Les inégalités: Aiguillon ou handicap pour la croissance?
Il est courant dans le débat politique d’opposer les approches ultralibérales de Friedrich Von Hayek (1899-1992), économiste autrichien (prix Nobel d’économie en 1974) et de Milton Friedman (1912-2006, Prix Nobel d’économie 1976 et ancien conseillé de Ronald Reagan aux États-Unis, de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, d’Augusto Pinochet au Chili, ou de Brian Mulroney au Canada) à l’approche de Johan Maynard Keynes (1883-1946) et ses disciples qui prônent –légitiment- l’intervention de l’Etat car ils considèrent que l’économie ne s’autorégule pas parfaitement. Les exemples les plus cités sont : le modèle du capitalisme anglo-saxon, qui serait plus souple, plus capable de générer de la croissance, mais au prix d’un haut degré d’inégalité ; et, le modèle allemand ou encore des pays nordiques, qui serait plus attentif à la cohésion sociale, plus protecteur pour les salariés, mais moins capable de favoriser l’investissement et le dynamisme économique. Le débat revient alors à se poser la problématique suivante : Faudrait-il accepter plus d’inégalités ou renoncer à la croissance ?
1/ Les inégalités, aiguillon de l’activité économique
Pour les libéraux, le marché permet l’allocation optimale des ressources. La redistribution dissuade les agents de contribuer à l’activité économique dans toute la mesure de leurs possibilités. La rémunération fixée par le marché reflète la contribution de chacun à la production et stimule donc les talents. Limiter les écarts de rémunération est désincitatif. Les individus ne sont pas incités à exploiter pleinement leurs capacités puisque cet effort ne sera pas rémunéré à sa juste valeur.
Ainsi, distribuer des prestations sociales peut modifier l’équilibre du marché du travail et entraver l’activité des entreprises et donc la croissance. Si les individus perçoivent sans travailler un revenu mensuel de 250 dinars constitué des prestations sociales (revenu minimum de dignité pour les libérer les nécessiteux du besoin, allocation familiale, aide au logement,…), les entreprises ne pourront embaucher aucun salarié pour un revenu inférieur à 250 dinars: c’est le « salaire de réservation », salaire en-dessous duquel les travailleurs se «réservent» d’offrir leur travail. Les travailleurs qui auraient pu être employés pour des salaires inférieurs à 250 dinars resteront oisifs et la production correspondante n’aura pas lieu.
Par ailleurs, pour aller jusqu’au bout de la logique libérale, il faudra reconnaître que les catégories aisées présentent une plus forte propension à épargner. La hausse de l’épargne se traduit, selon toute logique, par une baisse du loyer de l’argent (taux d’intérêt). L’investissement s’en trouve stimulé: les entreprises retiennent des projets d’investissement même si leur rentabilité est limitée car le financement est peu coûteux.
Selon « l’effet de percolation » (en anglais trickle down), l’accroissement des revenus des classes aisées et des catégories socioprofessionnelles supérieures profite à l’ensemble de la société : Leurs investissements et leurs consommations soutiennent la croissance économique selon ce que Joseph E. Stiglitz appelle (sans y adhérer) «l’économie des retombées).
2/ Les inégalités, handicap pour la croissance
Pour J.M. Keynes et ses disciples, un degré d’inégalité trop important est un frein à la croissance. En effet, le revenu, pour les entreprises n’est pas qu’un coût, c’est aussi un débouché. Les salariés sont des consommateurs qui vont acheter les biens et les services produits par les entreprises. En particulier, les plus pauvres, parce qu’ils ont peu de capacité à épargner et vont consommer la majeure partie de leur revenus. Encore faut-il que cette consommation porte sur des produits tunisiens et non pas des produits chinois dont la qualité laisse à désirer ?
Ainsi, si le partage de la valeur ajoutée est trop défavorable aux couches les plus pauvres, les entreprises auront des débouchés réduits et limiteront leur activité ; la croissance sera donc ralentie. D’autant plus que l’effet dit « accélérateur », une augmentation de la consommation aura des effets plus que proportionnels sur l’investissement et la croissance.
Pour certains économistes (école de la régulation), c’est la baisse des inégalités et de la pauvreté qui ont permit, justement, au modèle capitaliste d’éviter ses crises de surproduction. En effet, l’institutionnalisation des conflits (syndicats, développement du droit du travail, conventions collectives réglementant les salaires, etc.) a permit que le partage de la valeur ajoutée ne soit pas trop défavorable au travail, ce qui s’est traduit par une élévation des salaires.
D’après les tenants de la théorie de la croissance endogène, un des facteurs principaux de la croissance est la productivité, elle-même fonction du stock de connaissance. Pour que ce stock s’accroisse, il faudrait que la population soit bien éduquée. En effet, de trop fortes inégalités sont de nature à compromettre l’accès à l’éducation. La Tunisie qui a promu un accès égalitaire au savoir compte parmi les pays qui ont connu la plus forte croissance. Notre problème réside plus tôt dans la répartition des fruits de cette croissance: une répartition inégalitaire, particulièrement les 30 dernières années, qui s’est traduite par des grands clivages.
Enfin, le creusement des inégalités affaiblit le lien social et peut déboucher sur un niveau d’instabilité des institutions publiques qui rend le futur très incertain. En effet, notre glorieuse révolution n’est-elle pas le résultat de ce creusement des inégalités? Et, le désordre que nous avons connu très récemment n’est-il pas dû à la faiblesse et à l’instabilité de nos institutions publiques?
Notre modèle de développement s’est traduit par des inégalités régionales assez flagrante et par conséquent très criantes à la fois sur le plan socioéconomique et sur le plan socioculturel. Concrètement, la probabilité qu’un jeune tunisien de Kasserine, de Gafsa ou de Douz ait le même niveau de vie (stabilité de l’emploi, pouvoir d’achat satisfaisant, accès à la culture, etc.) que son compatriote du Sahel, de Sfax ou encore de La Marsa est faible, très faible. Je pense même, nous osons l’affirmer malgré l’absence de données statistiques, que nous ne sommes pas tous égaux devant la mort : La longévité des Tunisiens du littoral est, sans doute, supérieur à celle de leur compatriote de l’intérieur du territoire (manque d’accès aux soins, pénibilité du travail, confort domestique, etc.).
Les agents économiques, qui doivent planifier leurs actions sur le long terme, éprouvent une aversion pour l’incertitude, par conséquent, ils restreignent leur investissement.
Pour conclure cette contribution, nous dirons que la réduction des inégalités, dans les trente années qui ont suivi l’indépendance, aurait été un des facteurs de la vigueur et de la solidité de notre développement. La répartition de la valeur ajoutée entre les différents acteurs économique (Etat, capital et travail), pendant cette période, était beaucoup plus équilibrée avec une présence assez forte de l’Etat. La résurgence actuelle des inégalités ne devrait-elle pas nous pousser à repenser notre système de redistribution pour mieux lutter contre les inégalités et soutenir ainsi durablement et solidement la croissance ?
Pr. Ezzeddine Ben Hamida
Ezzeddinebenhamida.jimdo.com