Tabagisme: Un milliard de morts au XXIème siècle?
Robert Proctor est un historien des sciences américain qui enseigne à la fameuse université Stanford. La traduction en français de son monumental ouvrage sur l’industrie du tabac vient de paraître (Golden Holocaust, la conspiration des industriels du tabac, Editions des Equateurs, 2014).
Il s’agit d’un ouvrage remarquablement bien documenté. De fait, le livre trouve son inspiration dans les 80 millions de pages saisies lors des différentes procédures judiciaires intentées aux cigarettiers au cours des trois dernières décennies. Dans cet énorme corpus, on trouve 6 110 documents, soit 611 pages, où l’on relève le nom de notre pays (voir http://legacy.library.ucsf.edu/). Cette gargantuesque compilation comprend des documents aussi bien techniques, scientifiques que «des notes internes au contenu parfois stupéfiant, des plans média, des correspondances avec des chercheurs, des avocats, des sportifs de haut vol, des artistes, des stratégies commerciales…».
Le livre tient en fait du roman policier. Ses révélations sont si dérangeantes que l’industrie du tabac a voulu — sans succès— en faire saisir le manuscrit et que son auteur a été intimidé. Au pays du Capital-Roi et du libéralisme débridé, «témoigner contre une industrie multimilliardaire qui a une longue histoire de harcèlement, ce n’est pas pour les âmes sensibles», affirme Robert Proctor qui a passé des années à éplucher ce monumental corpus. En 1998, sur plainte de 46 Etats, les industriels du tabac ont été condamnés à une amende de 188 milliards d’euros (Pour 2014, le budget de l’Etat tunisien est de l’ordre de 12,5 milliards d’euros. Cette amende équivaut à plus de 14 fois notre budget national !). Outre l’argent, la justice a contraint l’industrie à publier les comptes rendus de ses réunions, sa correspondance, des rapports plus ou moins confidentiels, des courriels… dont une partie se trouve sur le site indiqué plus haut.
Le résultat de ce déballage donne la chair de poule. Les dangers de la cigarette ne sont pas un secret pour l’industrie. Depuis longtemps. Dès le début des années 1950, la publicité pour le tabac est omniprésente. Lors d’un séjour aux Etats-Unis au cours de l’été 1958, j’ai été témoin d’un fait stupéfiant : le discours du président Eisenhower à la télévision, lors de la crise du Liban, a été interrompu pour passer une publicité pour une marque de cigarettes. Les illuminations de Broadway étaient majoritairement au service du tabac.
On vante à qui mieux mieux les bienfaits du tabac et des officines mettent au point des stratégies pour instiller le doute sur la nocivité des goudrons, l’addiction à la nicotine, le cancer du poumon, les maladies cardiovasculaires dus au tabac. Mais comme la négation ne saurait seule convaincre, on encourage des études de diversion. L’industrie a tout fait pour véritablement installer une stratégie de l’ignorance. Depuis 1930, chimistes et médecins —notamment allemands—savaient que la cigarette et ses goudrons sont cancérigènes. A l’Institut de chimie théorique à Paris, le Pr Daudel avait montré dans les années 1950 que les goudrons du tabac étaient cancérigènes chez la souris. Mais des études anciennes financées par les cigarettiers américains attribuaient le cancer du poumon à la pollution de l’air, au radon émis par les roches, aux dispositions génétiques et, en tout dernier lieu, éventuellement «au style de vie», c’est-à-dire au tabac. Désinformation à tous les étages en somme!. On allait même jusqu’à infiltrer la vénérable agence des Nations unies qu’est l’OMS à Genève. Des scientifiques au-dessus de tout soupçon (apparemment) financés et parfois grassement payés par les cigarettiers peuplaient comités et revues scientifiques pour présenter des «travaux» qui exonéraient le tabac.
Résultat ?
Probablement des millions de vies fauchées par le tabac après d’atroces souffrances et des familles endeuillées et détruites. Les experts sont d’avis que le tabac tuera un milliard de personnes au cours du XXIème siècle. Fabrice Nicolini (La Croix du 8 avril 2014, p. 16) évoquant la radioactivité du tabac écrit : «Fumer un paquet et demi par jour équivaut à environ 300 radios du thorax en une année.» Or, l’industrie sait que le polonium 210 est présent dans ses produits. Ce produit radiotoxique et volatil est, en effet, facilement assimilé par les cellules vivantes.
Le monde arabe, l’Afrique et la Chine sont des marchés fort prometteurs pour l’industrie du tabac. C’est ainsi que les cigarettiers n’ont pas hésité à dépêcher dans les pays du Golfe le propre fils de Margaret Thatcher —laquelle dirigeait alors le gouvernement britannique— pour les représenter et améliorer la vente de leurs nocifs produits dans la région. Fin 1996, la firme RJR International, qui vend Camel, Winston, Monte Carlo et Salem, relevait que le marché tunisien était de 10 milliards de cigarettes. Elle était «très heureuse d’annoncer qu’elle avait signé avec le gouvernement tunisien… une alliance pour fabriquer et distribuer ses produits en Tunisie», notant avec satisfaction que «la Tunisie est le sixième plus grand marché en Afrique pour les cigarettes… Cette alliance fera de RJR la compagnie de cigarettes étrangère leader en Tunisie et elle renforce notre position en Afrique du Nord.»
Aujourd’hui, Marlboro est vendue dans notre pays sans la moindre mention de nocivité alors que les produits des Monopoles portent un avertissement en arabe et français… en petits caractères. En France, aussi bien Marlboro que d’autres cigarettes sont vendues avec la mention «le tabac tue» en très gros caractères. S’il est indéniable que le fumeur est responsable, il faut néanmoins reconnaître que la publicité et «les héros de cinéma» peuvent influencer certains. Il n’en demeure pas moins que quantité d’adjuvants introduits dans la cigarette augmentent la dépendance à ce poison. Pour beaucoup d’analystes, il s’agit d’ «un crime de masse» puisque les projections et les tendances actuelles évoquent le milliard de morts au cours du XXIème siècle.
En Tunisie, des efforts restent à faire pour juguler l’hydre du tabac mais il faut saluer les efforts des associations contre le cancer et le tabagisme qui doivent être mieux épaulées par l’Etat et par le public. Il faut interdire la vente au détail qui encourage les jeunes et les plus démunis à s’enchaîner à la nicotine. Il faut interdire la vente du tabac aux mineurs et veiller à en interdire l’usage dans les lieux publics comme les cafés, les facultés, les lycées, les administrations et les aéroports. Celui de Tunis-Carthage est emblématique à cet égard : on y fume intensément, y compris dans les salles d’embarquement, alors que les haut-parleurs rappellent sans relâche (!) l’interdiction de fumer dans l’enceinte de l’aérogare et menacent d’amendes les contrevenants. Situation aussi ridicule que kafkaïenne relevée tant par le site de Leaders (10 avril 2013) que par M. Khaled Choukat (Le Maghreb, 15 avril 2014, p. 13).
Certains argueront, en lisant ces lignes, que la vente du tabac offre un débouché aux agriculteurs de Nefza et du Nord-Ouest, d’une part, et rapporte de l’argent aux caisses de l’Etat qui en a bien besoin dans la situation actuelle, d’autre part. Il s’agit là d’une idée simpliste et fausse. Leïla El Fékih et ses collègues (voir La Tunisie Médicale, vol. 89, n° 11, p. 814-819, 2011) affirment que les affections dues au tabac ont coûté à la Cnam cent millions de dinars en 2008 et qu’au total, les coûts directs et indirects des pathologies dues au tabac dépassent de 40% les recettes de vente. Comme partout dans le monde, la gent féminine fume de plus en plus. Les chercheurs tunisiens notent qu’à tabagisme égal, les femmes courent des risques plus élevés que les hommes. Il ne nous échappe pas que l’industrie du tabac a une puissance apparemment plus forte que celle des Etats eux-mêmes.
Fabrice Nicolino note : «La question du tabac est sans aucun doute la plus grande question démocratique qui soit. Et elle s’adresse à tous.». A l’heure où s’enfante une nouvelle Tunisie —qui compte parmi ses dirigeants d’éminents médecins— s’attaquer à la question du tabac devrait être une priorité nationale. Une priorité de santé publique. Une priorité démocratique.
M.L.B.