Vincent Geisser et la sous-démocratie que l'Occident veut pour la Tunisie
La campagne électorale officieuse a bel et bien débuté en Tunisie. Elle implique des articles de commande mettant à contribution quelques habitués des médias, de préférence français, invités à venir donner aux Tunisiens leur vision de la démocratie. Comme si les Tunisiens avaient encore besoin de prendre des leçons de qui que ce soit en termes de refonte des pratiques politiques ! C'est qu'ils expérimentent dans leur pays depuis leur révolution, ce coup du peuple modèle, une nouvelle façon de faire la politique, en mesure de réhabiliter la conception vermoulue et dévergondée de la démocratie occidentale. Cela ne plaît pas forcément à l'Occident jaloux de son magistère. Il y tient et entend faire en sorte que les pays du Sud restent à sa remorque, jusques et y compris dans le recyclage en Tunisie de son système politique en crise et ses valeurs démocratiques bafouées sur son propre sol. Et il trouve auprès de nos politiciens le support dont il a besoin.
Le dernier en date de ce genre de littérature de commande est l'interview du politologue médiatique Vincent Geisser, publiée dans la livraison du mercredi 2 avril du quotidien Dhamir dont la proximité n'est plus à démontrer. À un jour près, on l'aurait prise pour un poisson d'avril, tellement est grosse la ficelle! C'est qu'en Tunisie, le peuple tunisien a dépassé un tel niveau de langue de bois ne se cantonnant plus aux prestations des politiciens pour contaminer celle des journalistes censés célébrer par la vérité la liberté retrouvée. Qu'on en juge!
Une vision manichéenne
M. Geisser se dit peiné que l'on mésestime en Tunisie le calvaire des anciens exilés politiques; et il n'hésite pas à brosser un tableau nominatif de certaines figures du pouvoir actuel, qui auraient vécu durant leur exil dans des taudis (sic). M. Marzouki est le mieux servi dans ce lot avec M. Ghannouchi érigé en parangon de la finesse politique.
Bien évidemment, contrairement à la déontologie académique, M. Geisser ne se limite pas à encenser le bord politique ayant ses faveurs, n'hésitant pas à décrier l'autre bord en commençant, pour faire bonne mesure, avec ses compatriotes français, vilipendés comme ayant été de mèche avec la dictature de Ben Ali. Tout y passe, les autorités françaises, leur police et la DST, qui se seraient adonnées, outre l'espionnage des mouvements des opposants, à l'écoute de leurs communications, l'ouverture de leur courrier (resic). C'est à se demander si la France n'était pas aussi une dictature similaire à celle qu'on avait en Tunisie. Or, c'est ce modèle que M. Geisser veut pour la Tunisie. Cherchez la contradiction !
Pareils excès et aporie sont coutumiers de tout propos manichéen se parant des atours de l'objectivité. Celle-ci consiste à dire, en l'occurrence, que les exilés n'étaient pas brimés du seul fait de leur exil. Elle commande aussi de ne pas déformer la réalité pour faire de ces militants parmi d'autres — notamment ceux de l'intérieur et les nombreux résistants de l'ombre — les chevaliers blancs de la Révolution. Tout le monde sait que cette dernière a été le fait exclusif de jeunes Tunisiens démunis. D'ailleurs, les exilés qui se sont tous empressés de rentrer au pays ont bien avoué avoir été surpris par la Révolution, ce que nie, pour sa part, notre ami.
Ce qui est le plus reproché à ces aristocrates de la révolution, c'est moins leur empressement à accéder au pouvoir que l'absence d'un pareil empressement à y tenter quelque chose de vraiment tangible en faveur des démunis, sauf à tenir le discours vaseux qui ne trompe plus personne. Ainsi, ils n'ont nullement levé les injustices frappant le peuple, se coulant dans le moule juridique répressif et liberticide de la dictature déchue. Pourtant, M. Geisser n'hésite pas à assurer que le gouvernement de la troïka a servi les libertés en Tunisie et renforcé la démocratie!
Une conception antique de la politique
Ce que le peuple reproche à ses élites, toutes tendances confondues, c'est de vouloir faire la politique comme on fait une omelette; ils n'hésitent pas à casser des œufs, car cela est dans la recette. Une telle recette occidentale n'a marché (mais ne marche plus, d'ailleurs) que parce que la société en Occident a réussi à aménager des filets d'amortissement grâce à des institutions sociales permettant de compenser les sacrifices demandés aux plus démunis. Ce n'est pas le cas en Tunisie, où le peuple est pauvre, zawali, survivant grâce à la solidarité familiale qui est dépassée, tellement la pauvreté s'est aggravée. Et le Tunisien ne veut plus d'une soi-disant démocratie qui se réduit à des élections formelles ne servant que les intérêts de partis déconnectés des réalités populaires.
Dans cette interview, M. Geisser confirme de la plus belle façon ce que savaient déjà tous ceux qui font de la politique un art noble; pour lui la politique n'est, au mieux, qu'un art mineur, cette manière antique de devoir user de force et de ruse dans une arène où l'homme est un loup pour l'homme. C'est ce que le sens populaire en Tunisie charge d'un boulet de turpitudes, dévaluant avec raison le mot politique en «boulitique». Il suffit de lire le jugement de M. Geisser sur Néjib Chebbi qu'il qualifie d'homme politique jusqu'à la moelle, très intelligent, le caméléon politique en Tunisie.
Cette drôle conception de la politique se pratique encore en Occident et il veut la refourguer à la Tunisie; or, notre peuple n'en veut pas. Il entend faire de la politique une éthique d'abord, une «pol-éthique». D'où d'ailleurs son vote en faveur du parti islamiste qui était censé incarner l'éthique musulmane; et cela explique sa désaffection actuelle de ce parti et de tous les autres qui ne font de la politique qu'un jeu malsain, plus guère une noble cause.
Notre interviewé ne manque pas, au demeurant, d'y aller de son pronostic sur les résultats attendus des futures élections, donnant au parti islamiste ayant ses faveurs un score identique à celui obtenu lors de la première élection. Disons que cela pourrait fort bien être le cas, mais non pas du fait d'un vote populaire libre et franc; plutôt à la faveur du système électoral vicieux qu'on est en train de concocter et devant assurer aux partis actuels de rempiler au pouvoir, quitte à le partager avec d'autres.
Voilà ce que dénoncent les patriotes tunisiens; une telle avidité à exercer le pouvoir, et ce même chez les anciens opposants à la dictature. Qu'est-ce qui les distingue,au vrai, de leurs adversaires? Ne tentent-ils pas de les exclure pour profiter comme eux, à leur tour, des délices du pouvoir ? Ne l'ont-ils pas démontré depuis la révolution, la situation du pays s'étant dramatiquement dégradée, y compris en termes de droits de l'homme?
Certes, il est un domaine où l'acquis révolutionnaire résiste, celui de la liberté de parole; mais c'est surtout à cause de l'attachement viscéral de la société civile à défendre ses droits, un attachement qu'elle paye cher, d'ailleurs. Et puis, oublie-t-on déjà les martyrs de cette véritable guerre pour la liberté de conscience toujours en cours ? Il suffit de voir les tentations et les tentatives récurrentes en vue de phagocyter une telle liberté pour comprendre qu'elle est toujours fragile, manquant d'être étouffée dès que nos prétendus révolutionnaires au pouvoir se seraient débarrassés de tous ceux qui les empêchent de devenir les ogres qu'ils voient dans leurs ennemis, y compris parmi les vrais démocrates.
Le comble de l'absurde dans l'interview de M. Geisser est cette affirmation que le programme réformateur des islamistes en Tunisie lui rappelle Bourguiba dans sa politique, notamment le dialogue entretenu avec l'Occident et la pratique de l'entente ouverte à tous dans l'intérêt de la Tunisie. Ainsi, d'après notre politologue, M. Ghannouchi ferait du bourguibisme sans le savoir, une sorte de M. Jourdain de la politique, en somme.
Il est de bon temps, il est vrai, de se référer aujourd'hui à Bourguiba afin de se mesurer à sa stature; mais le faire pour Ghannouchi, c'est un peu trop pousser dans la caricature. Car la seule comparaison crédible en la matière serait de dire que le cheikh met bien ses pas dans ceux de Bourguiba l'autocrate, celui qui n'a pas su démocratiser son pays; un cruel manque dans son œuvre. C'est une telle mortelle fêlure qui a permis que le ver intégriste soit toujours dans le fruit de la Tunisie,pourrissant aujourd'hui sa vie, voulue paisible et pouvant toujours l'être pour peu que la conscience fasse son entrée en politique.
Une démocratie au rabais
Qu'on soit bien clair : la Tunisie aujourd'hui est libre et tient à le rester; elle n'entend plus dépendre d'un sauveteur, qu'il soit ancien militant des droits de l'Homme ou héraut d'un islam modéré; et encore moins un nostalgique de l'ordre de la dictature. Aussi, elle se reconnaît dans le combat de tout un chacun militant pour une terre libre et libérée, libertaire même, en conformité avec son esprit hédoniste, latunisianité qui est d'abord un humanisme. Pour cela, le Tunisien ne demande que des preuves tangibles de volonté démocratique, des preuves administrées par des faits, rien que des faits, mais des faits véridiques et probants. En cela, il ne fait pas d'exclusion, tout militant est bienvenu, et ce même s'il s'agit d'hommes du passé, nullement compromis avec la dictature, qui auraient tiré la bonne leçon, entendant enfin servir dignement leur pays de leur expérience. C'est que pour le Tunisien patriote, il n'est aucune exclusive au service du pays; c'est aux actes que se jugent les uns et les autres, les patriotes véritables et les arlequins de la politique. En démocratie, le pouvoir ne doit-il pas arrêter le pouvoir?
Parlant de l'ancien dictateur, M. Geisser dit qu'il avait l'appui de l'Occident, car il a permis la mise en œuvre du programme de réforme structurelle imposé par la Banque Mondiale. Or, qu'ont fait le gouvernement islamiste et ses supplétifs supposés de la gauche centriste, sinon continuer la même politique ? De fait, si Ghannouchi est aujourd'hui le chouchou de ce même Occident, c'est bien parce qu'il prolonge autrement Ben Ali. Peu importe à l'Occident qu'il ait un programme liberticide en termes de libertés à l'intérieur de son pays; ce qui compte pour lui, c'est son credo économique qui est un libéralisme des plus sauvages. Or, en cette époque de mondialisation à outrance, les capitalistes les plus rétrogrades du monde ont intérêt à trouver des zones de droit atténué, comme la Tunisie si bien située, pour pouvoir pratiquer le capitalisme voyou auquel ils ne peuvent plus s'adonner dans les économies libérales de leurs pays où la nécessité a imposé une salutaire rationalisation.
Aussi, M. Geisser ne fait que relayer dans son interview un discours à la mode auprès des nouveaux conservateurs occidentaux qui incluent des penseurs hypocrites supposés de gauche, comme il le reconnaît lui-même. Ces nouveaux cons (pour conservateurs),ainsi qu'on les appelle, prétendent que Nahdha n'est pas un mouvement religieux, qu'il est un parfait parti politique relevant du tissu social tunisien et qu'il faisait déjà partie du système politique tunisien. Et M. Geisser d'abonder dans le même sens, se contredisant au passage, puisqu'il ne nie pas qu'on n'avait pas de vie politique en Tunisie.
Certes, Nahdha aurait bien pu être ce que notre politologue prétend contre toute évidence; cela aurait été le cas si le parti de cheikh Ghannouchi avait eu le courage de faire sa mue comme on l'y avait appelé à maintes reprises en vue de pratiquer un islam politique à la manière de ce que nous avons eu en Occident avec la démocratie chrétienne. Nos appels restèrent inaudibles. Aussi, contrairement à ce que prétend M. Geisser, la plupart des politiciens de Nahdha ne se souviennent d'être des politiques patriotes que sous la pression, quand ils n'ont plus le choix; sinon, ils continuent de croire à une patrie transcendant les frontières tunisiennes,communiant dans des références anachroniques, bien plus conformes à une idéologie ayant cours en Orient qu'à l'esprit islamique authentique qui demeure effectivement et réellement démocratique. Celui-ci, plus proche de l'islam traditionnel tunisien,suppose une lecture correcte, à l'instar de celle réalisée par les soufis des origines,loinde l'approche caricaturale de Nahdhaqui estsalafie, au sens commun du terme, mais pas selon l'acception originelle du salafisme auquel correspond le vrai soufisme.
La nécessaire transfiguration du fait politique
Il est vrai que dans les propos de M. Geisser, tout n'est pas faux; comme lorsqu'il assure que les adversaires véritables des islamistes ne sont pas en Occident, mais du côté des gouvernements arabes qui craignent la contamination démocratique. Toutefois, ici aussi, il ne lésine pas sur l'amalgame, prétendant que ces gouvernements cherchent un islam intégriste libéral proaméricain. En effet, on a bien vu Nahdha tentée par l'islam wahhabite, et on sait qu'elle tient toujours à l'appui américain, que son programme a été et est toujours libéral à l'extrême.
Non, les adversaires des islamistes tunisiens, ce sont eux-mêmes, car ils pratiquent la politique de polichinelle, comme la conçoit M. Geisser, justement. Ils n'ont pas réellement d'éthique islamique; et même s'ils sont arrivés au pouvoir les mains propres, ils ne les ont pas gardées immaculées par un exercice nullement sain. Ils reconnaissent d'ailleurs leurs erreurs et savent même être encore plus sévères avec eux-mêmes que ne l'est M.Geisser dans son tropisme. Comme quand il vante leur bilan en matière des droits de l'Homme, assurant que quiconque prétend parler de danger islamiste ne ferait que reprendre une rhétorique benalienne.
Le comble de la contradiction est évident quand il assure, d'un côté, que les islamistes ont défendu la liberté de la presse et, de l'autre, qu'ils ont eu du mérite à supporter les turpitudes des aficionados de l'ancien régime, un mérite que l'histoire ne leur oubliera pas (re-resic). Ainsi, l'édification d'un État de droit et de libertés relèverait de l'ordre du mérite; drôle de conception de la démocratie que veut nous fourguer l'ami français !
En fait, si l'histoire retient quelque chose, c'est bien que la démocratie véritable est toujours menacée en Tunisie, surtout si elle doit se limiter à un processus électoral purement formel. M. Geisser doit se rappeler comment la plus grande catastrophe de l'histoire moderne est arrivée : une élection en bonne et due forme ! C'est un exemple suffisamment paroxystique pour ouvrir les yeux sur l'inanité des mécanismes formels à fonder une démocratie véritable. Mais ne fait-il pas mine de l'oublier, lui qui vient d'un continent où un nazisme mental est en train de ramper, arrivant même à ériger un holocauste en pleine Méditerranée?
C'est une telle histoire que la société civile ne veut pas voir se répéter en Tunisie, car tout un chacun peut se transformer en nazi quand il commence à exclure son prochain, l'autre lui-même, et à se présenter comme la seule incarnation de la démocratie. N'est-ce pas ainsi qu'agissait Ben Ali? Et puis, aujourd'hui, nos gouvernements supposés révolutionnaires ne sont-ils pas des complices dudit holocauste en continuant, comme le faisait Ben Ali, à contribuer activement à la politique migratoire inepte de l'Europe?
Que M. Geisser sache que rien ne s'obtient en commençant par faire accroire que tout est dans le meilleur des mondes; il en est d'ailleurs conscient, puisqu'il reconnaît que les islamistes et leurs clones se sont toujours rétractés quand la pression populaire a été trop forte. Aussi, s'il est véritablement pour la révolution, il doit plutôt saluer une telle pression et l'encourager, au lieu de complimenter les tentatives de Nahdha de forcer le passage à ses vues dogmatiques rétrogrades,les présentant comme de la haute voltige politique. Quand je disais qu'on avait une drôle de pensée démocratique chez notre politologue !
À la fin de son interview, affirmant qu'une recomposition des identités politiques est en cours en France autour de la centralité axiologique du paradigme du libéralisme économique dont se distingue la gauche extrême, M. Geisser ne manque pas de décocher des flèches acérées à la gauche tunisienne dont il dénonce une mythique compromission avec le régime de Ben Ali. Ce faisant, il ne fait que prouver encore plus la flexibilité de sa morale politique. En effet, si certaines figures de la gauche tunisienne — dont il cite nommément M. Mohamed Harmel — se sont retrouvées dans l'obligation de s'accommoder avec ce qui leur apparaissait un fait accompli infranchissable, cela était aussi le fait de toute la classe politique, y compris l'actuel président provisoire dont M. Geisser admet qu'il avait la possibilité de circuler entre la Tunisie et son exil.
N'était-ce pas la démonstration de ce réalisme qui n'était pas le moins du monde une compromission; ou alors le jugement sur M. Harmel doit être étendu à M. Marzouki ?Par ailleurs, comment qualifier l'abandon des valeurs supposées être celles d'une vie pour se maintenir au pouvoir ? N'est-ce pas la compromission par excellence avec les tenants d'une conception de la démocratie trouée d'illégalités et d'esprit machiavélique?
Le fond de la question est que notre politologue, tout comme la plupart des penseurs occidentaux, reste marqué par un substrat judéo-chrétien qui est, comme on le sait, à la base de la pensée occidentale. Or, sur la base de ce fonds, on estime que l'islam n'est pas et ne doit pas être en mesure de dépasser un stade de prémodernité. Aussi, la lecture caricaturale qu'en font MM. Ghannouchi et Marzouki est à encourager en étant considérée comme le maximum à attendre pour un islam politique, soit une version frelatée de la démocratie. Cela arrange les intérêts de l'Occident, toujours donneur de leçons, et qui a surtout peur que la démocratie soit refondée en Tunisie, échappant à son contrôle.
Mais le cours de l'histoire ne saurait s'arrêter! La Tunisie qui a su innover en politique avec son coup du peuple modèle ne se satisfera pas d'une sous-démocratie voulue par ses élites de connivence avec un Occident arrogant, oublieux de ses propres valeurs. Elle saura leur imposera une «postdémocratie» en phase avec l'époque postmoderne qui a signé la mort de la Modernité occidentale telle qu'on l'a connue. Aucun sociologue compréhensif digne de ce nom ne dira autre chose aujourd'hui quoi que puissent raconter, dans des interviews de commande, des politologues relevant d'un paradigme fini.
Farhat Othman