Les cent jours du gouvernement : Jomaa a-t-il réussi son examen de passage?
Il y avait foule mercredi en fin d’après midi à Dar Dhiafa à Carthage pour la première grande conférence de presse du Chef du gouvernement Mehdi Jomaa depuis son investiture il y a de cela un peu plus de cent jours. Les grands journalistes de la presse écrite, de la radio, de la télévision et les correspondants de la presse étrangère étaient tous là à cette occasion. Seuls manquaient à l’appel les vedettes de la télévision. Il faut dire à leur décharge que l’heure n’était pas propice à ce qu’elles désertent leurs studios en cette heure des talk-shows ou des ultimes préparatifs des principaux journaux télévisés. L’événement était néanmoins diffusé en direct sur les chaînes de radio et de télévision.
Une déclaration liminaire d'une heure
A 18h30 tapantes, Mehdi Jomaa fait son entrée dans la grande salle où les journalistes étaient déjà assis, mitraillé par les photographes alors que les caméras de télévision placées derrière les journalistes commençaient à filmer. Sans bousculades ni service d’ordre musclé. Seuls les membres du gouvernement se sont mis debout par respect à leur chef.
Comme on s’y attendait, il commence par une déclaration liminaire où sont passées en revue les grandes actions de son gouvernement structurées autour de trois axes principaux le sécuritaire, le politique et enfin l’économique et le social. Avant son arrivée, ses collaborateurs de la cellule de presse avaient distribué un fascicule imprimé en arabe où en trente feuillets on présente le bilan des «principales réalisations du gouvernement en cent jours depuis sa prise de fonction», divisé en trois parties: la sécurité et les affaires étrangères, l’économique et le social. Document élégant mais guère convaincant car il renferme pèle mêle de vraies actions et des questions de détail, car chaque département a été appelé à y inscrire ses «réalisations». Certains journalistes ne l’ont pas apprécié ni dans le fond ni dans la forme et ne l’ont pas caché dans leurs interventions au Chef de gouvernement qui n’y prêta guère attention.
Pas beaucoup de nouveautés dans cette déclaration introductive. Le Chef de gouvernement timide cherchant ses mots des premiers jours a cédé la place à un homme sûr de lui. De prime abord, il reaffirme la mission essentielle qui lui a été confiée ainsi qu’à son équipe, qui est celle de préparer «les climats» propices à la tenue des élections propres libres et transparentes avant la fin de l’année. Car pour lui il y a des volets sécuritaire, politique, un économico-social, quand bien même ce dernier n’était pas beaucoup détaillé dans le Feuille de route du Quartet sur la base de laquelle le gouvernement de compétences a été formé. En matière de lutte antiterroriste, il répéte que «le terrorisme n’a pas de place» dans notre pays et qu’après l’avoir subi « nous avons maintenant pris les devants» et que rien ne sera épargné pour l’extirper du pays. Dans ce cadre, il annonce la mise en place d’ici la fin de l’année d’un « pôle antiterroriste» rassemblant en un même lieu tous les intervenants dans cette lutte, à savoir les services de sécurité, le renseignement, mais aussi les juges d’instruction et les magistrats, ce qui est de nature à assurer la cohérence et la coordination entre les différents services agissant dans ce domaine.
Pas de chasse aux sorcières
En matière politique, ce sont tour à tour la préparation des élections qui seront organisées a-t-il tenu à dire sous l’égide de l’ISIE, la modification des nominations partisanes, la dissolution des ligues de protection de la révolution et enfin la « neutralisation » des mosquées qui doivent rester des lieux de culte qui ont retenu son attention. Dans tous ces domaines, il répètera la litanie des mesures prises pour se conformer aux engagements de la «Feuille de route». Mais il prend soin de noter que les mesures idoines sont prises sans lenteur mais sans précipitation aucune. Pour les nominations, il n’y aura pas de chasse aux sorcières, mais les changements sont faits selon les critères de compétence, de probité et de neutralité. Ainsi après le mouvement des gouverneurs, il y aura dans les prochains jours celui des premiers délégués et des secrétaires généraux de gouvernorat, après quoi 120 délégations changeront de titulaires. 40 entreprises publiques ont changé de patron depuis son arrivée au gouvernement. Quant aux élections, «c’est l’affaire de l’ISIE, le rôle du gouvernement étant de l’épauler dans l’accomplissement de ses obligations». Pour cela, elle a reçu une avance de 10 millions de dinars, de même les dettes de l’ancienne Instance ont été effacées et une modification a été portée à la loi sur les marchés publics pour lui faciliter la tâche. «Mon équipe et moi sommes tenus à ne pas nous présenter à ces élections et nous tiendrons parole» a-t-il tenu à souligner pour faire taire toute les supputations sur ce plan.
C’est sur le volet économico-social que le Chef du gouvernement a été le plus prolixe. C’est un domaine qu’il maitrise bien. Mais là, il s’est voulu didactique afin de rapprocher des notions ardues du plus grand nombre. La situation est difficile, mais elle n’est pas irrémédiable. Pour faire court et simple, c’est comme s’il s’agit d’une famille qui emprunte pour consommer et non pour produire alors vite vient le jour où on ne voudra plus lui prêter de l’argent car elle serait incapable de rembourser. Mais avec cette différence que cette grande famille-là, la Tunisie, a besoin d’un milliard de dinars par mois et qu’elle doit emprunter 3,5 milliards d’ici la fin de l’année pour compléter son budget. En 2014, «nous sommes en mesure de nous tirer d’affaire», dit-il dans un arabe parlé que tout le monde arrive à comprendre. Mais par la suite, qu’adviendra-t-il ? Pour répondre à cette question, il aura été plus aisé pour lui de ne rien entreprendre car son mandat se limitait à ce qui reste de l’année. Mais l’esprit de responsabilité lui a dicté d’aller au-delà de l’année en cours pour dégager l’horizon devant le pays à moyen terme, en tout cas au-delà de l’année 2017.
Traiter le conjoncturel sans oublier le structurel
En plus du conjoncturel, le gouvernement s’attaquera aux réformes structurelles indispensables dont surtout l’élaboration d’un nouveau modèle de développement. Celui, en place était basé sur la consommation. Le prochain devra être fondé sur l’investissement. En attendant il y aura des mesures douloureuses dont il a tenu à alléger les effets à coup d'euphémismes. Il ne parle «d'austérité», mais de «rationalisation des dépenses». Sur la caisse de compensation, «il s’agit de diriger les dépenses y afférentes aux couches qui en ont besoin», sans dire ni comment ni quand, se contentant d’affirmer que «l’identifiant unique» en cours d’élaboration permettra d’identifier le cœur de la cible. Une réforme du système bancaire est envisagée pour la première fois en Tunisie, tiend-il à préciser. Quant à ses visites à l’étranger, « elles n’avaient pour but de demander la charité. Je suis l’héritier d’un pays trimillénaire et il ne me viendra pas à l’esprit de mettre en cause la dignité de la Tunisie», dit-il le ton grave. «Mes visites dans les pays du Golfe mais pas seulement avaient pour objectif d’exposer la situation de la Tunisie et d’impulser la coopération et l’investissement avec ces pays en étant toujours soucieux des fondamentaux de la politique étrangère de notre pays qui sont la volonté d’avoir des relations d’amitié et de coopération avec tous les pays et la non ingérence des affaires intérieures des autres».
Sur le social, il réaffirme son souci d’épargner les couches les plus démunies qui ne peuvent supporter d’autres sacrifices et annonce pour les prochains jours la revalorisation du salaire minimum et l’ouverture de négociations sur la révision des salaires.
Parlant des pays du voisinage, il ne tarit pas d’éloges sur l’Algérie qui entretient une coopération tous azimuts avec la Tunisie dans tous les domaines y compris et surtout la lutte antiterroriste dans la zone frontalière et au delà des deux pays. S'agissant la Libye, il a une pensée pour les deux Tunisiens kidnappés à Tripoli et leurs familles et assure que son gouvernement n’épargnera aucun effort pour les libérer, se disant confiant que ce jour est proche. On n'en saura pas plus, sauf que les autorités libyennes mais aussi d’autres intervenants non officiels sont mis à contribution. «Compte tenu de la situation difficile dans le pays voisin, nous devons renforcer le contrôle sur nos frontières avec lui», a-t-il dit sans autre détail.
Après cette déclaration liminaire qui devait durer près d'une demi-heure mais qui a pris le double, M. Mehdi Jomaa s’est prêté de bonne grâce au feu roulant des questions des journalistes. C’est par paquet de 4 ou 5 qu’il répondait. C’est le conseiller de presse Abdessalam Zbidi qui officiait, faisant porter le micro à qui il voulait et en privant qui il voulait, obligeant certains à s’en plaindre auprès du chef du gouvernement qui prenait la chose avec le sourire. Le show n’était pas absent dans ce genre d’exercice. M. Tahar Ben Hassine propriétaire de la chaîne Elhiwar Tounsi n’ a pas manqué de tirer parti de sa présence (alors qu’il n’est pas journaliste lui-même) pour se lancer dans une diatribe contre le ministre de l’intérieur l’accusant de compter parmi ses collaborateurs un proche d’un parti politique jadis au pouvoir. M. Jomaa l’a laissé terminer son discours sans broncher disant tout juste qu’il ne croyait pas que M. Ben Jeddou garderait un tel collaborateur mais qu’en tout état de cause il en parlerait avec lui.
Les représentants des radios régionales, Oxygène FM à Bizerte, Cap-FM à Nabeul et Jawhara-FM à Sousse ont quasiment arraché le micro pour dire ce qu’ils avaient sur le cœur. «C’est un appel et il est entendu», s’est contenté de dire le premier ministre a l’adresse du Bizertin qui demandait que les responsables aillent parler sur les radios locales qui ont leur public.
Outre les actions de son gouvernement, Mehdi Jomaa a été interrogé sur son avenir après les élections et sa réaction aux déclarations de certains partis qui voudraient qu’il continue. Il a dit qu’il est engagé par un contrat à durée déterminée et qu’il n’a été question de la reconduction de ce contrat avec aucun parti politique.
Questionné à plusieurs reprises sur les hydrocarbures, M. Jomaa a expliqué que le sujet est complexe et que même les spécialistes en droit n’arrivent pas à démêler l’écheveau. Après avoir note qu’à cause de déclarations à propos de pots de vin ou de corruption, la Tunisie n’a accordé aucune concession en 2014 et de grands groupes cherchent à se désengager, il a souligné qu’il connaît bien le sujet étant l’ancien ministre de l’industrie, de l’énergie et des mines et qu’il peut affirmer haut et fort que tout est régulier dans ce domaine.
L’actualité n’était pas absente à cette conférence de presse de circonstance. Sur la détention du blogueur Aziz Amami pour consommation de stupéfiants, M. Jomaa a dit qu’il s’agit d’un jeune qu’il trouvait sympathique et que son gouvernement est favorable à une révision de la loi sur la consommation des stupéfiants. « La société a évolué et nous devons suivre le mouvement » s’est-il contenté de dire sans plus de précision ne voulant pas donner l’impression de se mêler des affaires de la justice.
Comme pour l’introduction, la demi-heure impartie devait être doublée de sorte qu’en tout il a fallu près de deux heures pour cette conférence de presse. Les journalistes sont-ils sortis satisfaits. La plupart sont restés sur leur faim. Mais à l’évidence, M.Mehdi Jomaa a réussi son examen de passage. Il a dit ce qu’il devait dire sans langue de bois mais parfois sans convaincre vraiment. Il a maîtrisé son sujet et a maîtrisé son auditoire. Ce qui dans ce genre d’exercice est une performance.
Raouf Ben Rejeb
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