. Mais plus est, ce sont les prévenances qu’il montre à tout bout de champ qui ne laissent d’étonner. Même ses adversaires les plus acharnés s’étonnent de cette mue. L’homme sectaire est maintenant loué pour ses qualités d’homme de dialogue, voire d’homme de parole. Fini le temps où les uns, ses affidés, craignaient leur chef incontesté, où les autres prenaient leurs distances avec les idées qu’il développait quand ils ne le méprisaient pas pour ça. Sa sympathie est devenue contagieuse quand c’était l’antipathie qui le caractérisait.
Le numéro 2 du mouvement, un de ses dirigeants historiques depuis trois décennies décide un an après avoir été contraint de quitter les fonctions de chef de gouvernement de quitter de son plein gré ses responsabilités à la direction du mouvement sans que cela n’émeuve personne et surtout pas les partisans de celui-ci. Pourtant cette démarche équivaut à un véritable séisme au sein d’un parti où «on meurt rarement et on ne démissionne jamais». L’idée de former un «gouvernement de technocrates» qu’on lui a reproché vient pourtant d’être consacré, un an plus tard, avec « le gouvernement indépendant de compétences nationales». Jebali se met «en réserve de la République» et il n’est pas interdit de penser qu’il se présentera à l’élection présidentielle avec la bénédiction d’Ennahdha mais sans en être le candidat pour lui permettre de ratisser large.
La mue
La mue d’Ennahdha est en cours. Le nouveau parti islamiste est en train de naître. Le chemin a été long, parfois cahoteux. Exit la Chariaa comme source de la législation, oui à la liberté de culte et à la liberté de conscience. Après avoir dit que les salafistes lui rappelaient sa jeunesse, le chef du parti islamiste est maintenant l’homme le plus protégé de la République car il est la cible n°1 des salafistes d’Ansar Charia, mouvement classé «terroriste» par le numéro 3, Ali Larayedh lorsqu’il était chef de gouvernement. Même ses adversaires le reconnaissent. Sa place sur l’échiquier politique national, il l’a gagné et personne ne le conteste plus. Le lien organique avec la confrérie des «Frères Musulmans» qu’on lui accolait n’a plus prise sur un « mouvement politique tunisien » et rien que tunisien, Béji Caid Essebsi dixit. Ce mouvement ayant été déclaré « terroriste » en Egypte et dans d’autres pays arabes, Ennahdha ne veut plus avoir à faire à lui.
Deux ans et demi après avoir réussi à occuper la première place des élections du 23 octobre 2011, le parti islamiste est-il en voie de normalisation. Il y a lieu de le penser quand bien même des pans entiers de ses adhérents et de ses électeurs doivent être déçus. Ceci lui portera-t-il chance, en lui ouvrant la porte vers une place d’honneur sur le podium des prochains scrutins. Ou le contraindra-t-il à une longue cure d’opposition.
En tout cas, s’il arrive à se débarrasser de certaines scories du passé par des dissidences qui lui permettent de compter dans ses rangs des gens partageant les mêmes idées et sensibilités politiques, le mouvement Ennahdha a tout à gagner s’il réussit à devenir un parti comme les autres. La scène politique nationale n’en sera que plus apaisée.
R.B.R.