Mix énergétique, gaz de schiste… Quels enjeux pour la Tunisie ?
Déficit énergétique, prix de revient, gaz de schiste, nucléaire et autres questions clefs pour comprendre les enjeux pour la Tunisie : Kamel Rekik répond aux questions de Leaders. Spécialiste de grande renommée, diplômé de l'École Polytechnique (1961-1963) et de l'École des Mines de Paris (1963-1965), et également élève de Sciences Po Paris (1963-1965), il a aligne une longue carrière à la STEG, puis au Ministère de l’Industrie et de l’Energie, avant de prendre sa retraite en 2000. Depuis lors, il est consultant dans le domaine de l’énergie.
Que Veut-On Dire Par "Mix" Énergétique?
Présenter le mix énergétique d'un pays ou d'une région donnée, c'est préciser les parts respectives de chacune des différentes formes d'énergie "primaire" qui contribuent à couvrir la demande totale en énergie "finale". On entend par énergie "primaire", ces produits bruts que sont le pétrole, le gaz naturel, le charbon, les renouvelables et autres sources d'énergie ;et par énergie "finale" ces produits finis, prêts à la consommation, que sont les carburants, le gaz en bouteille (GPL), le gaz du réseau, l'électricité, etc.
Une étude initiée par le Ministère en charge de l'Énergie a permis d'esquisser les évolutions possibles du mix tunisien d'ici 2030, et particulièrement pour la composante gaz dont le devenir pose nombre de questions.
Que représente actuellement le gaz naturel dans le bilan énergétique Tunisien?
Il assure aujourd'hui un peu plus de la moitié des besoins du pays en énergie primaire.
Pourquoi une telle proportion?
Elle s'explique essentiellement par le fait que l'électricité fournie en Tunisie est produite en quasi-totalité à partir du gaz naturel. Or la consommation de combustible par les centrales électriques représente à elle seule pas moins de 40% de la demande nationale d'énergie primaire.
Comment expliquer cette prépondérance du gaz dans la production d'électricité?
Le recours presqu'exclusif au gaz dans les centrales électriques a tenu à trois facteurs essentiels :
En premier lieu, sa disponibilité sur le territoire national, à un prix compétitif : récupération du gaz associé au pétrole d'El Borma pour commencer (1972), puis prélèvements sur le Gazoduc Trans-Tunisien (1983), et enfin développement du gisement off-shore de Miskar (1996), suivi par d'autres champs gaziers d'importance plus modeste.
En second lieu, l'exploitation des ressources en gaz extraites de notre sous-sol permettait de générer d'importantes rentrées fiscales. Or la mise en valeur de ces ressources n'aurait pas été possible en l'absence d'un marché local capable de les absorber rapidement et massivement. Et seule la STEG, en alimentant ses centrales en gaz naturel, avait la capacité de remplir ces conditions de délai et de volume, en attendant de desservir aussi une autre clientèle dans les secteurs industriel, tertiaire et résidentiel.
Troisième facteur (et non le moindre), l'existence d'une remarquable synergie entre électricité et gaz : outre ses qualités écologiques (moins d'effet de serre que les autres énergies fossiles), le gaz naturel convient particulièrement bien à la production d’électricité, tant au plan de la souplesse d'exploitation (turbines à gaz) que de l'efficacité thermique (cycles combinés). Ce dernier facteur a grandement contribué à améliorer le rendement énergétique du système : la quantité de combustible brûlée pour produire un même kWh est aujourd'hui plus basse de 40% que lors de la création de la STEG, il y a 50 ans!
Où se situe alors le problème, concernant le gaz naturel?
Il réside tout simplement dans le fait que nos disponibilités nationales en gaz ne se présentent plus désormais sous un jour aussi favorable.
Cette situation résulte à la fois :
- du déclin naturel des gisements en exploitation, qui n'a pas été compensé par le développement de nouveaux champs ;
- du volume de gaz en transit vers l'Italie qui, contre toute attente, s'est trouvé chuter de plus de moitié depuis 2010 ; d'où une diminution corrélative du forfait fiscal attaché au Gazoduc Trans-Tunisien, et par voie de conséquence, une forte baisse des quantités prélevées à ce titre par la STEG.
Du fait d'un recours de plus en plus important à l'importation, il ne serait donc plus adéquat de reposer sur ce combustible autant que par le passé, sauf si devait se présenter à nous la chance de découvrir de nouvelles ressources nationales en la matière.
Les énergies renouvelables ne pourraient-elles pas apporter la solution pour combler le déficit?
Vu leurs évidentes vertus (ressources inépuisables, pas d'effet de serre, possibilités d'intégration locale, etc.), elles suscitent de grands espoirs qui sont à la mesure de leur abondance naturelle sous notre ciel tunisien. Mais malgré ces atouts, elles ne sauraient couvrir à elles seules le gap à surmonter : leur montée en puissance dans le mix électrique, au niveau requis, se heurte en effet à des obstacles d'ordre économique et technique.
Un problème de prix de revient?
En dehors de certaines niches, le solaire et à un moindre degré l'éolien ont encore quelque chemin à parcourir pour devenir vraiment compétitifs. En Allemagne par exemple, où ces formes d'énergie se sont développées à marches forcées ces dernières années, de fortes subventions leur sont allouées pour couvrir le surcoût correspondant. Ces subventions sont à la charge des consommateurs finaux et viennent alourdir leur facture d'électricité "normale", telle qu'établie sur la base de la vérité des prix pour les énergies fossiles concurrentes.
Vu que dans notre pays bien au contraire, même le kWh produit à partir du gaz est fortement subventionné, attribuer à des énergies plus chères un rôle significatif sur la scène énergétique nationale revient à consentir un effort financier encore plus gros de la part de l'État (si ce n'est de l'utilisateur). Même si un fort degré d'ensoleillement nous fait gagner en productivité. Souhaitons donc que les innovations à venir finissent par surmonter ce handicap.
Et l'écueil technique?
Il est inhérent à des différences de nature structurelle entre ces formes d'énergie et les énergies fossiles.
Ces dernières sont extraites de réserves souterraines que Dame Nature a constituées depuis des millions d'années. Ces gisements ont une durée de vie limitée, et à force d'être exploités depuis les débuts de l'ère industrielle de manière de plus en plus intensive, ils sont en voie de s'épuiser, nous ne le savons que trop bien.
En revanche et tant que le monde existe, il n'y a aucun risque d'extinction pour le rayonnement du soleil ou la force du vent. Mais contrairement aux hydrocarbures ou au charbon que l'on prélève, au rythme des besoins, depuis les réservoirs où ils se sont accumulés au cours des temps géologiques, on ne dispose pas de stocks où puiser le solaire ou l'éolien. C'est en effet sous forme de flux que ceux-ci nous parviennent (d'où leur caractère inépuisable, tant que la source est là). Il faut donc les capter "au vol", à l'instant même où ils apparaissent, sans quoi ils nous échappent. Les aléas atmosphériques et l'alternance jour/nuit vouent par ailleurs ces flux à subir de fortes variations d'intensité, outre les périodes où ils s'éclipsent pour une durée plus ou moins longue.
Quelle peut être dans ces conditions la contribution des renouvelables au mix énergétique?
En l'absence de stockage en aval, les fluctuations et l'intermittence de ces formes d'énergie ne permettent pas au producteur d'électricité de s'assurer qu'elles répondraient toujours présent à l'appel de la demande, avec la puissance requise ; et en particulier aux moments critiques où il lui faut faire face aux pics de consommation : à la tombée de la nuit par exemple, le soleil a disparu et le vent peut ne pas souffler. Ces contraintes naturelles obligent l'opérateur à se doter de moyens de production classiques afin de garantir la fourniture des besoins en toute circonstance. Ce qui limite forcément le taux d'intégration des renouvelables au réseau électrique (hors stockage bien entendu, mais c'est une autre question).
Ceci étant, il n'empêche qu'un objectif volontariste de 30% de la production nationale d'électricité, soit près de 15% du mix énergétique global, est résolument envisagé pour les énergies renouvelables d'ici l'horizon 2030. Il resterait alors pas moins de 70% d'énergie électrique qu'il faudra bien produire au moyen d'autres filières.
Quid du nucléaire?
Ce mode de production est exclu à l'horizon 2030. Car indépendamment des problèmes spécifiques invoqués communément à son encontre (sûreté des installations, risque de prolifération, gestion des déchets, etc.), l'électronucléaire ne répond pas à notre problème :
- la taille des gammes standards éprouvées (plus de 1000 MW de puissance unitaire) est surdimensionnée par rapport à l'échelle du parc électrique tunisien : un peu plus de 3000 MW appelés en pointe à l'heure actuelle;
- l'investissement que représente une centrale nucléaire est financièrement très lourd : près de la moitié du budget de l'État pour une seule unité!
- le recours à cette filière se traduirait par une forte dépendance technologique : les fabricants de réacteurs et plus encore les fournisseurs d'uranium enrichi constituent un cercle encore plus restreint que les exportateurs d'hydrocarbures, et a fortiori de charbon.
Que reste-t-il alors comme alternatives?
Parmi les axes de la politique gouvernementale, figure tout d'abord et à juste titre une grande priorité : orienter les consommateurs vers davantage d'efforts dans le sens de la sobriété et de l'efficacité énergétique. Et ce, afin de diminuer autant que possible la pression de la demande sur l'offre, en visant le niveau le plus bas qui soit compatible avec les nécessités de l'exploitation (entreprises) et avec les besoins de confort (ménages).
Quant à fournir l'électricité que les renouvelables ne pourraient pas délivrer à l'horizon 2030 (soit 70% de la production totale, si l'objectif de 30% pour le solaire et l'éolien est respecté d'ici cette échéance), deux voies apparaissent à ce stade comme les plus à même de minimiser coûts et dépendance : soit découvrir plus de gaz dans le sous-sol national et reconduire alors le schéma actuel, le plus approprié en l'occurrence ; soit introduire la filière charbon.
Le charbon a l'avantage d'être, et de loin, l'énergie fossile la moins chère à l'importation, avec en prime la sécurité qu'apporte l'existence de sources d'approvisionnement abondantes et bien diversifiées. Cependant, il est pénalisé du point de vue écologique (fortes émissions à effet de serre, notamment).
Avant d'y recourir à défaut d'une autre solution répondant à notre problème, il convient donc de s'interroger sur l'existence de ressources nationales en gaz supplémentaires.
Qu’en est-il du gaz de schiste?
Ce que l'on désigne ainsi communément porte le nom technique de gaz de "roche-mère". Ce gaz se trouve en effet piégé dans la roche même où il s'est formé et dont la structure schisteuse très compacte l'a maintenu ainsi prisonnier, au point de le rendre difficilement récupérable. Ce n'est pas le cas du gaz conventionnel qui lui, se niche dans des "réservoirs" où il a migré et dont on peut le soutirer au moyen de techniques classiques, dès lors qu'ils sont suffisamment perméables. Les deux gaz sont donc de même nature chimique et physique, seuls leurs procédés d'extraction sont différents.
La question du gaz de schiste est devenue le sujet de gros malentendus, allant jusqu'à fâcher bruyamment ceux qui perçoivent une menace pour l'environnement, là où les autres voient une opportunité pour le pays. La quête du bien commun mériterait davantage de sérénité et d'esprit consensuel. Elle nous invite à n'occulter ni les appréhensions de ceux qui veulent ignorer cette filière, par crainte des nuisances qu'ils lui imputent, ni les attentes non moins légitimes de ceux qui, soucieux de sécuriser notre approvisionnement, se préoccupent de savoir quelles ressources le sous-sol national serait susceptible de nous offrir.
Autrement dit, il faudrait donc "se hâter lentement", en conjuguant urgence et prudence?
Tout à fait. Pour s'en convaincre, revenons d'abord vers une étude que l'agence gouvernementale américaine d'information sur l'énergie (EIA) a menée à l'échelle de la planète, et qui a identifié dans notre région une zone qui pourrait recéler parmi les plus riches réserves mondiales en gaz de schiste : le Bassin de Ghadamès. Lequel bassin est situé à cheval entre Algérie et Libye, mais déborde aussi un peu vers le fin fond du Sahara tunisien.
De par les méthodes d'investigation employées, les potentiels esquissés par ladite étude sont pour le moins hypothétiques, bien entendu. Mais vu les enjeux décisifs auxquels notre pays se trouve aujourd'hui confronté, en termes de dépendance énergétique, l'espoir d'améliorer l'étroite marge de manœuvre qui nous est laissée à cet égard constitue une forte motivation pour savoir réellement à quoi s'en tenir en la matière.
Notre voisin algérien s'y est déjà attelé pour sa part sans tarder, avec de premiers résultats encourageants, semble-t-il. Il cherche ainsi à pérenniser ses exportations de gaz. Quant à nous, l'objectif visé est plus modeste mais non moins stratégique : il s'agit en effet de nous éclairer sur le choix du mix énergétique le plus pertinent, et le cas échéant sur la place éventuelle du charbon. C'est ce choix critique qui nous presse de lancer, avant de s'engager dans un sens ou dans l'autre, une campagne préalable de prospection de gaz non-conventionnel.
Ce sondage aurait donc une cible physiquement limitée mais avec en ligne de mire cette information cruciale : nos chances de disposer, oui ou non, de nouvelles ressources de gaz potentielles, sous ces sables désertiques du grand sud. Si le résultat est négatif, il n'y aurait pas d'autre choix que de mettre en œuvre l'alternative susceptible de contribuer le mieux aux 70% du mix électrique que les renouvelables ne seraient pas en mesure de couvrir. Et ce, sans plus tarder, pour ne pas aggraver notre déficit gazier. Voilà pour ce qui est de l'urgence.
Si au contraire la présence de gaz est avérée, ce travail exploratoire sur le terrain permettrait de procéder à des tests in situ, sans lesquels on ne saurait se prononcer valablement sur la faisabilité technique, économique et écologique de la production proprement dite. Car prouver l'existence du gaz ne suffit pas pour préjuger de sa mise en valeur : son exploitation "en bon père de famille" reste tributaire d'un respect bien compris de l'environnement. Les essais conduits en cours de forage préliminaire et ce qui s'ensuit devraient permettre justement de s'en assurer ou non. Et voilà pour la prudence.
Imaginons à présent (si réserves récupérables et viabilité financière il y a) que le dossier ad hoc s'avère suffisamment rassurant quant à l'impact écologique, pour que le feu "vert" soit donné à la production du précieux fluide, en bonne et due forme. Alors pourrait-on renouer avec les facteurs qui ont assuré le succès du gaz depuis quatre décennies, et peut-être, si la chance nous sourit ainsi, retrouver le chemin salutaire d'une certaine indépendance énergétique …
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C'est clair et précis; un grand merci pour les questions et félicitations pour les réponses.
Je dois avouer ma déception quand j'ai lu "Souhaitons donc que les innovations à venir finissent par surmonter ce handicap". En 2014, il ne suffit pas de souhaiter, et attendre que les autres réalisent pour que nous consommions. Il faut vouloir, à coup de millions de dinars investis dans la recherche (par exemple un partenariat avec la STEG et une unité de recherche de l'ENIT pour développer un système de production viable avec ruptures technologiques). Le rendement sur investissement peut être 10 à 20 fois les sommes consenties. Il faut prendre une position pro-active pour anticiper les technologies de demain, faire des économies d'échelle et produire de la richesse (les technologies ainsi développées pour la STEG pourront être commercialisées chez les pays voisins et ailleurs). Je ne pense pas que nos cadres et décideurs soient assez sensibilisés à l'importance du développement de solutions in-house.
Entre l'eau propre et l'électricité il n'y a pas photo. Nous avons un déficit en eau et ne pouvons pas nous permettre de la polluer. Par contre là où l'agriculture et la population sont nulles, comme dans l’extrême sud du pays la recherche de gaz de schiste semble acceptable, si l'eau n'est pas affectée. En Tunisie l'eau me semble plus précieuse que le gaz. Par ailleurs les technologies évoluant attendre pour exploiter le gaz de schiste permettrait de bénéficier de meilleures technologies qui se développeront progressivement.
Gaz de schiste, énergie nucléaire... M. Kamel Rekik semblait trop conscient des dangers que ces deux sources représentent pour la Tunisie, pour se livrer à une analyse aussi "calme" et complaisante de ces nuisances ! Ni lui ni moi ne connaitrons, pour des raisons évidentes, l'effet desdites nuisances, mais mes enfants, et leurs enfants ? Et ceux de Kamel Rekik ? Un non "franc, massif, et définitif" s'impose dès maitenant. Nos descendants ne vivront peut-être pas dans l'opulence que leur promettent des propgandes fallacieuses, mais au moins ILS VIVRONT !
Une interview qui apporte des éléments de réponses à certaines inquiétudes sur le moyen et le long termes.C'est le rôle des experts, consultants et chercheurs. Quant aux gouvernants, la "mix-gouvernance" doit considérer certainement d'autres variables qu'il à gérer. Cette "mix- gouvernance" est l'urgence et le mix énergétique à configurer dès aujourd'hui pour 2030 en dépend essentiellement. Merci Si Kamel.