Bourguiba : encore une histoire, pour s'en souvenir, en rire ou en pleurer
Me Ezzedine Chérif - qui était pendant au moins trois décennies un des grands ténors du barreau tunisien a pris l'habitude, durant le début de l’été de 1968, de rencontrer, chaque jour, en fin d’après-midi, sur la terrasse de l’hôtel Amilcar qui domine tout le golfe de Tunis quelques uns de ses collègues.
Un après-midi, arrivé le premier au rendez-vous, il trouva le Président Bourguiba et Monsieur Allala Laouiti assis sous un parasol et qui l’ont reconnu.Il s’approcha d’eux et les salua avec respect et déférence, et au moment où il s’est retourné pour repartir, le Président l’invita à s’assEoir. Puis, remarquant que l’avocat avait un journal en main, il lui demanda:
- Mais qu’est-ce que vous lisez-là?
- Me Chérif: Jeune-Afrique, Monsieur le Président
- Le Président: il y a de bonnes choses là-dedans?
- Me Chérif: Cela dépend du numéro
- Le Président: Je crois que Ben Yahmed écrit à la hauteur de sa taille
- Me Chérif: Je suis étonné de vous entendre dire cela!
- Le Président: Mais pourquoi donc?
- Me Chérif: Parce que un homme n’écrit pas à la hauteur de sa taille, mais à la hauteur de son cerveau, de son savoir et de son talent, et je dois ajouter Monsieur le Président, que vous n’êtes pas beaucoup plus grand que Ben Yahmed!
- Le Président: Tu entends Allala, Me Chérif a de la réplique et même du Pench. Et toi Allala qui a tout entendu, qu’en dis-tu de tout cela?
- Allala Laouiti: Monsieur le Président Me Chérif a fait la remarque qu’il-fallait, pas plus. Même moi qui ne suis pas très grand, je suis quand-même plus grand que vous!
- Le Président: Alors toi aussi, tu es contre moi?
- AllalaLaouiti: Mais non Monsieur le Président, je sais que vous êtes un grand homme et que vous pensez bien au-delà de votre taille. Ce n’est quand-même pas la taille d’un homme qui fait sa valeur essentielle.
- Le Président se reprend: Bien sûr, mais bien sûr, si je devais me référer seulement à ma taille pour penser et faire tout ce que j’ai bâti pendant un demi-siècle, je n’aurais pas conçu quelque chose de vraiment notable. J’espère que vous avez compris maintenant que c’était de ma part une simple provocation.
- Me Chérif: J’en étais sûr ! même très sûr ! vous avez voulu me tester. Eh bien, c’est fait. Qu’est-ce que vous en avez conclu?
- Le Président: Que vous êtes un sacré bâtonnier, et j’ai même une idée pour vous.
- Me Chérif: Laquelle?
- Le Président: de faire de vous un ministre conseiller
- Me Chérif: Surtout n’en faites rien. Mais alors rien!
- Le Président: Mais pourquoi donc?
- Me Chérif: Nous serions malheureux tous les deux. Moi je bavarde beaucoup, je mets mon grain de sel partout, j’ai un esprit critique dérangeant, et vous Monsieur le président, vous n’arrivez en fin de compte, et peut être à raison, à n’écouter que vous-même!!
- Le Président: Me Chérif vous êtes un homme très rare. Je ne peux que vous apprécier de plus. Et merci pour ce moment unique.
(Histoire racontée par Allala Laouiti)
Mohamed Ali Mahjoub
Maître de conférences à l’ENISO
(Ecole Nationale d’Ingénieurs de Sousse)