Elyès Jouini et Dhafer Saïdane: L'Etat et le système bancaire
Cet article constitue le second volet d’un ensemble de deux contributions. La première était focalisée sur le rôle de l’Etat dans le financement de l’Economie et insistait sur la nécessité pour le gouvernement de porter une vision de long terme intégrant marchés financiers, partenariats public-privé et financements extérieurs. Dans ce second volet nous proposons de zoomer sur le secteur bancaire et nous insistons notamment sur la nécessité d’une stratégie conjointe impliquant Ministère de l’Economie et des Finances et Banque Centrale.
La dégradation de l’environnement économique post révolution a affaibli la résilience du secteur bancaire. Mais ne nous leurrons pas le vers était déjà dans le fruit depuis au moins une décennie.
Si rien n’est fait, l’économie tunisienne risque de subir un «effet de massue» via le système bancaire. L’Association Professionnelle Tunisienne des Banques et des Etablissements Financiers, dans son rapport 2012(1) , évoque les résultats édifiants d’un stress-test effectué sur l’économie tunisienne. Le résultat est le suivant: une dégradation de la croissance en Tunisie couplée à une politique monétaire restrictive avec hausse des taux d’intérêt, une baisse de la consommation privée et de l’investissement ainsi qu’un déséquilibre de la balance commerciale avec, pour conséquence pour les banques, une chute des crédits aux ménages et aux entreprises parallèlement à une hausse des défaillances conduirait à une perte de 3,89 points de croissance.
L’APTBEF confirme donc, et cela nous rassure, que Joseph Schumpeter avait bien raison(2) . Les banques peuvent jouer le rôle d’effet de levier par la sélectivité des meilleurs projets mais aussi celui d’un effet de massue dramatique en amplifiant les effets négatifs des chocs macroéconomiques.
Une prise en main nécessaire par l’Etat
Il est essentiel que les autorités étatiques traduisent et adaptent les enseignements de l’audit en cours au contexte socio-économique tunisien. Les pouvoirs publics doivent exprimer rapidement et clairement ce qu’elles attendent de leur système bancaire. Que veut-on faire? Quelles réformes? Avec quels moyens? Pour quels objectifs? Rappelons que le système bancaire doit s’inscrire parmi les moyens prioritaires du redressement économique du pays. Pour cela l’Etat doit s’y investir afin de ne pas en laisser l’initiative seulement au privé dont l’objectif – légitime – ne peut être le développement macroéconomique mais la rentabilité microéconomique à court terme source de dividendes.
Ensuite il faut, à partir des audits validés par le pouvoir politique, voir dans quelles mesures les banques sont capables de répondre aux exigences définies dans la première étape.
Enfin, et il ne faut pas se leurrer, il appartient à l’Etat – avec l’aide éventuelle des bailleurs de fonds – de voir comment combler l’éventuel « gap » induit par les crédits non performants.
Le blocage actuel et la montée inexorable des risques
A l’actif, l’éternel problème des crédits non performants
Des géants aux pieds d’argile, telles sont les « Big three » tunisiennes. En effet en 2013, la BNA a presque atteint 8 milliard de dinars de total de bilan, la STB est à plus de 7 milliards et la BH bientôt à 6 milliards. L’ensemble du système (banques cotées) représentant environ 60 milliards d’actifs, les trois banques représentent à elles-seules plus de 35% de l’activité. C’est trop de « mauvaise» concentration sachant le coût du risque qu’elles supportent.
En effet leur coût du risque demeure très élevé. A elles trois, elles se partagent presque la moitié de ce coût. Le total des dotations aux provisions pour créances et portefeuille est presque de 600 millions de dinars. Ces dotations aux provisions des trois banques représentent aujourd’hui presque 40% des dotations de l’ensemble des banques tunisiennes (16% pour la STB, 15% pour la BH et 16% pour la BNA). A titre d’exemple, en moins de 10 ans, le coût du risque de la STB a plus que doublé passant d’environ 45 millions de dinars en 2005 à plus de 90 millions de dinars aujourd’hui.
Ces trois banques ont ainsi atteint le statut de «Too Big to Fail»(3) . La Banque Centrale de Tunisie (BCT) est ainsi prise en otage par des refinancements incessants mais indispensables pour éviter l’arrêt de l’économie. L’aléa-moral vis-à-vis de la BCT est à son comble.
Au passif, le manque chronique de liquidité
L’incertitude post-révolution a créé un phénomène de panique, bien connu dans la littérature académique. Il a provoqué des retraits inopinés massifs de liquidité. Les ratios de liquidité se dégradent et passent pour beaucoup de banques tunisiennes en-dessous de la norme réglementaire
Face aux problèmes découlant d’un manque de liquidité récurrent, la Banque centrale de Tunisie n’a aucun choix possible. Elle est obligée de jouer le rôle de PDR (prêteur en dernier ressort), afin de ne pas étouffer l’économie. Intervenir pour satisfaire les besoins des banques en liquidité devient un devoir national mais un devoir qu’il est impossible de remplir dans la durée.
Quelles sont les origines de ce problème devenu chronique ? Il y a d’abord les problèmes classiques liés au multiplicateur de crédit qui ne joue plus son rôle. En d’autres termes « moins de crédits performants donc moins de dépôts ». La baisse des recettes en devises des secteurs touristique et minier (phosphate) y est pour beaucoup.
Mais il y a aussi la rupture de de la confiance dans le système et donc une forme de « Banking run » c’est-à-dire une panique et un retrait inopiné et massif des dépôts.
A cela se rajoute le « hors-piste » ou le « hors-circuit » c’est-à-dire cette montée inexorable des règlements des transactions commerciales informelles en dehors du circuit monétaire officiel.
Bien entendu, le renforcement des règles prudentielles internationales en matière de solvabilité, de liquidité, de maîtrise des grands risques et de sanctions en cas d’infractions est une démarche à recommander. Mais un Etat anticipateur et visionnaire plutôt qu’un « Etat-pompier » c’est-à-dire seulement un régulateur ex-post, c’est encore mieux.
Avant de parler de restructuration : créer un consensus sur les grandes lignes de la réforme
Avant de parler de restructuration, il faudra consacrer un temps suffisant aux pré-restructurations car la banque n’est pas une mécanique froide. Elle est faite de femmes et d’hommes et cette ressource humaine de 20 000 âmes en Tunisie a besoin d’adhérer au projet national de mutation du système financier tunisien. Les restructurations vont concerner environ 6 000 collaborateurs soit 30% des effectifs du système bancaire.
Les partenaires sociaux ont donc droit au chapitre sur ce plan afin d’éviter que l’emploi dans les banques tunisiennes devienne une variable d’ajustement des restructurations bancaires.
Ces restructurations doivent donc recueillir l’assentiment tous les acteurs et rentrer dans le cadre d’une grande réforme du mode de financement de l’économie tunisienne basée sur un partenariat public-privé (PPP) à définir clairement au préalable.
Ces mutations devraient aboutir à un système financier dont l’architecture devrait reposer sur 4 piliers inséparables permettant d’offrir aussi le continuum d’échéance tant nécessaire aux opérateurs financiers.
a) Pôles bancaires
- Banque Centrale
- Banques publiques: véhicules saints post-restructuration dont on a extrait les actifs accrochés. Ces banques sont gérées selon les principes concurrentiels c’est-à-dire évitant toute concurrence déloyale avec les banques privées;
- Banque privées qui pourront faire l’objet de regroupement dans un second temps,
- Le reste des institutions bancaires
b) CDC
Financement publics à caractère prioritaire (Société de développement régional, financement TPE – PME, Fonds d’investisssement (y compris islamiques), infrastructures, microfinance…
c) Marché des capitaux : monétaire, financier (actions+obligation), change
d) Investisseurs institutionnels : caisses de retraites, compagnies d’assurance, autres fonds d’investissement
Il faut impérativement des pré-fusions
La privatisation totale des trois banques publiques est difficilement envisageable dans le contexte actuel. Elle reviendrait probablement à brader les actifs tout en mettant en risque la stabilité monétaire. Elle est aussi non souhaitable pour le développement économique notamment régional car leur taille fait qu’un changement de politique trop radical pourrait avoir des conséquences macroéconomiques, sociales et régionales négatives et importantes.
Dans tous les cas, une telle privatisation serait prématurée dans cette phase initiale de reconstruction du système financier tunisien. Et si elle devait se faire, elle se ferait dans le cadre d’un PPP.
Les trois banques publiques actuelles sont bâties sur des modèles économiques différents. Le rapprochement de leurs activités performantes serait certes complexe mais doit être envisagée. Les activités non performantes seraient isolées dans des structures de défaisance.
Quelle solution préliminaire ?
Pré-fusions : miscibilité des cultures, alliances, rapprochement de lignes d’activité et économies d’échelle.
Il s’agit de mettre en commun des activités performantes pour réduire les coûts moyens en évitant les doublons tout en apprenant à travailler ensemble.
Mettre en commun des réseaux, des équipements (ATM, guichets, outils commerciaux…), des compétences en matière de banque de détail, en matière de gestion des risques…Bref apprendre à travailler ensemble progressivement en créant des véhicules et des entités communes.
Cela peut être envisagé dans divers domaines à identifier : dans la gestion des exports-imports, dans le financement des entreprises, dans l’accompagnement des jeunes entrepreneurs…
Bref il s’agit d’apprendre à partager et à évoluer vers une miscibilité des cultures bancaires avant de fusionner car chaque véhicule à sa propre histoire et sa propre culture. Cette méthode et cette étape sont indispensables. Elles ont fait leurs preuves ailleurs (Crédit agricole + Crédit Lyonnais, BPCE (Banque Populaire + Caisse d’épargne), Amundi entité créée par Crédit agricole + Société Générale …).
Evoluer progressivement vers une concentration effective et salutaire
La réorganisation du marché bancaire tunisien par une plus forte concentration des banques est une nécessité. Une augmentation du capital minimum au-delà de 100 millions de dinars semble nécessaire. Les fusions permettent :
- de réduire les coûts de financement
- d’améliorer la qualité et la disponibilité des fonds,
- de mieux répondre aux besoins de financements croissants,
- d’améliorer la qualité des services
- d’encourager l’innovation.
- d’offrir une plus grande stabilité du système bancaire (voir ci-dessous).
Le renforcement du pouvoir de marché des banques tunisiennes c’est-à-dire une plus forte concentration du marché améliore la stabilité du système. Une analyse en données de panel menée sur le secteur bancaire tunisien en considérant les 10 banques commerciales cotées en bourse pour la période 2001-2010 (Amen Bank, ATB, Attijari, BH, BT, BIAT, BNA, STAB, UBCI, UIB) montre une relation positive et significative entre le pouvoir de marché et la stabilité des banques. Autrement dit un effritement du marché bancaire et une augmentation de la concurrence affaiblit le pouvoir des banques sur le prix, augmente la prise de risque des banques et compromet donc la stabilité financière. Ce résultat est en accord avec la littérature existante qui utilise aussi l'indice de Lerner comme un indicateur du pouvoir de marché (par exemple, Berger et al., 2009). Le mouvement de concentration s’est intensifié depuis les années 1990.
Les grandes banques qui disposaient de ressources importantes en ont racheté d’autres. Les opérations de fusions et d’acquisitions se sont multipliées à la recherche de plus d’efficacité (Indosuez par le Crédit Agricole puis celle de Paribas et la BNP, Citibank et Traveler Group qui ont donné Citi group ou aussi la fusion de Chase Manhattan et JP Morgan qui ont donné JP Morgan Chase).
Source: M. ZIDI (2013) «Le pouvoir de marché des banques tunisiennes», document de travail.
Quelles banques fusionner ? : Exemples de simulations de fusions gagnantes
Quelles sont les fusions qui permettraient d’accroître le potentiel des banques tunisiennes et le bien-être collectif? Quelles seraient les résultats d’une fusion du trio BNA/STB/BH ? Quel serait le résultat des trois autres scénarios (Fusion BH/BNA, Fusion BNA/STB, Fusion STB/BH) ? Quelles seraient les effets de ces fusions en termes de bien-être sur les clients et sur celui des banques(4) .
Un projet de fusions des banques publiques a déjà été proposé en 2010 mais il n’a pas abouti. Pour encourager le rapprochement entre les banques, l’Etat avait décidé de créer un pôle bancaire public « Tunisie Holding »(5) . Ce pôle avait pour mission d’élaborer des stratégies et d’assurer le suivi des activités des banques publiques affiliées (STB, BH). Amélioration du financement des PME et soutien accru à l’international des entreprises tunisiennes constituent quelques avantages attendus de cette nouvelle entité.
L’audit comme objectif intermédiaire et la réforme comme objectif final
Les auditeurs ne pourraient-ils pas nous faire gagner du temps et nous aider à aller vers le fond du problème c’est-à-dire à identifier les lignes de produits et de métiers à arrimer durant cette période de pré-fusion ?
Plus qu’une photographie de la situation des banques, l’audit ne devrait-il pas contenir des orientations originales conformes aux attentes des entreprises et répondant aux réels besoin de l’économie tunisienne ?
Le résultat final de l’audit enrichira la réflexion sur le secteur bancaire tunisien mais ne sera ni la panacée ni une vérité absolue. Ce résultat doit être discuté par les organes monétaire et financier de l’Etat. Il doit être adapté au contexte de l’industrie bancaire en Tunisie. Il doit s’inscrire dans le cadre d’une grande réforme du système financier tunisien.
Que l’Etat assume donc ses responsabilités face au système financier. N’est-il pas après tout le garant de la souveraineté et de la stabilité monétaire de la Nation ?
Les autorités monétaires - Ministère des finances et Banque Centrale - doivent absolument se mettre d’accord sur une feuille de route claire portant sur la réforme du système financier en Tunisie et ses perspectives sur les quinze prochaines années.
Elyès Jouini et Dhafer Saïdane
(1) Idem page 20.
(2) Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, Dans le chapitre 3 « Monnaie et capital », l’auteur fait une belle démonstration du rôle vital des banques et du crédit dans la dynamique économique.
(3) Trop importantes pour faire faillite.
(4) M. ZIDI (2013), « Fusions bancaires : étude du secteur bancaire Tunisien », document de travail.
(5) Conseil ministériel du 11 Juin 2010.
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