La crise de notre systeme éducatif ne date pas d'hier!
Sur ce site comme dans le magazine Leaders, la crise du système éducatif tunisien a été souvent évoquée avec justesse. Dans le Maghreb du 02 avril 2014, M. Lotfi Hajlaoui s’est attaché avec bonheur à décrire les dégâts catastrophiques provoqués par «l’ogre de l’indiscipline scolaire» dans nos établissements. De son côté, Mme Hela Lahbib, dans «La Presse de Tunisie» du 07 avril courant, a particulièrement bien analysé cette crise partant de cette incongruité des 25% de la note du baccalauréat et ses retombées désastreuses. En réalité, la crise est ancienne. Par inconscience – l’Université et les enseignants en général pesaient si peu politiquement- ou intentionnellement, le pouvoir (et notamment les ministres de l’Education et de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique successifs par manque de courage politique) ont ainsi laissé pourrir la situation de notre Alma Mater et de tout le système éducatif tunisien.
Tous ces écrits et ces analyses me ramènent cependant à l’époque où j’enseignais à la Faculté des Sciences de Tunis. La fin des années 1970 et la décennie suivante ont été régulièrement émaillées de grèves estudiantines –généralement initiées par le MTI basé à l’ENIT- et de violences policières sur tout le Campus, souvent encerclé par d’importantes forces de l’ordre public (BOP) pour éviter que les étudiants ne rejoignent le centre-ville.
Excédé par ces mouvements qui sapaient notre enseignement et donc la formation de nos étudiants, un jour de 1985 où on est venu déloger de leur amphithéâtre mes étudiants de fin de maîtrise, j’avais écrit, à chaud, sous le titre «Propos désabusés d’un professeur amer» le texte suivant, témoignage de la situation sur le terrain:
«La salle de cours B du département de chimie était pleine d’étudiants. Comme toujours, c’était là un stimulant de poids pour moi, un facteur qui augmente mes dispositions à faire le maximum: rien n’est en effet plus énervant que d’être dérangé par les retardataires qui cassent l’attention de leurs condisciples et risquent d’occulter la rigueur d’une démonstration. Et, secrètement, je leur en étais reconnaissant de me faire cette politesse…et de consentir à cet effort. Je n’ignore ni le car pris de très bonne heure, ni le café avalé brûlant, ni la cigarette vite écrasée. Je sais aussi que certains d’entre eux, professeurs dans l’enseignement secondaire, ont dû convaincre leur proviseur de les libérer le jeudi matin pour assister à ce cours afin de compléter leur maîtrise.
Ils viennent parfois de Téboursouk, de Mateur, d’El Fahs…Je sais aussi que certaines de mes étudiantes- mères de famille- ont eu du mal avec la garde de leurs bébés pour assister à ma conférence de chimie appliquée.
Ce matin-là, le cours portait sur l’éthylène et se déroulait tout à fait normalement lorsque, à 9h16 (vieille habitude d’enseignant minutant chaque phase de son cours) un fait de mauvaise augure se produisit : la porte de la salle B s’ouvrit imperceptiblement. Aucun étudiant ne le remarqua car ils tournaient tous le dos à la porte mais moi qui lui faisais face, le vis instantanément. J’eus un réflexe que des années de pratique à la Faculté m’ont inculqué: faire semblant de ne rien remarquer et continuer mon cours comme si de rien n’était. Encore une fois, ce réflexe écarta pour un temps le danger : l’ombre qui avait entr’ouvert la porte de la salle s’éclipsa… pas pour longtemps hélas ! L’escouade des perturbateurs s’encadra bientôt dans la porte maintenant grande ouverte et la demande rituelle me fut faite d’une voix mal assurée: «Je voudrais dire quelques mots aux camardes… » et avant que je ne répondîs : «Camarades ! La faculté vient encore de répondre par la négative à nos justes revendications. Un grand meeting se tient. Il n’y a pas de distinction entre 1er, 2ème ou 3ème cycle. IL FAUT nous y rejoindre. Maintenant !»
Silence de mort.
Imaginez d’ici la scène : la salle encombrée d’intrus, mes étudiants, le stylo en l’air, mortellement ennuyés et moi, sur mon estrade, avec ma craie et mon équation inachevée au tableau…
Comme toujours en pareille occasion, je décidais de foncer, d’essayer de sauver les meubles- c’est-à-dire les ¾ d’heure restant de mon cours.
Qu’on me comprenne bien: aucun des problèmes étudiants ne m’est indifférent- j’ai été moi-même syndicaliste étudiant à l’époque héroïque des Moalla, Abdesselam, Tarmiz et autres Abdeljaouèd-mais aucun des problèmes étudiants ne nécessite de tels procédés, l’intrusion dans les salles et la cessation des cours. Aucun problème estudiantin ne peut être résolu hors la discussion, le respect mutuel et les structures appropriées.
J’essaie de parlementer avec les meneurs: «Bien, dis-je, vos camarades vous ont entendu. Laissez-moi terminer mon cours et s’ils le veulent, ils vous rejoindront dans un peu moins de ¾ d’heure.» D’un air faussement dégagé, je tournai le dos à la porte et entrepris d’achever mon équation. Las! Une vingtaine de gorges déployées entonnèrent «Houmet al Houma». Mes tripes se nouèrent : 1954, la place de la Kasbah et sa caserne, les gendarmes mobiles casqués…tout cela défila à la vitesse de l’éclair devant mes yeux ! Un premier étudiant, excédé, se leva, suivi d’un second puis d’un troisième…puis la débandade…Seules, les jeunes filles tentèrent de résister mais les agents perturbateurs veillaient au grain : ils ne quittèrent la salle B que lorsque j’y fus bien seul, solitaire, dérisoire sur mon estrade, avec dans le dos mon équation inachevée et le morceau de craie toujours à la main. Ainsi sombra mon cours ce jeudi-là…Je me sentis frustré et terriblement humilié : mes étudiants, penauds, partis…mes heures de préparation… ma bibliographie…mon organisation annuelle de ce cours qui allait avoir du plomb dans l’aile dès la cinquième séance ! Et chaque année le même drame ! Chaque année les retards qui s’accumulent et les étudiants qui partent avec des lacunes…Le tonneau des Danaïdes, le rocher de Sisyphe, voilà à quoi tournent mes cours !
Une colère inhumaine me saisit…Je sortis de la salle B dans un état second, à peine capable d’échanger les lamentations habituelles avec le directeur du Département…Je voulus courir derrière eux et leur expliquer l’éthylène. Ce gaz dont les Etats Unis produisent des millions de tonnes et qui est à l’origine de 1000, 2000 voire 5000 produits sans lesquels notre vie quotidienne serait autrement plus difficile ; l’éthylène dont un polymère permit aux physiciens anglais, inventeurs du radar, de s’opposer avec succès aux avions de Hitler venant bombarder Londres, l’éthylène dont un dérivé permit aux Etats Unis de reprendre la guerre du Pacifique et de battre les Japonais après la destruction de leur flotte à Pearl Harbour, puis d’inventer le caoutchouc synthétique lorsque les Américains ne purent plus accéder aux sources de caoutchouc naturel de Malaisie, de Sumatra…J’aurais voulu leur montrer la formidable puissance économique des géants du pneu Dunlop, Goodyear, Michelin….
Je n’eus pas ce courage. Je me réfugiais dans mon bureau et l’horrible spectre de Goebbels me hanta : «Quand j’entends parler de Culture, je sors mon revolver.»
Jusqu’à quand admettrons-nous que ce bien du peuple qu’est l’Université soit foulé aux pieds par ces extrémistes, par ces milices et parfois même par la police? Que cet inestimable investissement ne donne au maximum à ses étudiants, ses professeurs et partant à la Nation tout entière?
Toutes les bonnes volontés, toute notre énergie, toute notre imagination – étudiants, professeurs, politiciens, simples citoyens- doivent être mises au service de cette Université, pour que cessent cette gabegie et cette violence. Pour qu’enfin l’Université soit au service du développement et du progrès de ce pays.»
C’était en 1985.
La crise de notre système éducatif ne date donc pas d’hier.
Qui sera le Jules Ferry tunisien pour qu’enfin disparaisse l’analphabétisme et que l’école de la République triomphe et acquière ses lettres de noblesse? Il est plus que temps pour que se réunisse une grande Conférence Nationale de l’éducation nationale qui mette tout à plat et rédige un pacte républicain pour tout le système éducatif comme l’a fait, en son temps, en France, le plan Langevin-Wallon, à la Libération, en 1944. C’est aussi important que le Dialogue National et la Loi Electorale réunis. Il y a urgence Mesdames et Messieurs de la Politique!
Mohamed Larbi Bouguerra