Patrimoine archéologique en danger : Le « Projet » périlleux du Ministre de la Culture
Jeudi dernier, 22 courant, notre Ministre de la Culture a déclaré sur les ondes que son Département s’apprêtait à mettre en exécution un programme de travail clair concernant le Patrimoine archéologique.
Un train qui en cache un autre et un cadre équivoque
L’un des points forts du programme ministériel consiste en une restructuration de l’Institut national du Patrimoine (INP) avec la création de directions régionales de cet établissement dans tous les gouvernorats du pays. Ces nouveaux organes bénéficieraient du concours de tous les corps de métier adéquats. L’autre nouveauté qui mérite d’être relevée est l’autonomie qui sera accordée au Musée national du Bardo. Ces deux mesures sont à saluer malgré l’étroitesse de leur horizon. Ainsi, par exemple, il n’a pas été question de l’urgence de mettre en place un Conseil scientifique à l’INP dont les «chercheurs permanents» sont alignés sur les enseignants-chercheurs universitaires et sont théoriquement soumis à la cotutelle scientifique du Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche Scientifique et des Technologies de l’Information et de la Communication (MESRS-TIC), représenté par l’Université de Tunis.
La troisième mesure que le ministre «n’a pas voulu cacher» à son interlocuteur et qui a été présentée comme un projet «en cours de discussion» consisterait en des concessions accordées à des particuliers, pour 25-30 ans, en vue de gérer les sites archéologiques, d’y développer la signalétique, le marketing, les sites WEB et de leur assurer la sécurité par le recours au recrutement de gardiens. La seule condition à laquelle devront se soumettre les investisseurs privés sera le respect d’un cahier des charges établi par l’INP, qui doit inscrire la dimension économique et la dimension «artistique» du projet comme deux priorités incontournables. Cette orientation permettra, selon le Ministre, de suivre l’exemple des pays développés, tels que la France et l’Italie. Le ministre a terminé sa déclaration en exprimant sa détermination à prendre des décisions conformes à «l’intérêt général» malgré l’opposition attendue de la part des employés de l’INP et de l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC).
Rappelons d’abord que l’exploitation et la mise en valeur des monuments et des sites archéologiques ainsi que des musées archéologiques relève, depuis 1988, de l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle, qui a eu, jusqu’en 1997, pour dénomination, l’Agence Nationale de Mise en Valeur et d’Exploitation du Patrimoine Archéologique et Historique (ANEP). Cette agence étatique a été créée en vue de centraliser la recette des sites et des musées relevant de la tutelle directe du Ministère de la Culture et de la réinjecter dans la mise en valeur du Patrimoine, d’une manière dont personne ne conteste le bien-fondé ou l’utilité (aménagement de l’accueil des visiteurs, publication, fabrication de reproductions de pièces archéologiques…). La gestion scientifique des sites, des monuments et des musées a toujours été du ressort de l’INP.
Relevons ensuite que la déclaration du Ministre, lourde de conséquences, n’a pas été faite à la sortie d’un Conseil des ministres, dans le cadre d’une Journée d’études ou à l’occasion d’une conférence de presse. Elle n’a pas été faite à l’Agence de presse étatique, Tunis Afrique Presse (TAP) ou à une chaîne de radio ou de télévision nationale. C’est une radio privée ayant le vent en poupe, depuis quelque temps, qui eu la primeur de la grande déclaration ministérielle. En eux-mêmes, le cadre et la forme choisis pour la déclaration suscitent la curiosité pour ne pas dire l’étonnement ou la consternation. Venons-en maintenant au pire, c’est-à-dire à la décision de privatisation de la gestion du patrimoine, annoncée à l’occasion de cette déclaration et curieusement présentée comme la panacée capable de venir à bout des maux qui rongent le patrimoine national et empêchent sa valorisation, voire sa sauvegarde.
Une fuite en avant scandaleuse
Intéresser les particuliers au secteur du Patrimoine en vue d‘améliorer sa gestion, de créer des emplois et des richesses ne peut pas être refusé. Bien au contraire, la démarche est à encourager car l’ère du dirigisme étatique, du tout-Etat et de la centralisation est bien révolue. Mais la vraie question réside dans la manière de le faire en vue d’éviter les désillusions et de pouvoir engranger les dividendes espérés de l’association des particuliers à la gestion du patrimoine. Cette mise à contribution du secteur privé doit se faire dans le respect de l’intérêt général et avec les garanties nécessaires afin de préserver les biens culturels nationaux qui ne doivent, en aucun cas, être bradés pour une quelconque rentabilité immédiate, souvent douteuse.
Confier à l’INP, dans le contexte actuel du pays, la responsabilité d’établir les cahiers des charges des concessions est aventurier. L’institution moribonde est tout simplement incapable d’assumer cette tâche combien délicate, elle qui connaît, depuis plusieurs années, une désagrégation continue qui la paralyse et la met en faute tous les jours. En témoigne, récemment, son absence honteuse et impardonnable lors de la célébration de Journée Internationale des Monuments et des Sites (18 avril) et de la Journée Internationale des Musées (18 mai).
L’INP n’est heureusement pas un établissement diplômant comme les sont d’autres instituts qui portent la même appellation dans d’autres pays comme le Maroc et la France. Mais l’Université, qui a formé l’essentiel des cadres actuels de l’INP et continue à accomplir cette mission, n’a pas été considérée par le Ministre, universitaire de son état, comme une partie dont il pourrait solliciter l’avis au sujet de son nouveau programme relatif au Patrimoine archéologique.
L’AMVVPC a été perçue, à sa naissance, comme un établissement salutaire car elle devait, d’une part décharger l’INP de certaines tâches aussi fastidieuses qu’accaparantes et retourner au Patrimoine la manne financière croissante apportée par les monuments et les sites et versée auparavant à la Trésorerie générale. Mais malgré quelques actions louables, l’AMVPPC s’est révélée, en peu de temps, un mort-né dont l’apport au Patrimoine culturel, comparé à sa noble mission statutaire et ses revenus considérables, est insignifiant. Le passage de l’ANEP à l’AMMVP en a fait un établissement hybride dont la gestion des deniers publics a étonné plus d’un observateur. Les moins avertis, parmi eux, ne voyaient pas pourquoi les revenus d’un musée archéologique devaient servir à payer la prestation d’un chanteur sans voix ou d’une danseuse vulgaire dans le cadre du prestigieux Festival de Carthage vendu, en partie, à Rotana, chaîne de télévision privée.
Les conflits de compétence entre l’INP et l’AMVVPC ont fait avorter plus d’un projet relatif au Patrimoine et ce qui devait conduire à une collaboration fructueuse est devenu source de problèmes inextricables. Dans ce chapitre, comme pour les réalités propres aux deux institutions, il n’y a pas de meilleure preuve que le récent Rapport de la Cour des Comptes relatif à la gestion du Patrimoine archéologique. Circonstancié, l’audit des juges-inspecteurs est accablant ; il pointe du doigt des manquements innombrables et tire plus d’une sonnette d’alarme. Le premier responsable, qui a à y répondre instamment, est le Ministre de la Culture. Mais tout en étant lourdement et curieusement silencieux sur cette interpellation légale de son Département, il choisit l’effet d’annonce. L’AMMVPC, qui a failli à sa tâche première, ne devrait-elle pas être dissoute ou pour le moins réformée ? L’INP, qui ne fait plus rien, ne devrait-il pas connaître le même sort ? La décentralisation de ses services ne fait-elle pas courir le fort risque de reproduire, et peut-être même d’amplifier les maux de l’administration centrale ? Occulter les problèmes qui tournent au scandale et choisir de les contourner en avançant un projet de privatisation ne constitue-t-il pas une fuite en avant ?
Un jeu dangereux pour un enjeu de taille
A supposer que l’INP devienne, du jour au lendemain, par un miracle ministériel, capable de préparer les cahiers de charges relatifs à l’association des particuliers à la gestion des monuments, des sites et des musées, est-il sage de s’engager dans cette voix, aujourd’hui, en Tunisie, selon les règles qui ont été annoncées ?
Il est vrai que des particuliers ont été associés, ici ou là, de par le monde, à la gestion des bien culturels. Mais cela s’est fait dans des cadres où les structures étatiques en charge du patrimoine ne sont pas affaiblies ou mal gérées. Bien au contraire, de bons exemples montrent que l’association des particuliers, bien circonscrite et strictement contrôlée, peut apporter une plus-value matérielle et qualitative pour le Patrimoine, la communauté nationale et le visiteur originaire du pays ou étranger.
Les musées qui relèvent de grandes fondations telles que le Musée Getty sont bien gérés dans la logique qui est la leur : sans être étatiques, ils obéissent aux lois écrites et aux règles conventionnelles qui sont propres aux fondations capables de réaliser des merveilles grâce non seulement à leurs ressources financières mais aussi aux qualités de leurs gestionnaires, y compris ceux de leurs représentations à l’étranger. Les milieux économiques, scientifiques, culturels et humanitaires tunisiens ne bénéficient-ils pas, depuis des lustres, de l’appui matériel et de l’expertise de deux fondations allemandes, la Konrad Adenauer Stiftung et la Friedrich Naumann Hebert Stiftung auxquelles vient de s’ajouter la Heinrich Böll Stiftung?
Sous d’autres cieux, les interventions des grandes entreprises ou des fondations qui en dépendent peuvent être décisives pour la restauration d’un monument, la création d’un musée ou même la publication d’un grand livre. C’est ce qui se passe réellement en Italie, en Espagne, en France et dans bien d’autres pays. Il faut imaginer ce qu’il y a derrière tout cela comme législation rigoureuse, structures administratives compétentes et contrôles rassurants.
En Tunisie, le Ministre de la Culture pourrait commencer à associer les particuliers par le biais du mécénat, en créant une direction préposée à ce domaine. De bonnes campagnes de sensibilisation et, pourquoi pas, des incitations fiscales, feraient venir de nombreux et généreux donateurs tunisiens et étrangers. Des expériences isolées ont été vécues en Tunisie depuis quelques décennies. Rappelons, à ce propos, la restauration de la Porte Bab Bhar, la réhabilitation du Théâtre municipal et le ravalement de quelques immeubles de la ville européenne qui, de par leur originalité, sont considérés comme de joyaux de l’architecture du début du XXème siècle. Les affres vécues par les bailleurs de fonds de ces travaux, au niveau de l’administration, sont mémorables. Elles doivent avoir dissuadé plus d’un volontaire.
Le caractère étatique du Louvres, qui est le plus grand musée au monde, n’a pas gêné les gouvernements français les plus libéraux. En Grande Bretagne, le British Museum, éminemment étatique et à entrée gratuite, est une véritable icône à laquelle personne ne penserait porter atteinte car cela serait perçu comme une souillure. La Tunisie est encore cruellement dépourvue des structures favorables à l’épanouissement du Patrimoine et de ses ressources. Au ministère de la Culture, des directions générales telles que celle du Patrimoine sont des coquilles vides car l’INP, tel qu’il est conçu et tel qu’il se considère, est un Etat dans l’Etat, c’est-à-dire le véritable ministère du Patrimoine. Mais cet établissement, plus que séculaire, est en fait un géant aux pieds d’argile. Que fait-il? Que ne fait-il pas? Il suffit de lire le récent Rapport de la Cour des comptes pour réaliser à quel point il gère très mal le Patrimoine.
Donner en concession des sites archéologiques et des musées pour une période de 25 à 30 ans est pour le moins une proposition dangereuse. Le projet peut être irrémédiablement destructeur. Dans l’immédiat, il suscite la consternation, dans un contexte où l’attente d’initiatives en matière de Patrimoine se fait longue et insupportable alors que pour d’autres secteurs de la Culture les mesures n’ont pas tardé ; elles étaient même curieusement rapides. Ainsi en est-il, par exemple, de la nomination des directeurs des festivals (à dominante musicale) pour laquelle le Ministre a montré, il y a plusieurs semaines, un empressement remarquable et remarqué.
Une concession de la gestion du Patrimoine archéologique aux particuliers sous forme de bail à long terme rappellerait les malheurs vécus par de nombreuses fermes domaniales, données en concessions à d’anciens fonctionnaires du Ministère de l’Agriculture. Elle rappellerait aussi le triste sort de la Société Hôtelière et Touristique de Tunisie (SHTT) qui, après avoir posé, dans les années 1960, dans la Tunisie du Nord-Ouest et des Hautes Steppes, les premiers jalons de l’hébergement en rapport avec le tourisme culturel, a été liquidée, au profit de certains de ses anciens cadres.
Les festivals bien gérés peuvent être de vrais lieux de culture, de sociabilité tout en étant pourvoyeurs de richesses qui découleraient d’un tourisme culturel dont notre pays est encore dépourvu malgré les bonnes graines semés par les bâtisseurs de la République dans les années 1960. Notre Ministre de la Culture s’est déjà occupé, depuis plusieurs semaines, des festivals d’été. Nous aimerions qu’il s’occupe, sérieusement, pendant l’été prochain, du Patrimoine archéologique qui peut nous amener de très nombreux touristes en hiver. Les historiens savent qu’il ne s’agit pas d’un vœu pieux mais d’une pratique qui a bel et bien existé en Tunisie, il y a un siècle.
Mais peut-être que les festivals et le Patrimoine archéologique sont des domaines qui, tout en pouvant être complémentaires, sont antinomiques lorsqu’il s’agit de leur gestion. Notre ministre de la Culture est un musicologue doublé d’un musicien connu et reconnu. Sa gestion d’un grand festival est entrée dans les annales culturelles du pays mais peut-être que le mélange des genres ne lui sied pas. Notre souhait est qu’il en prenne conscience. Aristote n’a-t-il pas écrit dans sa ’’Politique’’ (en évaluant la constitution de la Carthage punique) qu’en matière d’institution, la séparation des tâches devrait être un principe intangible ? Pour appuyer son propos, le grand philosophe a considéré qu’une tâche était mieux accomplie lorsqu’elle l’était par un seul, avant de tirer de ce constat, cette leçon qui vaut son pesant d’or : «Il faut que le législateur veille à ce qu’il en soit ainsi, et à ne pas assigner au même individu les tâches de joueur de flûte et cordonnier».
Nous pourrions être rassurés sur nos prochains festivals, mais notre Patrimoine culturel, particulièrement dans son volet archéologique, est dans une tourmente telle que la privatisation ne manquera pas de lui donner le coup de grâce. Il lui faudrait, si nous suivons la leçon d’Aristote, non pas la virtuosité d’un artiste, si doué soit-il, mais le savoir-faire d’un bon cordonnier qui connaisse bien les variétés des cuirs et le maniement de l’alène, du fil, des ciseaux, des clous et du marteau.
Dans le microcosme des historiens et des archéologues ainsi que dans le milieu associatif intéressé par le Patrimoine culturel, la dernière déclaration du Ministre a été pour les uns intrigante, pour d’autres provocante et frisant l’humiliation et, pour un troisième groupe, un effet d’annonce qui sert comme un écran de fumée, quelques jours après la diffusion du rapport de la Cour des Comptes relatif à la gestion du Patrimoine archéologique.
Pour d’autres encore, il s’agirait, en fait, du vrai projet pour lequel le ministre serait venu aux affaires : privatiser le secteur de la Culture après avoir pris acte de l’échec de la gestion étatique. Ainsi, le constat de l’échec ne sert pas comme un point de départ pour une vraie réforme qui n’exclurait pas l’association expérimentale du secteur privé, encadré, dans des domaines strictement définis, par une administration compétente. Il est utilisé comme une justification de la braderie qui, dans le contexte actuel du pays, peut signifier une mise à mort du Patrimoine archéologique dont l’inscription, dans le projet ultralibéral du Gouvernement provisoire actuel est parfaitement visible et certainement nuisible.
Ceux auxquels le Patrimoine archéologique tient à cœur espèrent que le Ministre de la Culture a fait sa déclaration récente à propos de la privatisation, sans prendre le temps de la réflexion, ce qui l’a mené à donner aux Tunisiens une mauvaise leçon en matière de gestion du Patrimoine. Ces défenseurs et fans du patrimoine, soucieux de sa sauvegarde, formulent le vœu que notre Ministre se souviendra de l’adage né d’une phrase rédigée, au début Vème s. ap ; J.-C par Saint Jérôme, contemporain de notre Saint-Augustin et directeur de conscience de grandes dames romaines : «Il faut longtemps apprendre ce qu’on doit enseigner». Autrement, le projet ministériel de privatisation serait, du point de vue de l’intérêt général, d’une dangerosité incommensurable.
Houcine Jaïdi
Maître de conférences à l’Université de Tunis