News - 28.04.2014

Le ministère des affaires étrangères : un département en crise?

Le ministère des affaires étrangères est ces derniers jours sous les feux de l’actualité après le kidnapping d’un agent local et d’un diplomate tunisiens exerçant tous les deux à l’ambassade de Tunisie en Libye. Habitué à travailler dans le secret des bureaux feutrés en utilisant messages «chiffrés» (codés) et fax confidentiels, ce département a dû s’adapter. En constituant une cellule de crise pour assurer la libération des deux otages, mais surtout pour se partager les responsabilités avec d’autres intervenants dans un dossier lourd de conséquences. Puis en nommant un porte-parole en la personne de l’ambassadeur Mokhtar Chaouachi pour interagir avec les médias, une donnée incontournable de l'ère postrévolutionnaire.

Les deux maux du MAE

Grand ministère régalien sous Bourguiba qui  avait placé à sa tête les meilleurs et les plus brillants de ses proches collaborateurs, méprisé par Ben Ali qui le voyait comme le «repaire des 6 novembristes» entendez ceux dont il met en doute l’ «allégeance à sa politique», le ministère  depuis le 14 janvier 2011 souffre de deux maux majeurs. D’abord,  c’est un département  en co-gestion entre le gouvernement et le président provisoire. Le ministère de la défense est dans cette situation sauf que ce dernier se prévaut de «traditions de  hiérarchie, de discipline et de soumission» qui n’existent pas ailleurs. Mais plus que cette co-gestion soumise aux humeurs du locataire de Carthage, c’est surtout l’absence de politique étrangère «clairement définie et cohérente» qui est en cause. Car ne l’oublions pas, le rôle du  département chargé de la diplomatie c’est de mettre en œuvre, j’allais dire mettre en musique la politique étrangère définie par les plus hautes autorités de l’Etat. Sur ce plan, les orientations sont parfois contradictoires, voire même antinomiques, en tout cas «prises à la petite semaine», sans perspective mais bien plus grave sans cohérence. Les «fondamentaux» de la politique étrangère tunisienne sont connus de l’ensemble des diplomates mais ils sont malheureusement battus en brèche par des choix politiques partisans ou carrément chaotiques.

La Syrie et l'Egypte, les deux ratages de la diplomatie tunisienne

Cela est particulièrement visible sur deux dossiers sensibles. Le premier est le dossier syrien. Pour faire plaisir à ses alliés islamistes, le président provisoire décida au début de la crise en Syrie d’expulser l’ambassadeur de ce pays, c'est-à-dire purement et simplement de rompre les relations diplomatiques entre les deux pays. Une décision aussi grave devait être précédée par «onze mesures allant d’un communiqué de protestation jusqu’à la  dégradation du niveau de représentation» mais en se souciant si la mesure extrême devait  être prise de placer sous le drapeau d’un pays tiers «une section des intérêts tunisiens» qui devrait prendre en charge la communauté tunisienne en Syrie. «Même les pays en guerre laissent en place ce genre de section destinée à préserver leurs intérêts et cela est explicitement prévu par les Conventions de Vienne qui organisent les rapports diplomatiques entre les Etats» explique un grand diplomate tunisien actuellement à la retraite. Pour permettre l’ouverture d’une antenne consulaire tunisienne à Damas, la Syrie exige la reprise des relations diplomatiques, c’est la raison d’ailleurs du retard pris dans la mise en place de ce que le ministre avait appelé une antenne «administrative» en Syrie.

L’autre dossier est celui de l’Egypte. Les choix de politique intérieure de ce pays frère doivent être scrupuleusement respectés. Au lieu de quoi, les autorités politiques tunisiennes se sont mises à critiquer ouvertement et parfois avec véhémence ce qu’elles ont appelées le «coup de  force» militaire dans ce pays. «Si une telle prise de position est proclamée par un parti politique, quand bien même il soit au pouvoir, cela ne nous dérange pas. Quand c’est le chef de l’Etat lui-même qui le dit, cela constitue une ingérence dans nos affaires intérieures et c’est pour nous intolérable » nous a expliqué en son temps l’ambassadeur d’Egypte à Tunis rentrant de trois mois au Caire, rappelé en consultations après les déclarations de M. Moncef Marzouki appelant de la tribune des Nations unies à la libération du président égyptien islamiste déchu Mohamed Morsy. Cette position a non seulement porté préjudice aux relations bilatérales mais aussi aux rapports unissant la Tunisie à des pays arabes soutenant les décisions prises par le Caire comme l’Arabie Saoudite ou l’Etat des Emirats. Ce dernier a décidé même de rappeler son ambassadeur «en consultations» et a décidé de le maintenir dans cette situation longtemps après le retour à Tunis de l’ambassadeur égyptien.

Le couperet de la retraite à 60 ans

L’autre mal auquel fait face le département des affaires étrangères c’est l’instabilité qui le caractérise. Depuis le 14 janvier, pas moins de cinq ministres se sont succédé à sa tête, soit une moyenne de six mois par ministre (Ahmed Ounaies, 1mois; Mouldi Kéfi, 10 mois; Rafik Abdessalam, 14 mois et Othmane Jerandi, 9 mois). Ce qui est très peu car un ministre des AE a besoin de temps pour connaître ses collègues et établir avec eux des relations de confiance. Mais pire que l’instabilité à la tête du département, c’est la mobilité extrême dans les responsabilités de premier plan qui ne permet pas au travail d’être effectué convenablement. Bien plus, certaines directions générales et directions sont restées longtemps sans titulaire, ce qui a handicapé leur rendement. Ceci est aussi vrai pour les postes diplomatiques et consulaires à l’étranger. Outre des nominations partisanes pas toujours réussies, certains postes et pas des moindres sont demeurés sans premier responsable de longs mois en raison de différends entre les composantes de la précédente Troïka au pouvoir. Certains ambassadeurs ont été retirés dès qu’ils avaient atteint l’âge de la retraite, soixante ans pile, même en cours d’année et quand bien ils seraient appréciés et pourraient encore servir. C’est le cas de l’ex-ambassadeur à Alger Najib Hachani regretté à longueur d’articles par la presse algérienne qui s’est interrogé sur la fin de sa mission au moment où une coopération tous azimuts était mise en œuvre pour la lutte commune contre le terrorisme.

A la question que je lui posais: «comment va le MAE?», un brillant diplomate encore en exercice et qui fit partie de l’équipe dirigeante du ministère me répond to de go: «Mal, c’est un ministère en crise dont a hérité Monsieur Mongi Hamdi». Le personnel diplomatique mais aussi administratif et technique est «démobilisé». La «politisation à outrance» de la diplomatie qui est « un métier à part entière », par  la direction politique à deux têtes est dénoncée  parce qu’on considère que les plus hautes autorités du pays sont beaucoup plus soucieuses de leurs intérêts partisans étriqués que de ceux du département et  de  la communauté nationale dans son ensemble. N’ayant pas d’esprit de corps du fait de leur extrême mobilité en raison de l’alternance de rigueur entre administration centrale et affectation à l’étranger, les cadres du département ont été contraints de créer un syndicat pour défendre leurs intérêts et ont dû recourir à la grève à cette fin. Du jamais vu. Notre interlocuteur estime que si le couperet de la retraite à soixante ans, jusque là de rigueur, est maintenu, toute la génération des diplomates nés avec l’indépendance quittera par fournées le travail actif au cours des dix-huit prochains mois. Ce sera une grosse perte surtout que la relève  ne sera pas assurée. Au début des années 80, le département avait gelé les recrutements, rappelle-t-il. Pour lui, la retraite à cet âge est un non sens. Avec la mobilité inhérente à ce métier et l’alternance entre l’intérieur et l’étranger, c’est à l’âge de  la cinquantaine que les plus brillants accèdent aux fonctions d’ambassadeurs. Tout au plus les promus ont-ils la possibilité de diriger deux postes. Pour des hommes et des femmes formés à cette fonction, c’est trop peu. Dans d’autres  pays,  l’âge de la retraite des diplomates  est prolongé  de cinq voire de dix ans par rapport à l’âge légal généralement admis.

Un ministère écartelé entre les deux têtes de l'exécutif

Le ministère des affaires étrangères en crise ? Ce serait trop dire. Mais Il traverse,  certainement,  une mauvaise passe, une « zone de turbulence » soumis qu’il est aux pressions d’une actualité  brûlante dont il n’a pas l’habitude. C’est aussi un ministère écartelé entre les « intérêts différents et contradictoires » des deux têtes de l’Exécutif. Le bicéphalisme n’est-il pas handicapant ? Sans aucun doute. Surtout que le Chef du gouvernement de compétences conscient que ce ministère peut lui être d’une grande utilité dans les solutions qu’il envisage pour régler la crise économique et financière qu’affronte le pays a décidé de prendre en main le dossier diplomatique contrairement à ses prédécesseurs qui s’en sont écartés de peur de marcher sur les plates-bandes du président provisoire qui le considère comme son « domaine réservé » et veut en jouer dans sa campagne électorale avant terme. M. Mehdi Jomaa est conscient du risque et c’est pourquoi il multiplie les prévenances à l’égard de M.  Marzouki qu’il laisse  intervenir sur les dossiers de politique intérieure en tenant à tour-de-bras des réunions avec les cadres de différents  gouvernorats pour examiner avec eux le développement régional qui est du ressort exclusif du gouvernement. Mais ceci n’empêche pas certains accrocs. Ainsi on murmure qu’alors que le Chef du gouvernement s’est engagé à modifier les nominations diplomatiques et consulaires à caractère partisan comme celles de Paris, Tripoli, Genève et Riyad, le président provisoire refuse d’avaliser ces changements cherchant sans doute à donner des gages à ses alliés islamistes.  Ce qui laisse penser que les difficultés au sein du département risquent de perdurer tant que le locataire de Carthage ne voudra pas lâcher le morceau. Il faut espérer que sur ce dossier comme sur d’autres l’apaisement soit préféré à l’affrontement.

R.B.R.