Opinions - 07.04.2014

Essai sur les origines de l'inflation en Tunisie

L’objectif premier de cette contribution est d’expliquer aux lecteurs, non initiés aux sciences économiques, la notion de «l’inflation» pour mieux appréhender la complexité et les enjeux du débat actuel en Tunisie sur cette question qui est à la fois d’ordre économique mais aussi éminemment sociale. Mon second objectif est de participer modestement au débat qui anime en ce moment nos économistes sur ce sujet: Un taux d’inflation de 6,4% est de nature à nous interpeler! 

En principe, quelle que soit l’option (l’orientation, la décision) choisie dans le cadre de la politique monétaire –les outils (les instruments) principaux de la politique monétaire sont: le taux d’intérêt, le taux de change et l’offre de la monnaie-, elle a le souci permanant de la menace de l’inflation. Celle-ci est le résultat d’un dérèglement du système des prix. Elle se manifeste par une hausse cumulative du niveau des prix. Le taux d’inflation désigne donc le taux de variation du niveau général des prix. Mais il est impossible de mesurer tous les produits de consommation et pour tous les points de vente. En outre, tous les ménages ne consomment pas les mêmes  produits et ne sont donc pas sensibles à l’évolution des mêmes prix. L’indice des prix à la consommation, que calcule l’INS, consiste à choisir un certain nombre de produits que l’on juge représentatifs de la consommation des Tunisiennes et Tunisiens.

Sur le plan conceptuel, la problématique de l’inflation a fait l’objet d’âpres controverses entre libéraux et keynésiens (courant s’inscrivant dans la pensée et la démarche de Johan Maynard Keynes 1883-1946, économiste anglais qui s’oppose aux libéraux et prône –légitime- l’intervention de l’Etat car il considère que l’économie ne s’autorégule pas parfaitement). Le débat est d’autant plus violent que l’inflation est forte.

1/ L’approche quantitative de la monnaie incrimine les autorités monétaires

Selon cette approche, l’inflation est un dérèglement du système des prix où la monnaie joue un rôle essentiel. En effet, ils considèrent que le niveau des prix est déterminé par la quantité de monnaie mise en circulation : si la monnaie est abondante, les prix peuvent monter ; dans le cas contraire, c’est-à-dire si la monnaie se fait rare, les prix auraient tendance à baisser.

Pour les libéraux des années 1950, qu’on désigne également par l’appellation : "les monétaristes de l’école de Chicago", à leur tête Milton Friedman (1912-2006, Prix Nobel d’économie 1976 et ancien conseillé de Ronald Reagan aux États-Unis, de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, d’Augusto Pinochet au Chili, ou de Brian Mulroney au Canada), considèrent qu’une grande part des déséquilibres inflationnistes s’explique par une politique inadaptée des autorités monétaires. Ils incriminent donc les banques centrales qui n’auraient pas fait le nécessaire pour mieux contrôler l’augmentation de la masse monétaire et ainsi combattre l’inflation (« La théorie quantitative de la monnaie : un nouvel énoncé », 1956).

L’approche de Milton Friedman sur le déclenchement du processus inflationniste s’articule autour de deux arguments fondamentaux (« Inflation et systèmes monétaires », 1968):

- La hausse de l’inflation résulte tout d’abord d’une croissance des dépenses publiques ayant comme objectif le plein emploi alors que le gouvernement n’est pas en mesure d’augmenter les impôts. Ce surcroît de dépenses est financé par l’impression de plus en plus de billets. La complicité de la banque centrale est donc dénoncée. Ainsi, nous somme au cœur de la controverse qui a opposé en avril dernier le gouvernement et l’ex-Gouverneur de la BCT.
- M. Friedman accuse directement les dirigeants des banques centrales qui prennent souvent leurs décisions sur la base de théories erronées : ils pensent que leur tâche est de s’occuper des taux d’intérêt alors qu’ils devraient contrôler la masse monétaire. Ainsi, c’est la quantité de monnaie et son adéquation avec le volume de la demande qui reste l’explication fondamentale de l’origine de l’inflation, d’après Friedman.
Cette approche est  assez contestée. En réalité l’inflation a plusieurs origines : Elle peut être due en effet à une création de monnaie excessive (théorie quantitative de la monnaie) et/ou  à une augmentation de la demande. Une création de monnaie trop importante peut être en effet une explication de cette demande trop forte, mais d’autres facteurs peuvent intervenir (augmentation de la population, des exportations,…). Il convient dans ce cas de figure d’augmenter l’offre des biens, autrement dit : augmenter la capacité de production des entreprises et pas uniquement une réduction de la masse monétaire. 

2/ La croissance de la masse monétaire ne s’explique-t-elle pas par des comportements inflationnistes?

Nous venons de voir que la responsabilité de l’inflation incombe principalement aux banques. Or, celles-ci s’en défendent en argumentant par le fait qu’elles ne disposent d’aucun contrôle sur la formation des prix. Certes, elles peuvent, dans une certaine mesure, rendre les crédits plus couteux en augmentant leur taux directeur ou en réclamant des garanties supplémentaires afin de limiter la création monétaire ; mais en aucun cas, elles ne peuvent  agir directement sur le processus de formation des prix. Pour comprendre l’origine de l’inflation, il convient donc de s’intéresser aux structures productives et à la répartition des revenus.  

Nombreux sont les économistes qui considèrent parmi les causes réelles de l’inflation, c’est l’inflation par les coûts : c’est-à-dire l’augmentation des coûts de production. Les entreprises sont, en effet, contraintes (condamnées) à augmenter leurs prix en raison d’un accroissement des coûts de revient pour préserver leurs marges commerciales et donc de bénéfice.  L’augmentation des prix des consommations intermédiaires (matières premières et autres consommations courantes), des salaires ou encore des profits ont comme conséquence logique une incidence sur le pouvoir d’achat des consommateurs, en l’occurrence ici le porte-monnaie des Tunisiennes et des Tunisiens.

A titre d’illustration, une augmentation du prix du baril de pétrole se traduit automatiquement, si l’Etat décide de ne pas baisser ses taxes sur les produits pétroliers pour absorber (répercuter) cette hausse,   par une augmentation du prix du diesel à la pompe pour le consommateur. L’inflation est donc importée. Une augmentation du prix du baril de pétrole se traduit généralement par une hausse généralisée des prix car le transport des biens et une multitude de produits et services dépendent de cette matière première et donc de son niveau de prix. Concrètement, la hausse excessive aujourd’hui du prix du diesel en Tunisie s’explique, à mon sens, par deux raisons fondamentales : évidemment l’augmentation du prix du baril de pétrole, payé en dollars, mais aussi les dévaluations successives du dinar (2,251 dinars = 1 euro ; 1 dollar = 1,681 dinars) se sont traduites par un appauvrissement de plus en plus insupportable de nos compatriotes. La recherche effrénée, irresponsable et injustifiée, à améliorer la compétitivité-prix de nos produits manufacturés et de notre secteur touristique au détriment de la qualité et du niveau de vie de nos concitoyens, explique, en large partie, la cherté de la vie aujourd’hui (voir aussi sur ce point mon article déjà cité plus haut). Il s’agit d’un préjudice terrible : nous payons au prix fort les technologies nécessaires pour notre système de production. Une technologie dont le prix est répercuté sur les prix de revient. En somme, il s’agit d’une «spoliation» de la richesse produite par les Tunisiennes et les Tunisiens.  

En outre, les chefs d’entreprise incriminent  très souvent la croissance des coûts salariaux comme étant la cause fondamentale de la hausse des prix. Cependant, il convient de relativiser immédiatement un tel postulat. En effet, une hausse des salaires ne se traduira par des tensions inflationnistes que dans le cas où cette hausse est supérieure aux gains de productivité.  Pour les keynésiens, la théorie quantitative de la monnaie est inadéquate en raison de rigidités sur le marché du travail: le marché du travail n’est pas un marché comme les autres où le prix, en l’occurrence ici le salaire, est fixé en fonction de l’offre et de la demande. D’après Nicholas Kaldor (1908-1986, économiste britannique d’origine hongroise), la solution à une moindre inflation réside dans la mise en place d’une politique de revenus où la répartition entre masse salariale est profit est négociée.

Il est vrai que généralement les entrepreneurs tunisiens cherchent le plus souvent à s’accaparer le maximum de la valeur ajoutée au détriment d’un niveau décent des salaires au profit de leurs employés. Le manque de culture industrielle, mais aussi la cupidité de certains expliquent en partie la mauvaise distribution des richesses produites entre l’Etat, l’entrepreneur et les salariés.

Pour conclure très rapidement, je dirai qu’il faudrait chercher l’origine de l’inflation en Tunisie du côté de la parité du dinar, de la mentalité de nos entrepreneurs, leur manque de culture industrielle, mais aussi, cmpte tenu des circonstances exceptionnelles d’aujourd’hui, des anticipations pessimistes de ces patrons.

Ezzeddine Ben Hamida
Professeur de  sciences économiques
Ezzeddinebenhamida.jimdo.com

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