A propos des Agences Foncières
Les trois agences foncières : d’habitation, industrielle et touristique ont été créées en 1973 par un même texte de loi (loi n° 73-21 du 14 avril 1973). Ceci laisserait à penser que la création de ces trois institutions avait découlé d’une décision planifiée et concertée entre les différents départements ministériels concernés. C’est cette interprétation qu’a retenue Monsieur Mansour Moalla dans son livre publié récemment sous le titre : «De l’Indépendance à la Révolution», allant même jusqu’à s’attribuer, en tant que ministre du Plan de l’époque, la paternité des trois Agences (voir notamment pages 226/227, 230/231, 268/269 et 388). Or, la réalité des faits, telle qu’il m’a été donné de la connaître, est totalement différente. Elle se présente comme suit :
Au cours de l’année 1971, le Gouvernement tunisien avait engagé des négociations avec la Banque Mondiale en vue d’obtenir un prêt destiné au financement d’un projet d’infrastructures touristiques; il s’agissait de doter les principales zones touristiques du pays d’infrastructures de qualité notamment en matière d’assainissement des eaux usées, d’éclairage public et de télécommunications et ce, dans le cadre de plans d’aménagement cohérents. Le chef du département «Tourisme» à la Banque Mondiale, Mr Odone, fort d’une expérience de plusieurs années en tant que Commissaire Général du tourisme italien, considérait, à juste titre, que la spéculation foncière dans les zones touristiques aurait pour effet de bloquer rapidement le développement du tourisme en Tunisie.
Il avait, par conséquent, posé comme condition à l’octroi du prêt que le Gouvernement tunisien prenne l’engagement de maintenir le prix d’achat des terrains non aménagés dans les zones touristiques en dessous de un dollar par m² soit, au taux de change alors en vigueur, un plafond de l’ordre de 500 millimes par m². Mr Tijani Chelli qui, en tant que ministre de l’Industrie, était en charge du secteur touristique, estimait, de son côté, qu’un tel engagement, outre son caractère exorbitant, ne serait pas tenable sur une longue période. Il a, donc, demandé aux négociateurs tunisiens de présenter à leurs vis-à-vis la contre-proposition consistant en la création d’une agence foncière dont le rôle serait de maîtriser le prix d’acquisition des terrains dans les zones touristiques.
Cette solution a été agréée par la Banque Mondiale qui, toutefois, a fait de la promulgation de la loi portant création de l’Agence Foncière Touristique une condition de mise en vigueur du prêt. C’est sur cette base que l’accord de prêt a été approuvé par le conseil d’administration de la Banque Mondiale en juin 1972. A partir de ce moment-là, il était devenu impératif pour l’ONTT, maître d’ouvrage du projet «Infrastructures Touristiques», de tout mettre en œuvre pour faire aboutir le projet de loi portant création de l’Agence Foncière Touristique. Or, le texte préparé par ses services faisait l’objet de sérieuses réserves notamment de la part du Premier Ministère. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte lors d’une réunion interministérielle tenue vers la fin du mois de juillet 1972 sous la présidence de M. Baccar Touzani, alors Secrétaire Général du gouvernement, réunion où j’ai eu à remplacer le regretté Ridha Azzabi, Directeur Général de l’ONTT, retenu par un autre engagement.
La principale objection au texte proposé par l’ONTT portait sur le droit d’expropriation qu’il accordait à l’Agence Foncière Touristique sur les terrains à acquérir dans les zones touristiques et ce, en cas d’impossibilité d’aboutir à un accord amiable avec les propriétaires. Ce droit était jugé d’autant plus inapproprié qu’une grande partie des terrains situés dans le périmètre de ces zones n’avait pas de vocation touristique. Il faut dire, aussi, que le souvenir des atteintes flagrantes au droit de propriété perpétrées, dans les années soixante, par l’ancien gouverneur, Amor Chachia, aussi bien à Nabeul qu’à Sousse, sous prétexte de favoriser le développement touristique dans ces deux régions, était encore bien présent dans les esprits.
Il convient, ici, de préciser que j’avais été nommé, en mars 1972, directeur du projet «Infrastructures Touristiques» et que j’étais, à ce titre, plus intéressé que quiconque à la promulgation de la loi en question. J’ai, donc, pris sur moi – bien que n’étant pas juriste de formation – de remanier le texte du projet de loi en m’inspirant de certaines dispositions du Code de l’Urbanisme français, notamment, celles relatives aux «périmètres d’intervention foncière» et au droit de préemption. Il devenait possible, de cette manière, de limiter l’exercice du droit d’expropriation à des surfaces beaucoup plus réduites – les périmètres d’intervention foncière - dont la vocation touristique est établie par un plan d’aménagement dûment approuvé. Vers la fin du mois d’août 1972, l’opportunité m’a été donnée de présenter moi-même le texte ainsi modifié au nouveau Secrétaire Général du gouvernement, le regretté Moncef Belhaj Amor, qui l’avait, tout de suite, jugé satisfaisant. Puis, s’étant ravisé, il m’avait, textuellement, dit ceci : «nous rencontrons le même type de problème dans les secteurs de l’habitat et de l’industrie ; y aurait-il un inconvénient à ce que le texte de loi soit étendu aux zones d’habitation et aux zones industrielles?». Il voulait, par là, me sonder sur les prédispositions de la Banque Mondiale à accepter une telle extension, ce dont je ne savais, strictement, rien. Je lui ai répondu, sans trop réfléchir, qu’il n’y avait aucun inconvénient. D’un trait de plume, le regretté Moncef Belhaj Amor a, alors, rayé la première phrase de l’article 1er : «Il est créé une Agence Foncière Touristique…» pour la remplacer par : «Il est créé trois Agences Foncières d’Habitation, Industrielle et Touristique…».
Si je me suis permis de rentrer autant dans les détails concernant la genèse des trois Agences Foncières, c’est, d’abord, pour rendre à César ce qui est à César ; la création des Agences Foncières d’Habitation et Industrielle est due à l’initiative personnelle de Si Moncef Belhaj Amor et de lui seul ; j’en ai été témoin. Quant à l’idée première de créer une agence foncière pour maîtriser le prix des terrains dans les zones touristiques, tous les membres de l’équipe qui était en charge du projet «Infrastructures Touristiques» avant mon arrivée à l’ONTT m’ont toujours affirmé qu’elle émanait de Si Tijani Chelli et je n’ai aucune raison de ne pas les croire. C’est, ensuite, pour rappeler à quel point l’Administration Tunisienne, dont on se plaît, aujourd’hui, à dénoncer les dérives, faisait preuve de dynamisme et d’efficacité durant les premières années du gouvernement Hédi Nouira. Outre les trois agences foncières, le projet «Infrastructures Touristiques» a été à l’origine de la création de l’Office National d’Assainissement dont l’une des missions premières était de prendre en charge les réseaux d’assainissement programmés dans les zones touristiques. On aurait, aujourd’hui, beaucoup de mal à imaginer le développement urbanistique de la Tunisie sans l’apport de ces quatre institutions.
Cette mise au point me donne, enfin, l’occasion de rendre un vibrant hommage à ces deux très grands commis de l’Etat, qu’ont été, tout au long de leurs carrières respectives, le regretté Moncef Belhaj Amor et M. Tijani Chelli. Ceci n’enlève rien au mérite de Si Mansour Moalla dont la carrière professionnelle est jalonnée de réalisations majeures telles la création de la Banque Centrale, de la BIAT ou de l’IACE. En fait, ce sont tous les cadres de la nation qui, au lendemain de l’indépendance, avaient eu à assurer la relève de l’administration française qu’il faut associer à cet hommage pour avoir, chacun à son niveau de responsabilité, apporté sa pierre à l’édification de la Tunisie moderne, celle dont ont rêvé les Kheireddine Pacha, Tahar Haddad et leurs émules et que le grand Bourguiba a réalisée.
Slaheddine Belaïd
Premier Directeur Général
de l’Agence Foncière Touristique