Opinions - 18.05.2014

Hichem Djaït : Le drame, c'est que n'importe qui fait de la politique

Les intellectuels arabes n’avaient ni dessiné, avant les révolutions, des stratégies de renversement des pouvoirs, ni, après les révolutions, pris position et pesé d’un poids certain et d’influence sur l’opinion. C’est le constat que fait le penseur Hichem Djaït lors de la conférence inaugurale de la rencontre organisée à partir du samedi 17 mai à Gammarth par la Fondation Moulay Hicham sur les intellectuels arabes les transformations historiques dans le monde arabe. Djait qui fait nettement la distinction entre l’intellectuel pur et l’intellectuel engagé, déplore l’absence des intellectuels des grandes décisions qui façonnent le présent et l’avenir et s’alarme de voir n’importe qui faire de la politique, l’appétit du pouvoir étant dominant et en l’absence d’intelligences supérieures qui prennent du recul et réfléchissent. Il estime que le monde arabe actuel est complètement englué, n’étant pas mur pour la démocratie. Selon lui, nous sommes engagés dans des structures de violences très fortes, alors que l’intellectuel, n’est pas un homme de violence, mais de conscience qui doit réfléchir, écrire, produire, s’exprimer.  Extraits de sa conférence.

Ouvrant les travaux, Moulay Hicham avait surtout posé une série de questions sur le rôle des intellectuels et des intellectuels arabes en particuliers, leur contribution dans les transformations afin qu’ils retrouvent la place qui doit être la leur. Des interrogations qui ont été relayées par les deux coordinateurs de la rencontre, Khadija Mohsen-Finan (venue de Paris) et Mohamed Kerrou (venu de Yale, aux Etats-Unis). Les intellectuels ont-il été complètement pris de court par les révolutions ? Le changement des régimes a-t-il dissipé leur malaise ? Comment pourront-il se réconcilier avec le politique et rester à l’avant garde de la société tout en gardant leur indépendance ? Hicham Djaït en apportera de premières réponses. 

Depuis les années 60, jusqu’au début des années 2000, la position des intellectuels arabes était inconfortable. Ils avaient des idées et des idéologies. Très peu libres, ils étaient partagés entre des positivités, une idéologie, une foi. C’étaient essentiellement des islamistes, des marxistes, des nationalistes (pro-nassériens, pro-irakiens), se livrant pendant plus de 50 ans à d’intenses débats.
 
Interdits d’accès aux grands médias et confinés parfois à quelques rares journaux et revues paraissant à l’étranger, notamment Londres, ils n’avaient pas dessiné, dans les années 2000 une stratégie pour renverser les régimes honnis. Ils n’étaient que des courants.  La grande question est de savoir comment séparer l’intellectuel pur, qui réfléchit, écrit, produit de l’intellectuel engagé dans le militantisme réel ? Comment un intellectuel peut-il se changer en un homme d’action, tout en restant un intellectuel qui produise ? La dialectique entre l’intellectuel pur et l’intellectuel devenu homme d’action se pose avec insistance.
 
Après la révolution, certains se sont déchaînés dans les médias et beaucoup parmi eux, peu connus, ont pu alors émerger.  Ils se sont manifestés aussi par des écrits, des interventions publiques. Mais, ils n’ont pas pesé de leur poids sur les décisions. Le Quarter, initiateur du Dialogue national, en offre un bel exemple. Il n’est formé que de représentants de grandes organisations. Les intellectuels n’ont en effet ni pris position, ni exprimé une vision pour l’actuel ou le futur. Juste des discussions rapides, ici et là. Rien d’un poids certain et d’influence sur l’opinion.

Qu’est-ce qu’un intellectuel?

Qu’est-ce qu’un intellectuel en général et dans le monde arabe et aujourd’hui ? Ce n’est pas n’importe quel savant, érudit, écrivain, poète. L’expression est apparue au XVIII ème siècle, faisant référence à l’intelligence de tous ceux qui se sont intéressés à la réalité. C’est cette relation forte entre l’intelligence et l’intérêt pour le réel présent et la volonté de peser sur l’évolution positive des choses qui est la plus importante.  Etre intellectuel, implique que l’on s’engage dans le changement du monde pour le mieux.
 
Avant, c’était la transformation et le façonnage du religieux. Aujourd’hui, du politique. On ne peut pas ne pas dire que Thaalbi ou Bourguiba, n’étaient pas des intellectuels, à la base…
 
Aujourd’hui, des intellectuels s’adonnent à la politique. Mais, tout le monde veut être président. Et une fois au pouvoir, leur réflexion, comme leur action, se relâchent. Ils pensent qu’une fois parvenus au pouvoir, leur mission est terminée.

Il y a trop d’appétit pour le pouvoir 

Le grand drame, aujourd’hui, c’est que n’importe qui fait de la politique. Il n’y a pas des intelligences supérieures qui prennent du recul et réfléchissent. Englués dans le quotidien, les intellectuels ont besoin de recul et je dirais-même d’être un peu persécutés.
 
La révolution, c’est une révolution avec tout son train de transformations et renversements. Elle aurait pu être pire. Le monde arabe actuel qui a esquissé un pas vers la démocratie et les libertés publiques est complètement englué, n’étant pas complètement mur pour la démocratie. Il y a trop d’appétit pour le pouvoir. Le Printemps arabe a exacerbé des tensions très fortes. Nous sommes engagés dans des structures de violences très fortes. Or, l’intellectuel, n’est pas un homme de violence, mais de conscience. Il est la conscience de la société. Une conscience qui doit réfléchir, écrire, produire, s’exprimer. »