L'agriculture ce parent pauvre d'où arrivera le miracle
Tout le monde, hommes politiques, spécialistes de l’économie, hauts cadres des entreprises, gens de professions libérales, citoyens et humbles hommes de la rue, n’ont qu’un mot à la bouche, l’économie doit décoller, l’investissement doit être relancé, la croissance doit être de retour, l’emploi doit mieux se concrétiser.
Les avis, les propositions et les suggestions engagés affluent alors, empreintes souvent de certaines connotations idéologiques, peu innocentes quand il s’agit de faire le bilan de notre situation. Elles tournent autour de quelques axes : l’industrie, les ressources naturelles, la finance mais rarement l’agriculture et pourtant c’est lepivot central, l’épine dorsale de tout décollage, de tout départ de la croissance ; de surcroît, c’est le secteur qui allie intégration économique, équilibre régional et stabilisation sociale. Notre éducation devenue à l’occasion culture, celle donnée dans nos écoles et universités donne peu de place au vrai rôle de l’agriculture qui se trouve, souvent, reléguée au dernier rang des priorités et des soucis si elle n’est pas tout simplement jetée aux oubliettes ; l’anoblir prend le seing aujourd’hui d’une mission primordiale, d’une obligation tant économique que morale au regard des grandes valeurs qu’elle porte en son sein et des richesses qu’elle induit qui n’ont d’équivalents nulle part.
L’espoir existe encore. Il réside dans la croissance qui pourrait rétablir les équilibres. Dans quel secteur dira-t-on, dans l’agriculture répondra-t-on. Pourtant, une question fondamentale demeure posée. Pourquoi cette insouciance. Pourquoi ce secteur a-t-il été marginalisé alors que d’autres ont bénéficié de supports et soutiens importants, de tout ordre, financier, législatif, social et autres qu’on ne saurait recenser à l’échelle de ce papier.
Dans la plupart des pays, l’histoire montre que c’est à partir des excédents agricoles qu’on amorce le développement des autres secteurs. En Tunisie, le processus est inverse et il continue à se développer selon ce même schéma irrationnel. L’agriculture évolue, en effet, à partir des excédents des autres secteurs ou pour dire mieux de ce qui reste comme solde ne trouvant pas d’emploi, la spéculation et le gain facile étant les vrais mobiles.
On véhicule, souvent, l’idée que l’agriculture exige du caractère et de la patience ; le tunisien de nos jours contraste quelque peu avec cette exigence et recherche plutôt le gain surtout rapide. La race pure d’agriculteurs se perd, se volatilise pour laisser place à des gérants agricoles souvent impatients mais qui finissent, certainement, chargés lourdement de dettes.Si on procède à un exercice d’inventaire des problèmes de notre agriculture, on peut les résumer, à grands traits, en en quatre axes : tout d’abord l’infrastructure, en second lieu, les financements, en troisième lieu, la stratégie d’exploitation et en dernier lieu, le marché d’écoulement.
L’infrastructure : il s’agit des réseaux routiers qui relient les zones agricoles aux villages, villes et marchés de vente. L’absence de routes aménagées, leur état désastreux, quand elles existent, l’absence quasi totale de leur entretien entrainent plusieurs problèmes : des délais énormes de liaisons, des coûts importants d’entretien du matériel de transport, une détérioration importante de certains produits, en un mot, rien ne pousse l’investisseur à se hasarder à investir dans un secteur presqu’enclave.
Les financements : le secteur ne bénéficie d’aucun financement approprié. Il est, en revanche,confondu au secteurindustriel. Aussi, le crédit à l’agriculture est-il contraignant en termes de structure (part des fonds propres et du crédit dans le schéma d’investissement), constitue-t-il une contrainte pénalisante par rapport aux autres secteurs, industriel et de service (tourisme).
Il demeure, aussi, inapproprié par sa durée (sept ans en général) et par la période de franchise (1 à 2 ans). Il ressort coûteux par les charges bancaires et les marges qu’il comporte. Par ailleurs, comme le recours au crédit est devenu de plus en plus lié à la garantie (sa valeur, son évaluation, son degré de réalisation) qu’au contenu, à la finalité, à l’opportunité et à la qualité de la gouvernance de l’investissement projeté, et comme le secteur est souvent pénalisé par de grands problèmes d’ordre foncier et de propriété (les SMVDA notamment), ce secteur émarge d’une manière très marginale sur le crédit bancaire. La généralisation de la banque universelle dans le paysage financier tunisien et l’absence, ainsi, d’institutions spécialisées ne font qu’aggraver la situation.
Les stratégies d’exploitation : l’exploitation touche aux spéculations engagées, à la régulation des prix et des stocks, au coût des intrants (souches des semences ou variétés et absence de R&D, pesticides, énergie, absence d’incitations pour le recours aux énergies renouvelables, absence de plans ou stratégies pour l’économie d’eau, d’une campagne à l’autre, les spéculations changent en fonction des résultats des campagnes précédentes donc une instabilité en raison d’une vision courte et exiguë des marchés et des besoins). En outre, le secteur subit les coûts et charges inhérents à l’absence de couvertures appropriées des risques probables qui sévissent dans le secteur. Les avis et conseils, le suivi et le contrôle censés encadrés l’exploitant agricole sont rares ou inadaptés.
Les marchés d’écoulement : la force d’un secteur, sa croissance, sa durabilité et sa pérennité valent par la force de vente, d’écoulement et la teneur et la stabilité des prix. A ce point, on peut associer deux facteurs,celui des circuits de distribution et celui de la transformation des produits agricoles. Si les circuits de distribution prélèvent l’essentiel des marges, la transformation est à peine émergeante.On sait produire, mais ne sait quoi et quand produire.
A ces deux paramètres, souvent laissés à l’initiative de l’agriculteur, sans orientation préalable, sans stratégie de prix ou de marché, il faut associer le comment et le où vendre. Au final, avec cette alchimie d’impondérables et d’aléas, l’agriculteur ressort épuisé, éprouvé et endetté. L’agriculture continue à payer les frais de ces mégardes. Je ne voudrais pas m’engager dans les dédales des chiffres inhérents à la balance alimentaire, aux coûts des importations, à l’endettement extérieur qu’elles induisent, et aux facteurs d’éviction qu’elles entrainent au niveau de l’opportunité de production de certaines spéculations tant il est évident que l’accent mis pour le développement et la croissance sont dérisoires.
Ce n’est pas par la subside et le secours qu’on se développe mais plutôt par la panoplie de soutienset d’appuis incitatifs liés à la production et l’amélioration des qualités et des volumes qu’on déploie, qu’on met en place.La première d’entre ces mesures, la création d’un fonds de stabilisation des prix, et d’une norme de stocks régulateurs de nature à équilibrer le marché (absorber les excédents et injecter quand il y a déficit) et à protéger les revenus des agriculteurs. Il faut, par ailleurs, évoluer dans ce secteur, pour instaurer une démocratie participative qui se concrétise et se traduit par des institutions à gouvernance mixte, où le secteur privé vient en soutien à l’administration pour l’extraire de sa léthargie, pour l’élever au rang d’innovateur-créateur-réactif.
Certains ministères accumulent encore des habitudes et routines désuètes et bloquantes notamment ceux à dominance privée. Faut-il que ces pans de l’économie continuent à être gérés selon les règles du public, où la prudence l’emporte sur l’audace et où la défense des acquis,des choses établies se dressent contre le changement car porteur de risques.
La gestion ou gouvernance participative implique qu’on définisse des contrats programmes à triple dimensions : les objectifs, les moyens et le temps dont la réalisation, en succès ou échec, doit sanctionner l’équipe dirigeante. Tout doit obéir à ce minima vertueux de l’excellence : une optimisation des vecteurs qualité, prix, management. Il est exclu de continuer à balbutier. Il faut agir juste et rapide.L’agriculture, en dépit de tout, représente le secteur le plus intégré à l’économie nationale, le moins dépendant de l’extérieur, pouvant être relancé sans recours à l’endettement extérieur. Sur le plan social, c’est le secteur le plus stabilisateur : moins d’exode rurale, plus d’enracinement
Rien ne peut provenir du ciel d’une manière fortuite et gratuite, tout provient de l’action et du travail qui doivent s’étudier, se préparer pour se concrétiser. Il n’ y a point de vents favorables, dit-on, si l’on ne sait où aller, si l’on ne fixe pas sa destination, si on ne mesure pas ses moyens, si enfin on ne finit pas par agir maisque l’on demeure, en revanche, hésitant, frileux devant les défis qui se sont mis en place au niveau de la planète. On est conduit au sentiment de penser que dans ce monde, les places sont déjà prises et qu’il est superflu de croire qu’on n’y a pas sa place.
On a tort de penser ainsi et d’attendre que le mouvement de mutation finisse, probablement par toucher notre pays d’une manière positive. Le monde est en pleine mutation, en plein bouleversement, à facettes et dimensions multiples touchant le scientifique, le culturel, le social, l’économique, l’artistique et le géopolitique. Il faut savoir agir vite, sans prudence excessive et donc avec beaucoup d’audace.
Quelle évaluation fera-t-on pour aplanir les obstacles énumérés plus haut et quel impact aura-t-il sur la croissance et l’emploi. Les nouvelles techniques d’économie d’eau conduiront à accroître les superficies irrigables d’au moins 20%. Une croissance du secteur de 20% entrainera celle du PIB d’un minimum de 2 points de pourcentage. Sachant que 1% génère de 10 à 12 mille emplois, nous pouvons ainsi apprécier le réel impact du secteur. La FBCF dans l’agriculture est à 8% à peine du total. Les IDE dans le même secteur sont nuls ou proches de zéro. C’est dire que l’effort à faire est gigantesque et n’est tributaire que d’une volonté politique. Au final, il faudrait admettre que quand tout sera saturé et que les marchés seront altérés, l’agriculture demeurera le seul canal de vie. La Tunisie a besoin d’un miracle. C’est de là qu’il pourra arriver
Abd El Mejid Fredj