Questions à ... - 29.05.2014

L'Algérie, la Tunisie et la Libye sous la loupe du politologue algérien, Chafik Mesbah

«A l’instar du philosophe italien Antonio Gramsci,  je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté» (MCM)

Ceux qui l’ont connu de trop près savent que cet éminent politologue est un «intellectuel organique», au sens gramscien par lequel il aime à se dire inlassablement. Au plan personnel, c’est un homme de cœur et d’action, un bouillon de culture, une intelligence hors pair, une émotion à fleur de peau, qui teinte régulièrement ses écrits. Au plan de la réflexion politique, ils lui reconnaissent, outre le courage et la volonté d’action, une trop forte propension à l’opposition de principe, une forme d’absolutisme de la pensée politique. Visionnaire à souhait, il nourrissait pour lui-même un destin national qui explique que, bien que titulaire d’un doctorat d’état en sciences politiques, il préfèrera plutôt s’engager dans l’armée, ce qui à l’époque, avait été interprété par ses amis comme une pure folie. Il éprouve un ressenti quasi-pathologique pour l’Algérie qu’il porte douloureusement dans les tripes. «Il faut, presque naïvement, souhaiter que le destin de l’Algérie soit entre les mains de dirigeants qui auront, dans leur cœur, l’amour imputrescible de leur patrie », dira-t-il à la fin de ce long entretien accordé à «Leaders», l’un des rares médias à avoir fait un fait un aussi large tour d’horizon politique avec ‘MCM’, comme il se plait à s’appeler. Nous avons préféré garder Mohamed Chafik Mesbah(*), pour ne plus l’oublier. L’entretien… (Propos recueillis par Habib Trabelsi)

M. Mohamed Chafik Mesbah, l’«état des lieux» que vous établissez dans vos nombreuses déclarations la situation politique en Algérie est celle d’un pays en proie à la paralysie institutionnelle, à la précarité économique et au chômage, en dépit de la profusion de ressources financières, et à d’autres dysfonctionnements liés à la mauvaise gouvernance et à la généralisation de la « grande corruption». Vous soutenez que si «le mécontentement populaire est canalisé tant bien que mal par la distribution de dividendes (…) le peuple algérien n’est pas, pour autant,  un tube digestif », un ‘pessimo-optimisme’ qui tranche avec l’optimisme béat du Premier ministre Abdelmalek Sellal qui disait, lors de la dernière campagne électorale, que « Le Printemps arabe est un moustique que nous combattrons au Fly Tox (s’il essayait d’entrer en Algérie)». Par ailleurs, vous avez exprimé un jugement bienveillant sur la personnalité de M. Rached Ghannouchi, que vous présentez comme ayant été capable de concilier entre le projet islamiste et «l’héritage - dans sa dimension noble - de Habib Bourguiba». Vous m’intriguez. Voyons de plus près.

I. Situation politique en Algérie

Comment expliquez-vous le paradoxe qui fait que, malgré le sombre diagnostic que vous établissez à propos de la situation en Algérie, ce pays n’ait pas été, à ce jour,  touché par le «Printemps arabe»?

Mohamed Chafik Mesbah: Incontestablement, la crainte d’un retour à la violence semblable à celle que l’Algérie a connue sous l’ère du terrorisme justifie que la société ne soit pas tentée par un soulèvement à l’issue incertaine. De manière plus évidente, trois considérations expliquent que les pouvoirs publics en Algérie réussissent, encore, à contenir la contestation massive qui pourrait conduire à un renversement de régime.

En premier lieu, les réserves financières tirées des hydrocarbures permettent une distribution démagogique de la rente qui calme, temporairement, les impatiences.

En deuxième lieu, la communauté occidentale manifeste à l’égard du régime algérien une complaisance qui décourage les attentes démocratiques de la société.

En troisième lieu, l’absence d’encadrement politique et syndicale de la société rend inefficaces les diverses tentatives de manifestations et de revendications. Bref, le potentiel de contestation existe bel et bien mais il ne dispose pas des canaux appropriés pour s’exprimer utilement.

Si l’Algérie recèle un fort potentiel de contestation politique et sociale, quelles sont les lignes rouges que M. Abdelaziz Bouteflika ne devrait pas dépasser au  risque de provoquer une implosion?

Pour l’essentiel, trois lignes rouges.
Premièrement, la société algérienne n’est pas prête à accepter l’avènement d’un mouvement islamiste radical et violent comparable à l’expérience de l’ex-Front Islamique du Salut et des groupements terroristes qui en furent les succédanés.

Deuxièmement, la société algérienne ne se résignera pas à un classement, pur et simple, des affaires de grande corruption à l’instar de celle afférente à Sonatrach.

Troisièmement, la société algérienne et les encadrements de l’armée, des services de renseignement ainsi que de l’administration publique s’opposeront à une succession familiale arrangée permettant à M. Saïd Bouteflika (ndlr: le frère et conseiller spécial du président algérien) de remplacer le Chef de l’Etat actuel.
 
Quelle devrait être la nouvelle répartition du pouvoir avec  le quatrième mandat du Président Abdelaziz Bouteflika?

Nous assistons déjà à un transfert pernicieux des leviers du pouvoir au sein du régime algérien. Un cercle informel, dit «cercle présidentiel», dont le pivot est M. Saïd Bouteflika, s’est accaparé, à des fins privatives, des prérogatives de puissance publique. Les «baltaguia» de l’économie sur lesquels s’adosse ce groupe informel disposent, désormais, de plus de pouvoir que le Chef d’Etat major de l’ANP ou le chef des services de renseignement. Ce «cercle présidentiel» n’a pas de vrai projet national. Il est mu juste par la volonté de préserver le pouvoir ainsi que d’élargir le champ de la prédation.

L’armée ne sera plus, alors, la source du pouvoir en Algérie?

Absolument. Certes, en l’absence de véritables partis politiques ou de syndicats puissants et enracinés, l’armée -services de renseignement compris- continue de représenter la seule force organisée dans le pays. Mais, dans les circonstances présentes, elle est plus un instrument au service du Président Abdelaziz Bouteflika.

Quelle est la feuille de route du Président Abdelaziz Bouteflika pour ce quatrième mandat?

Pas de substance stratégique. Il s’agit juste de prolonger le statu quo tout en veillant à se prémunir contre d’éventuelles surprises. La composition du nouveau gouvernement aussi bien que le projet de révision constitutionnelle sont de parfaites illustrations de cet état d’esprit que partagent le Chef de l’Etat avec le «cercle présidentiel» lequel  pèse, désormais, sur la décision.
 
Comment expliquez-vous l’éclipse actuelle des mouvements islamistes durant la dernière campagne présidentielle? Que reste-t-il, en particulier, de l’influence du Front islamique du Salut (FIS) qui, naguère encore, tenait le haut du pavé en Algérie?

Tout d’abord, la perte d’impact est liée au fait que le courant islamiste est, gravement,  émietté. Les formations islamistes ne disposent plus, au sein de la «société  réelle» -entendez dans les entrailles de la société,- de la même présence ni de la même force de frappe. La jeunesse algérienne qui a connu bien des progressions depuis la «décennie noire» ne partage plus, mécaniquement, le message religieux d’antan. Mais, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il existe un puissant mouvement salafiste qui se nourrit du terreau de l’injustice, du chômage et de la pauvreté. En perspective, le courant islamiste plébéien est loin d’avoir disparu.
 
De manière plus générale, quinze années après l’arrivée au pouvoir de M. Abdelaziz Bouteflika, comment se présente la physionomie du champ politique en Algérie?

Le champ politique en Algérie continue d’être structuré autour de trois pôles essentiels. Le courant nationaliste -avec, notamment, le FLN et le RND (ndlr: Front de Libération national et Rassemblement national démocratique)-  le courant islamiste –avec, en particulier, le MSP (ndlr : Mouvement de la Société pour la Paix), et d’autres partis de moindre importance- et, enfin, le courant dit «démocratique» - avec le FFS et le RCD (ndlr: Front des Forces Socialistes et Rassemblement pour la Culture et la Démocratie)-. Naturellement, les deux premiers courants sont prééminents sur la scène nationale. Le courant dit démocratique bénéficie, cependant, d’une sur-médiatisation qui lui permet de combler, peu ou prou, son handicap originel, le manque d’enracinement au sein de la société.
 
Comme alternative à l’impasse politique dont vous faites état, une phase de transition démocratique est évoquée, avec récurrence, par les différents protagonistes de la vie politique en Algérie. Quel en serait le contenu?

Quinze années durant, sinon plus, le tissu social algérien n’a cessé d’être déstructuré. L’économie nationale -comme potentiel productif- est, quasiment, démantelée. Les institutions nationales, en déficit chronique de légitimité, sont  inefficaces. La vie politique est plutôt factice. L’Etat algérien est frappé de signes graves de défaillance.

Il coule de source, dans ce contexte, qu’une œuvre de refondation est indispensable pour permettre à l’Algérie d’effacer le passif afin de reconstruire son avenir. Pour passer d’un régime autoritariste à un véritable régime démocratique, il n’existe pas d’autre solution qu’un processus de transition dont les contours sont, à présent, parfaitement identifiés. Le programme de la transition démocratique, c’est la conclusion d’un Pacte national -résultat d’une concertation entre les forces vives de la nation-, c’est l’élection d’une Assemblée constituante, c’est l’adoption d’une nouvelle Constitution et c’est, enfin, l’organisation d’élections législatives et présidentielle transparentes et incontestables. L’armée, naturellement, jouera le rôle de garant du processus de transition dans des conditions à convenir.

Cette transition serait co-gérée avec le Président Abdelaziz Bouteflika?

Le vrai problème est de pouvoir y associer le peuple algérien. Si le peuple algérien porte, lui-même, cette exigence de transition démocratique, peu importe que le Président Abdelaziz Bouteflika en soit le co-gérant.
 
A supposer qu’elle se fasse en l’absence de M. Abdelaziz Bouteflika, quelle personnalité -ou groupe de personnalités- pourrait conduire cette phase de transition démocratique ? Quelles sont les qualités qui prédisposent à la tâche?

Mohamed Chafik Mesbah: Pour conduire cette transition, il n’est pas nécessaire de faire appel à un « homme providentiel». Il suffit que la personnalité choisie soit acceptée par la population et qu’elle jouisse d’un consensus raisonnable parmi les protagonistes de la vie politique et associative. Il est indispensable que cette personnalité soit dotée d’une autorité morale incontestée sur l’armée et les services de renseignement. Il ne devrait pas susciter la prévention rédhibitoire des puissances étrangères. A ma connaissance, seul le Président Liamine Zeroual réunit ces conditions. C’est tant mieux s’il nourrit une sainte horreur pour les attraits du pouvoir. Cela devrait le conduire à vouloir clore, rapidement, le processus de transition.
 
La prise du pouvoir par l’armée, à l’instar du scénario égyptien, vous parait improbable en Algérie?
 
A priori, l’armée algérienne est vaccinée contre les coups d’Etat. Une initiative venant de la hiérarchie militaire ou d’un échelon donné de l’institution elle-même semble inconcevable. La nouvelle génération d’officiers qui ont en main les leviers de commande au sein de l’armée ne devrait pas être tentée par l’aventure. Néanmoins, si devait survenir un soulèvement populaire, ces mêmes chefs militaires ne tireront, probablement, pas sur les manifestants. Un casus belli s’en suivrait avec la chute du régime.

II. L’Algérie dans son environnement régional

La situation en Tunisie

Riche en hydrocarbures et dotée de ressources financières immenses, l’Algérie dispose d'une expertise reconnue en matière de lutte contre le terrorisme. Pensez-vous, par rapport à ces atouts, que la coopération entre la Tunisie et l’Algérie se situe au niveau requis en cette période de grande incertitude?

Du strict point de vue de la sécurité nationale, l’Algérie devrait s’impliquer plus intensément pour garantir la stabilité de la Tunisie. La Tunisie c’est, par excellence, une ceinture de sécurité pour l’Algérie. D’un point de vue géopolitique, la coopération bilatérale entre l’Algérie et la Tunisie devrait être bien plus vaste et ne pas se cantonner à la simple lutte contre le terrorisme. La coopération entre l’Algérie et la Tunisie gagnerait à être le socle sur lequel pourrait reposer la construction de l’unité maghrébine. Sur le plan psychologique et moral, le peuple tunisien, autrefois, a fait de tout le territoire tunisien une base arrière au service de la guerre de libération nationale menée par le peuple algérien. Une dette morale le lie à ce peuple frère et il doit s’en acquitter.
 
Quelle est votre appréciation concernant la transition politique, en cours, en Tunisie? Quelles conclusions pourriez-vous dresser si vous deviez comparer l’expérience tunisienne et celle vécue par l’Algérie après l’instauration du multipartisme?

La Tunisie dispose d’élites nationales de qualité, de partis politiques enracinés et mus par de vrais projets nationaux, de syndicats puissants et ancrés en milieu ouvrier. L’armée tunisienne -certes, de dimension réduite- est prémunie contre la tentation politicienne. La direction du courant islamiste en Tunisie, le mouvement Ennahdha pour la citer, est composée de cadres éclairés. Ils ont gagné leur légitimité sous les affres de la torture et de la prison. Ils sont accessibles aux réalités du monde moderne. Ils ont tiré les enseignements utiles de l’expérience de l’ex-FIS en Algérie. Aussi font-ils preuve d’un pragmatisme avéré. Ils pratiqueraient un double langage? Il faut convenir, pour le moment, qu’ils ne font pas obstacle, au prix de concessions substantielles, à la réussite de l’expérience tunisienne de transition démocratique.
 
La situation en Libye

Quelle analyse faites-vous de la situation actuelle en Libye, devenue un foyer d’instabilité et une base-arrière pour les actions terroristes?

L’instabilité que traverse la Libye -qui est d’ordre structurel- est le résultat de la gouvernance du défunt Colonel El Kadhafi. Ayant, délibérément, choisi de s’appuyer sur une gestion, purement, tribale pour asseoir son pouvoir, il ne s’était guère intéressé à la construction d’un Etat libyen moderne. Il n’existe pas de structures étatiques modernes en Libye, ni d’armée nationale, ni de véritables partis politiques. La Libye est un Etat virtuel où prédominent les chefferies tribales avec, en sus désormais, les mouvements islamistes radicaux.

La perspective d’une désintégration territoriale de la Libye vous parait concevable? Quelles en seraient les conséquences sur les pays du  Maghreb?

Mohamed Chafik Mesbah: Cette désintégration est inscrite dans les faits car elle ne ferait que refléter la dislocation de fait du territoire libyen que se partagent, déjà, les forces agissantes que nous évoquions, tribus et mouvements islamistes. La communauté occidentale, à commencer par les Etats-Unis d’Amérique, est-elle intéressée par la désintégration territoriale de la Libye dans une recomposition envisagée du monde arabe ? C’est en fonction d’un tel projet que les conséquences sur le Maghreb, en général, pourrait être évaluées.
 
La situation au Sahel

Le nouveau contexte géopolitique au Sahel se caractérise par une dangereuse montée de la menace terroriste. L’Algérie est-elle imprégnée de la gravité de cette menace?


Incontestablement, l’Algérie a perdu de sa capacité d’anticipation stratégique. Elle a été surprise par le « Printemps arabe » comme phénomène politique. Mais, plus gravement, elle a été prise au dépourvu par la détérioration de la situation sécuritaire au Sahel comme phénomène géopolitique. C’est à son corps défendant que l’Algérie est contrainte d’affronter le défi de la situation prévalant au Sahel.
 
Interpellée par rapport à sa propre sécurité nationale autant que par celle de ses voisins, l’Algérie vous parait-elle en mesure d’exercer le rôle de puissance régionale dont elle se prévaut?

Il ne suffit pas de disposer d’un potentiel militaire imposant pour exercer un rôle de puissance régionale. La politique étrangère d’un pays c’est le domaine du consensus national par excellence et, aussi bien, celui de l’innovation. La politique étrangère de l’Algérie n’est plus le lieu du consensus. La doctrine militaire sur laquelle est sensée s’appuyer ce consensus comporte, désormais, de sérieuses ambigüités. Naturellement, il existe un lien, de cause à effet, entre la qualité de la gouvernance interne et ses projections, à l’extérieur, sur le plan stratégique. Il faut souhaiter que la transition démocratique que nous appelons de nos vœux puisse servir à restaurer, efficacement, l’Algérie dans ce rôle de puissance régionale qui est sa vocation.

L’unité maghrébine

Ou en est, selon vous, la construction de l’unité maghrébine? C’est un projet encore d’actualité?

Mohamed Chafik Mesbah: C’est un idéal qui a bercé la jeunesse des élites maghrébines qui ont été le fer de lance de la libération de leurs pays. C’est un impératif stratégique au regard des considérations géographiques, politiques et économiques. Malheureusement, nonobstant les obstacles objectifs multiples à ce projet -pas seulement le conflit du Sahara Occidental- l‘idéal ne semble plus habiter le cœur des élites maghrébines et encore moins celui des dirigeants actuels des pays du Maghreb. Le contexte stratégique actuel, hélas, risque de conduire, plutôt, à une crispation plus marquée des nationalismes étroits.

III. Les relations de l’Algérie avec ses partenaires étrangers majeurs

Vous affirmez que la politique algérienne de la France se concentre sur deux volets seulement: les relations commerciales et la coopération sécuritaire. Quel substrat  stratégique cette politique algérienne de la France pourrait-elle inclure?

En son temps, le Général De Gaulle -adversaire redoutable du peuple algérien s’il en fut- n’en considérait pas moins que ce pays était une porte d’accès obligée pour l’Afrique et le monde arabe. Il avait tenté d’ouvrir une coopération mutuellement profitable ou les intérêts stratégiques de l’Algérie et de la France seraient préservés.

Aujourd’hui l’Algérie est considérée comme un marché captif par les lobbies d’affaires français et un auxiliaire par les hiérarchies militaires dans l’hexagone. La politique algérienne de la France, précisément, est fixée par ces lobbies d’affaires et ces hiérarchies avec le résultat que tout un chacun peut observer.
      
Vous estimez que les Etats-Unis d’Amérique n’auraient d’autre préoccupation que d’ «impliquer l’Algérie dans un mécanisme sécuritaire régional soumis à leur contrôle». Quelles réserves vous inspire ce projet?

Il serait puéril de contester le principe d’un partenariat stratégique avec la première puissance mondiale. Un partenariat stratégique avec les Etats-Unis d’Amérique, n’est ni un mal absolu ni un bien absolu. La précaution qui s’impose est de veiller à ce que les intérêts supérieurs de l’Algérie prévalent, systématiquement, dans les choix effectués et que, par principe, l’initiative stratégique ne puisse, jamais,  échapper  à la souveraineté nationale.
 
La Russie, dites-vous,  serait intéressée par un statut d’allié stratégique de l’Algérie. Un partenaire obligé en quelque sorte. Certains observateurs pensent, à cet égard, que l’Algérie est déjà en voie de « russification ». Jusqu’à quel point partagez-vous cette assertion?

Mohamed Chafik Mesbah: Prééminente au sein de l’armée algérienne, en termes d’équipements et de formation, la Russie veut consolider, en effet, sa position en Algérie et de devenir un allié stratégique au sens où elle l’est déjà pour la Syrie. La volonté du Président Vladimir Poutine de restaurer le statut de grandeur de la «Russie éternelle» n’est pas absent de cette démarche. Il faut se garder, cependant, de l’illusion que la période de la guerre froide n’est pas, irrémédiablement, révolue.
 
La Chine serait, selon vous, guidée par la recherche de seuls avantages commerciaux en Algérie. Comment croire qu’une puissance aussi ambitieuse puisse être démunie d’objectif stratégique?

Il serait stupide, en effet, d’imaginer que la politique étrangère de la Chine ne soit pas mue, au moins autant que celle de la Russie, par une inspiration stratégique. Deux objectifs majeurs guident cette politique étrangère de la Chine, la recherche de sources d’approvisionnement sures et une implantation économique durable dans les pays d’accueil avec même l’installation de véritables communautés chinoises.

En Algérie, la Chine peine à s’implanter dans le secteur de l’énergie mais dans le domaine des infrastructures et du logement elle est prédominante. C’est bien une politique de puissance discrète que la Chine mène compris en Algérie, selon le principe du «soft power».

IV. Les perspectives

Vous n’entrevoyez pas une lueur d’espoir pour tempérer cette vision presque apocalyptique que vous avez de l’avenir de l’Algérie?

A l’instar du philosophe italien Antonio Gramsci,  «je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté». Certes, la vision de l’avenir de l’Algérie qui transparait à travers mes propos peut paraitre apocalyptique.

La perspective sombre qui est envisagée se rapporte à une hypothèse tendancielle évoquée comme cas d’école. Ce n’est pas une fatalité pour l’Algérie. Il existe, en Algérie, un potentiel fabuleux en termes de potentialités humaines et de richesses naturelles. Le peuple algérien est loin d’être démuni de conscience politique. L’armée algérienne, homogène et imprégnée par un profond sentiment patriotique reste, fondamentalement, saine. C’est  le déficit chronique de bonne gouvernance qui, à bien des égards, est le produit de la démission des élites nationales qui obère les perspectives d’avenir de l’Algérie.

Il faut, presque naïvement, souhaiter que le destin de l’Algérie soit entre les mains de dirigeants qui auront, dans leur cœur, l’amour imputrescible de leur patrie.

Propos recueillis par Habib Trabelsi


(*)Ancien journaliste à la Radiodiffusion Télévision Algérienne, officier supérieur de l’Armée Nationale Populaire (ANP) à la retraite. Membre du cabinet présidentiel sous le Président Liamine Zeroual. Mohamed Chafik Mesbah est Docteur d’Etat en Sciences Politiques de l’université d’Alger et diplômé du Royal College of Defence Studies de Londres. Il est l’auteur de «Problématique Algérie», ouvrage de référence sur l’Algérie actuelle.