L'emploi et la croissance: Une dynamique conjoncturelle insoutenable
Le choc de la révolution a pesé lourdement sur l’emploi:
137 000 postes perdus en 2011 ! La dynamique de reprise partielle observée depuis le deuxième trimestre de 2011 a été contrastée entre les secteurs vulnérables aux contextes sécuritaire et social, ceux gérant la crise par l’emploi informel et ceux qui y ont résisté en s’accrochant à la demande étrangère. Quant aux emplois massifs dans l’administration, ils obéissaient plutôt à des contraintes sociopolitiques. La croissance observée provenait de l’augmentation de la demande de consommation plutôt que de celle des investissements ou des exportations, avec comme conséquence une aggravation des déséquilibres extérieurs et intérieurs. Dicté par les contingences du court terme, ce schéma a tenté de répondre à la montée des tensions sociales et d’éviter l’effondrement de l’économie. La Tunisie a, cependant, besoin de s’engager progressivement dans un autre schéma de développement assurant une croissance plus rapide, des emplois qualifiés et des gains de productivité soutenus. Pour porter de telles mutations, l’investissement doit reprendre dans les secteurs les plus productifs et les plus susceptibles de porter de tels changements.
Il est alors important que nous analysions, dans une première étape, la dynamique actuelle de l’emploi en relation avec la croissance en vue de relever son caractère conjoncturel, non soutenable et inadapté aux défis de l’économie tunisienne et de repérer les pistes porteuses de changements. Dans une seconde étape, nous présenterons quelques orientations de politiques économiques en faveur de ces mutations.
Notre analyse montre que la poursuite de la dynamique observée installe l’économie dans une trajectoire de croissance quantitativement insuffisante et qualitativement inadaptée aux défis socio-économiques du pays. En effet, la productivité du travail au niveau global a augmenté, en 2012, au rythme trop modeste de 1,18% par rapport à la croissance économique de 3,6%, ce qui indique une croissance tirée par l’emploi et non par l’accumulation du capital, l’innovation ou le progrès technique. Cette tendance s’est aggravée en 2013 avec la stagnation de la productivité du travail (+0,14%). En outre, la part des emplois créés dans l’administration a dépassé celle des secteurs manufacturiers. Les emplois créés dans l’industrie manufacturière en 2012 ont été, pour une grande partie, le résultat non de l’expansion de l’activité mais de la normalisation progressive des activités les plus touchées par le choc de la révolution. La conjoncture de transition politique actuelle n’est certes pas propice aux débats sereins et approfondis sur les choix de développement, mais il n’en demeure pas moins que si l’investissement et les exportations ne prennent pas le relais, la consommation ne pourra plus soutenir la croissance. A ce propos, notre analyse permettra d’identifier les zones d’ombre et d’éclaircie dans la dynamique actuelle de l’emploi et de la croissance qui incitent à agir afin d’orienter les investissements en direction des pistes porteuses.
Une dynamique non soutenable
La croissance, en 2012, a été davantage le fait des services administratifs (6 ,4%) que des secteurs manufacturiers (3,3%). Les créations totales d’emplois ont été relativement importantes (91 800) mais insuffisantes pour rattraper les pertes d’emplois en 2011. En outre, avec 25,5% des emplois de 2012 créés dans les services administratifs ou encore 38,2% dans ces mêmes secteurs au premier semestre 2013, il est difficile de soutenir une telle tendance plus longtemps. Les industries manufacturières n’ont créé que 21,7% des emplois nouveaux en 2012 et 29,5% en 2013. Cinq dynamiques de l’emploi et de la croissance apparaissent depuis 2011.
Des secteurs effondrés qui récupèrent
L’évolution de l’emploi qui apparaît en 2012 dans les secteurs sinistrés du tourisme, des mines et des industries chimiques reflète une récupération partielle d’emplois perdus et des créations d’emplois motivées par les pressions sociales sur les activités minières, le tout accompagné d’une dégradation de la productivité du travail. Mis à part le tourisme qui a connu une certaine reprise en 2013 et des créations d’emplois, les secteurs des mines et de la chimie n’ont pas pu poursuivre l’élan de 2012 et ont atteint la limite de leur potentiel de créations d’emplois. Les perspectives du secteur touristique demeurent cependant fragiles en raison de la conjoncture sécuritaire encore incertaine.
L’administration, ultime refuge
L’administration a joué le rôle de refuge particulièrement pour les diplômés du supérieur et les bénéficiaires de l’amnistie générale avec, comme conséquence, un effet considérable et non soutenable sur le budget de l’État. Désormais, les emplois à créer dans l’administration devraient cibler les services collectifs et les collectivités locales et territoriales dont les besoins en compétences particulières sont encore cruciaux (santé, éducation, recherche…) et où ces emplois pourront grandement élever la qualité du service public aux citoyens et aux entreprises.
Certains services piétinent
Les services financiers et ceux des télécommunications, qui sont les plus productifs de l’économie, ont vu leur niveau d’emploi certes augmenter mais en dessous de leur potentiel productif en raison notamment de l’étroitesse du marché intérieur.
Les secteurs à dominante informelle: le palliatif en temps de crise
Les secteurs à dominante informelle parmi lesquels les bâtiments et travaux publics, les réparations et le commerce affichent un bilan nul de créations nettes d’emploi sur les années 2011-2012. Ceci pourrait refléter une mobilité de la main-d’œuvre informelle à l’intérieur de ces secteurs qui aurait ainsi permis la flexibilité de l’emploi sans contribuer à en créer. Il est important que ces unités informelles soient incitées à intégrer le secteur structuré afin de prétendre aux financements qui leur permettront de croître, créer des emplois nets, contribuer à la fiscalité et la protection sociale et cesser de menacer le climat des affaires avec la concurrence déloyale qu’elles constituent.
Les secteurs exportateurs montrent la voie
Les industries mécaniques et électriques et celles de l’agroalimentaire ont relativement échappé à la sinistrose de 2011. Grâce, respectivement, à un contexte européen favorable et une demande libyenne soutenue, ces secteurs ont continué à créer de l’emploi en 2012. Les industries mécaniques et électriques ont même réussi, en 2012, à dépasser leurs créations d’emplois de l’année précédente et faire encore mieux en 2013 avec des créations d’emplois encore plus nombreuses. Il semble que ce secteur ait thésaurisé de la main-d’œuvre pendant la crise en raison de l’importance des apprentissages acquis en entreprise, du coût élevé de la rotation de la main-d’œuvre et des perspectives encourageantes de la demande extérieure, lesquelles ont fini par se confirmer. Il n’en fut pas de même pour les industries agroalimentaires dont la performance a pâti en 2013 de la mauvaise conjoncture agricole.
En revanche, les textiles, habillement et cuir, secteur d’exportation historique, sont devenus moins compétitifs et ont poursuivi leur déclin enclenché depuis 2009. Malgré ses performances passées, ce secteur subit les conséquences de son positionnement statique dans les produits de bas de gamme, intensifs en main-d’œuvre peu qualifiée et peu productive. La montée en gamme de ce secteur demeure entravée par la prédominance des entreprises de sous-traitance et dont 85% emploient moins de 6 salariés (en 2012) et ne peuvent de ce fait pas mobiliser les ressources humaines, logistiques et financières requises pour s’agrandir et innover.
En définitive, l’accrochage des secteurs exportateurs à la demande mondiale ainsi que la dépréciation du dinar leur ont certes permis de résister à la crise et de créer des emplois nets mais ces derniers demeurent, dans une certaine mesure, vulnérables à la demande extérieure. Afin d’éviter aux fleurons de l’industrie d’exportation une perte de compétitivité désastreuse pour le pays, comme celle observée dans les textiles, il est recommandé de les inciter à entamer rapidement leur montée en gamme et leur assurer les qualifications requises de la main-d’œuvre ainsi qu’une diversification des marchés.
Des atouts à valoriser
La dynamique qui apparaît à travers notre analyse montre que la relance par la consommation a généré un emploi peu productif, essentiellement administratif, informel et de récupération de postes perdus et que les secteurs les plus productifs ont généré des emplois en nombre limité par la contrainte du marché intérieur ou extérieur.
La gestion macroéconomique de court terme, visant à éviter l’effondrement de l’économie après la révolution et assurer le passage du cap de la transition politique, a atteint ses limites. Continuer dans cette voie n’est plus possible en raison de l’aggravation des équilibres intérieurs et extérieurs et de l’érosion de la productivité des secteurs exportateurs.
Plus fondamentalement, notre économie semble s’installer dans un palier de croissance de moins de 4% porté par les secteurs les moins productifs et enclenché depuis la crise mondiale de 2009. La relance temporaire par la consommation est donc épuisée et la dynamisation de l’investissement et des exportations demeure la voie la plus soutenable vers un palier de croissance plus élevé et des emplois de qualité. Nous jugeons que pour répondre à ces défis, les investissements pourraient être encouragés opportunément en direction des atouts de notre économie que sont les fleurons de l’exportation, les entreprises de grande taille et les activités à potentiel productif.
- Les fleurons de l’exportation que sont les industries mécaniques, électriques et agroalimentaires subissent une érosion de leur compétitivité que la dépréciation du dinar ne saurait cacher. Un changement stratégique est opportun dans le sens de l’élargissement du segment produit en Tunisie pour les premières, la montée en gamme pour les secondes et la diversification des marchés pour toutes.
- Les entreprises de grande taille sont celles qui participent le plus à la création d’emplois et qui peuvent financer elles-mêmes la formation de la main-d’œuvre et les projets d’innovation dès lors que les perspectives de marché sont favorables.
Il est alors important d’aider les entreprises à grandir en identifiant les contraintes à l’augmentation de leur taille et en apportant les réponses appropriées en matière de financement, de flexibilité-sécurité de l’emploi, etc. Si le comportement de prédation a empêché l’agrandissement de la taille des entreprises dans le passé, il est important que cela ne soit pas remplacé désormais par les lourdeurs bureaucratiques et la recrudescence de la corruption largement reportées dans les rapports internationaux récents.
- Les secteurs à fort potentiel productif tels que les services financiers et les télécoms méritent une attention particulière dans le sens de l’élargissement des marchés et de la concurrence. La réallocation des ressources vers ces secteurs donnerait lieu à une augmentation de la productivité et du rythme de croissance au niveau de toute l’économie ainsi que des opportunités d’emploi pour la masse de chômeurs diplômés.
Rim Mouelhi et Sonia Naccache
Rim Mouelhi est docteur en économie et professeur à l’université. Ses principaux centres d’intérêt sont la productivité et l’emploi. Elle est Senior Fellow au NABES Lab.
Sonia Naccache est docteur ès-science économique, universitaire. Elle s’intéresse à l’économie politique des politiques publiques, à l’économie internationale et au marché du travail. Elle est Senior Fellow au NABES Lab.