La magie des chiffres ou comment s'extraire à la morosité ambiante!
Par le passé, je ne me suis guère intéressé aux carrés magiques. J’en connaissais bien entendu la définition et, il m’est même arrivé d’en construire quelques uns de petits ordres, lors de mes rares moments de repos.
Ma curiosité ne s’est réellement portée sur ces objets ludiques que suite à un heureux concours de circonstances. En effet, au cours d’un voyage que j’ai effectué en Chine, il y a quelques années, j’ai visité la ville de Xi-an, la capitale historique de ce grand pays, puisqu’elle fut la capitale de pas moins de treize dynasties sur les vingt que connut la Chine. Je me suis alors rendu au grand musée qu’abrite cette ville et, à ma grande surprise, j’ai vu, accroché au mur d’une salle occupant un emplacement véritablement stratégique, un grand panneau renfermant une grille carrée composée de six lignes et six colonnes, comportant donc 36 cases, régulièrement réparties. Chacune de ces cases contenait un nombre de 1 à 36, mais pas n’importe comment!
La somme des éléments de chacune des lignes, de chacune des colonnes et de chacune des deux diagonales est la même et vaut 111. En bas du tableau, j’ai pu lire l’inscription : «carré magique 6X6, construit par les arabes au XIème siècle».
Non loin de ce panneau, on peut admirer, dans une vitrine bien rangée, des statuettes en terre cuite représentant des négociants arabes qui se rendaient en Chine, par la route de la soie, pour s’adonner à différents commerces, ce qui du reste contribua à de fructueux échanges culturels entre les deux civilisations.
J’ai donc recopié ce carré magique sur un petit carnet que j’avais sur moi, et que je conserve toujours. En le faisant, je sentis une immense fierté m’envahir, non point parce que ce carré fût d’un quelconque intérêt pratique dans le progrès de l’humanité, mais parce qu’il me rappelait la grandeur de la civilisation arabo-musulmane qui connut précisément ses moments de gloire quelques siècles avant et quelques siècles après la date qui lui est rattachée.
D’un simple objet historique, certes d’une grande ingéniosité, exposé dans un musée prestigieux, ce carré m’a paru soudain chargé d’une forte symbolique et porteur d’un important message. Un dialogue s’instaura alors entre cette pure construction de l’esprit, ces nombres harmonieusement rangés, cette inscription en bas du panneau et moi.
J’imaginai, étant passionné d’histoire des sciences et des techniques, El Khawarizmi inventer son algèbre et ses algorithmes, El Kindi son acoustique, Ibn El Haithem son optique, Ibn Sina sa médecine tout en faillant découvrir le principe de l’inertie, sept siècles environ avant Galilée, El Bouni son arithmétique et ses constructions ingénieuses. J’imaginai la première lunette astronomique construite à Bagdad sous l’éclairante gouvernance du Calife El Maamoun. J’imaginai son père Haroun Arrachid offrir son horloge à Charlemagne et tant d’autres évènements qui interpellent notre conscience collective et qui prouvent à quel point notre civilisation était brillante et respectée lorsque régnait dans notre monde arabo-musulman la tolérance et le respect du savoir!
Un objet mathématique chargé de symbolique, inventé par les arabes, exposé dans une salle centrale d’un prestigieux musée de la Chine profonde ne pouvait me laisser indifférent.
Dès mon retour à Tunis, je me suis mis à réfléchir à une méthode permettant de construire, d’une manière systématique de tels carrés magiques, autrement dit, en langage scientifique, à des algorithmes de construction de ces objets mathématiques. J’y étais d’autant plus encouragé que j’étais déchargé de toute responsabilité publique et je cherchais précisément des arguments pour m’extraire à la médiocrité régnante, dans un environnement où le dernier des soucis était la recherche et le savoir, marginalisés par une propension à la consommation et la recherche du gain facile.
Je pris goût au sujet et, en menant ma réflexion, je sentis que ma passion ne faisait que croître au fil du temps.
Après des cheminements tortueux et de nombreuses tentatives malheureuses, je parvins à trouver des méthodes générales pour la construction de carrés magiques de tout ordre et, ce n’est qu’après avoir découvert mes propres algorithmes que je me suis mis à me documenter sur la question. Je découvris alors que les carrés magiques avaient occupé de nombreux esprits brillants depuis leur invention par les chinois, il y a environ quatre mille ans. Le plus petit carré magique dont l’ordre est trois et par suite il est composé des chiffres de 1 à 9, a été en effet inventé par des chinois et s’appelle le «Lo Shu».
La légende dit qu’au bord du fleuve Lo, dans le sud de la Chine, se trouvait un village qui connut, il y a 4000 ans environ, des pluies diluviennes qui menaçaient le village d’inondations aux conséquences dramatiques. Les villageois décidèrent alors de faire des offrandes au Dieu de la rivière auquel ils croyaient, mais la pluie continua de tomber de plus belle. Un jour et alors qu’un petit garçon se trouvait au bord de cette rivière, il observa une tortue avec une carcasse assez particulière sortir de l’eau. Il l’emmena au sage du village qui constata rapidement que sur la carcasse de cette tortue était dessinée une grille à neuf cases et sur chaque case étaient dessinés des points. En sommant le nombre des points se trouvant dans chaque direction, il trouva le nombre 15. Il en conclut qu’il fallait que le nombre d’offrandes égale ce nombre. Ce qui fut fait et la pluie cessa de tomber. On appela ce carré le Lo-Shu, Lo étant le nom de la rivière et Shu en chinois veut dire livre ou écrit. «Lo shu» signifie donc livre ou écrit de la rivière Lo. C’est le plus petit carré magique et le plus ancien.
Les carrés magiques ont occupé, à travers les âges, et dans pratiquement toutes les civilisations, des générations successives de grands esprits. Ils continuent, jusqu’à nos jours, de susciter l’intérêt de beaucoup de mathématiciens, de même que de nombreux amateurs passionnés par la magie des chiffres.
L’histoire des carrés magiques peut être divisée en trois grandes périodes. La première période s’étend de l’apparition du Lo-shu dont on vient de parler jusqu’au Xème ou XIème siècle. Elle peut être qualifiée de période de balbutiement. Elle est essentiellement asiatique, particulièrement chinoise et indoue. Elle fut marquée par la construction de carrés magiques de petits ordres, sans démarche globale prouvée.
La deuxième période s’étend du X ou XIème siècle jusqu’au XVème siècle de l’ère chrétienne. Elle est marquée par l’apparition des premières méthodes, de construction de carrés magiques, de portée générale et la parution du premier ouvrage traitant du sujet. Cet ouvrage date du XIème siècle, est écrit en arabe et s’intitule «arrangement harmonieux des nombres», malheureusement son auteur demeure inconnu.Ce sont également les arabes qui construisirent le premier carré magique d’ordre 6.Celui exposé dans le musée de Xi-an. Cette période qu’on peut qualifier de période de fondation fut essentiellement arabo-musulmane.
Enfin, la troisième période s’étend du XVème siècle jusqu’à nos jours, qu’on pourrait qualifier de période de maturation, est essentiellement européenne. C’est en effet, à partir du XVème siècle que furent introduits en Europe les carrés magiques grâce notamment à un mathématicien dénommé Moschopoulos. Depuis cette date, de nombreux mathématiciens célèbres s’y sont intéressés et ont contribué ainsi à faire évoluer les théories sous-jacentes. On peut en citer en particulier Pierre de Fermat (1601-1665), Blaise Pascal (1623-1662), Leonard Euler (1707-1783), Karl Friedrick Gauss (1777-1855), Eduard Lucas (1842-1891) et bien d’autres. De nombreuses méthodes générales de construction de carrés magiques furent découvertes, durant les premiers siècles de cette période.
L’intérêt constamment renouvelé, à travers les âges et dans pratiquement toutes les cultures, pour les carrés magiques alors que leur intérêt pratique n’est apparu que tout récemment, trouve sa justification dans trois motivations distinctes.
Il y a, en premier lieu, la fascination qu’ont éprouvée les humains, de tout temps, pour les nombres, comme indiqué par Georges Ifrah dans son œuvre monumentale dédiée à l’histoire universelle des chiffres, où l’on peut lire en particulier :
«Les chiffres, loin d’être ces symboles secs et arides, ont été de tout temps aussi supports de rêve, de fantasmes, de spéculations métaphysique, matériaux de la littérature, sondes de l’avenir incertain ou du moins désir de prédire. Les chiffres sont d’une substance poétique. Autant que des mots, ils ont été les outils des poètes en même temps que les instruments du comptable et de l’Homme de sciences».
L’histoire des chiffres se confond en effet avec l’histoire de l’Homme et traduit merveilleusement, comme souligné par Ifrah, «l’unité de la culture humaine».
Les carrés magiques constituent alors, dans le cadre de cette première motivation, un thème majeur de « jeux mathématiques». Ils offrent en effet d’excellents exercices de gymnastique de l’esprit, une gymnastique fortement utile pour le développement, chez celui qui l’exerce, de l’aptitude au raisonnement logique selon une démarche déductive, qualité de grande utilité dans la vie professionnelle, voire même dans la vie tout court. C’est en somme l’équivalent pour l’esprit, de la gymnastique physique pour le corps, dont tout le monde reconnait l’importance pour la santé de l’individu et son équilibre.
Outre son caractère ludique, de simple spéculation intellectuelle, la théorie des carrés magiques peut conduire parfois à de nouvelles découvertes, à de nouveaux problèmes encore non explorés. Pierre de Fermat n’a-t-il pas établi les bases de l’analyse combinatoire, dont l’importance dans de nombreuses disciplines est unanimement reconnue, à partir de sa réflexion sur les carrés magiques?
La deuxième motivation est d’ordre mystique, divinatoire, car comme établi par Ifrah, les mages et les devins se sont toujours basés sur des correspondances entre des assemblages de lettres, dans le cadres de mots ou de phrases, et les sommes des valeurs numériques qui leur sont associées, pour les besoins de leurs prévisions et leurs prédictions.
En effet, depuis l’invention du premier alphabet, l’Homme s’est ingénié à établir une correspondance univoque entre les lettres de l’alphabet et les chiffres.
En particulier, les Harz, ces talismans écrits par des mages et des devins, censés apporter à leurs détenteurs protection et réconfort, de même que, par un supposé pouvoir surnaturel, le règlement de leurs soucis de la vie courante, qu’ils soient physiques ou psychiques, ne sont autres que des carrés magiques. Ils sont en effet souvent formés d’un ensemble de lettres placés dans une grille carrée de sorte qu’en remplaçant dans chaque case, les lettres qui y sont placées par les nombres correspondants, on retrouve un carré numérique magique.
La somme magique est bien entendu variable selon la culture et la religion. Dans le monde arabo-musulman elle vaut 66. Ce nombre est loin d’être anodin. Il est égal à la somme des nombre correspondant aux lettres que compte le nom d’Allah, écrit en arabe! Chez les juifs, cette somme vaut 26.
La troisième motivation est d’ordre esthétique. En effet, de par les qualités de robustesse, de stabilité, de simplicité et de clarté dont se trouve crédité le carré, en tant que figure géométrique, celui-ci est magnifié dans de nombreuses cultures, particulièrement dans la culture chinoise. C’est ce qui explique que de nombreuses cités anciennes, de même que dans la conception de nombreux monuments historiques, la forme carrée est souvent présente.
Il n’est sans doute pas inintéressant de constater à cet égard que c’est en chine, où sont nés les carrés magiques, que la forme carrée est la plus présente, aussi bien dans l’aménagement des villes et des cités, de Beijing à Shenzhen en passant par Shanghai et la cité interdite, au cœur de la capitale, que dans l’architecture des bâtiments.
Reste qu’au-delà de ces différentes motivations, les carrés magiques sont restés au fil des âges, d’une actualité toujours renouvelée. La raison principale réside vraisemblablement dans leurs vertus pédagogiques, la grande richesse des questions qu’ils soulèvent, la fécondité de la théorie qui leur est liée et, surtout, dans l’immense plaisir qu’ils procurent à tous ceux, petits ou grands, qui prennent la peine de s’y adonner.
Je me suis donc intéressé au départ aux carrés magiques et me suis attelé à chercher des algorithmes généraux permettant de les construire. J’y suis parvenu assez rapidement. Je me suis ensuite intéressé aux cubes magiques et un peu plus tard aux hypercubes magiques, autrement dit à une généralisation de la théorie à des espaces de dimension quelconque. J’ai constaté avec beaucoup de plaisir que mes algorithmes étaient valides indépendamment de la dimension de l’espace dans lequel on travaille (2, pour le carré, 3 pour les cubes, etc.).
Jusque là mon objectif était de mettre au point de tels algorithmes.
Je me suis rendu compte que, contrairement à ce qui est communément admis, à savoir que ces hypercubes magiques n’ont qu’un intérêt ludique, en tant que jeux mathématiques, ces objets pouvaient conduire à de nombreuses applications pratiques, en cryptographie, pour le codage des messages sur les réseaux de communication, dans l’industrie, pour le coloriage des tissus, la programmation des fontaines, la génération de nombres aléatoires, pour l’édition de codes de cartes de crédits bancaires ou de cartes de recharges de téléphones etc.
Ils offrent en outre davantage de possibilités de jeux que le Sodoku, qui attire chaque jour davantage d’amateurs et qui n’est autre que la recherche de carrés magiques particuliers.
Voici donc un moyen ludique pour s’extraire aux ennuis du quotidien, à une époque qui se trouve être malheureusement chargée de redoutables défis, dont la gravité est accrue par la bêtise humaine et l’absence flagrante de sagesse qui caractérise notre monde actuel.
Ahmed Friaa